Le juge administratif tranche les litiges opposant les citoyens à l’administration. Un métier qui exige impartialité et collégialité. Décryptage avec Gaëlle Dumortier, présidente de la première chambre de la section du contentieux du Conseil d’État.
Qu’est-ce qui est le plus complexe dans le métier de juge administratif ?
La complexité du métier de juge administratif tient tout d’abord à la quantité de règles – Constitution, droit européen, lois françaises, règlements – qui existe. Lorsqu’on est amené à juger un litige, la première étape est de comprendre le cadre juridique qui s’applique. La tâche n’est pas évidente : les textes peuvent être obscurs, non hiérarchisés ou demander à être articulés entre eux. Il faut les déchiffrer en quelque sorte.
Une autre difficulté est de saisir tous les enjeux d’une affaire. Le juge administratif ne connaît du litige que ce que les parties lui en présentent. Il se trouve un peu comme dans l’allégorie de la caverne de Platon : à partir des ombres qu’il observe sur les parois, il doit essayer d’identifier le réel. Il sait bien que les parties ne lui disent que ce qu’elles veulent bien lui dire. Il sait bien qu’elles peuvent même, parfois, avoir un intérêt commun à ne pas tout lui livrer. Le juge n’est pas dupe, mais il ne sait pas ce qu’on lui cache, si cela a une importance et, si oui, laquelle. Pour cela, il creuse, il s’informe, il enquête en quelque sorte.
Le métier de juge a enfin ceci de délicat qu’il implique de trouver une solution équilibrée à un litige. Si l’administration est en tort, quelles conséquences en tirer ? Tout dépend de l’affaire. Le plus souvent, la décision de l’administration sera annulée. Il pourra cependant arriver que le juge signale qu’il y a eu une erreur, mais il ne sera pas nécessaire d’annuler la décision parce qu’elle n’a pas eu d’effets concrets. À mi-chemin entre ces deux scénarios, le juge dira parfois qu’il y a bien matière à annuler, mais uniquement pour l’avenir, car il serait excessif de remettre en cause des situations passées. La responsabilité du juge est d’autant plus cruciale que les décisions du Conseil d’État peuvent faire jurisprudence, c’est-à-dire qu’elles vont poser des bases pour juger les litiges à venir. Un juge doit toujours anticiper la portée de son jugement.
L’instruction d’un dossier repose beaucoup sur l’écrit. Mais l’oralité est très importante dans les référés. Quelle est sa valeur ajoutée ?
Dans les affaires classiques, c’est-à-dire non urgentes, chaque partie expose, dans ce qu’on appelle un « mémoire », sa façon de voir le litige et ce qu’elle attend du juge. Ces échanges par écrit durent aussi longtemps que nécessaire pour que le juge ait tous les éléments pour trancher le litige. Dans les référés, cette étape peut être fortement raccourcie pour arriver rapidement à une solution provisoire.
L’audience joue alors un rôle décisif : elle permet aux parties d’apporter leurs éclairages de vive voix et au juge de cerner les enjeux du dossier en confrontant directement leurs points de vue. Parfois, c’est déjà à ce moment que se construit la solution au litige. On se rend compte qu’en ciblant les questions, en creusant ce qui paraît obscur, on arrive à cerner des points de tension dont on a l’impression qu’ils n’avaient pas été clairement identifiés par les parties.
Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans votre métier de juge ?
J’aime l’idée d’être à la fois un rempart et un guide, de veiller à ce que l’administration applique les lois et règlements de façon conforme à l’intérêt général et, ce faisant, de la guider dans son travail en lui expliquant comment elle doit s’y prendre, comment elle aurait dû s’y prendre. J’aime aussi le fait d’être complètement impartiale et indépendante : de pouvoir, en mon âme et conscience, sans aucune pression de quiconque, juger ce qui me paraît être la vérité, ce qui me paraît devoir être jugé. C’est une lourde responsabilité et nous ne pouvons l’exercer qu’avec cette conscience, en mettant en œuvre les pouvoirs qui sont les nôtres en nous astreignant à un très haut niveau d’exigence intellectuelle, d’exigence de travail.
La collégialité est un autre élément que je trouve très motivant. Elle est omniprésente dans notre travail. Bien que chacun soit libre, nous dialoguons énormément. Nous bâtissons des solutions ensemble, avec les autres juges, jamais de façon isolée.
On dit parfois que le juge administratif donne plus souvent raison à l’administration qu’aux citoyens. Qu’en pensez-vous ?
Statistiquement, c’est exact. Mais je trouve que c’est une bonne nouvelle : cela signifie que l’administration fait correctement son travail. Dans un État de droit, c’est plutôt rassurant de constater que l’administration agit dans la légalité. Bien entendu, cela ne signifie pas que, quand il ouvre un dossier, le juge administratif ait un a priori favorable envers l’une des parties. Le juge est toujours neutre et impartial.
En réalité, s’il y a inégalité, elle est plutôt en défaveur de l’administration. C’est elle dont les agissements sont mis en cause. C’est elle qui risque d’être condamnée ou de voir ses actes annulés, et ce d’autant plus que le juge la connaît très bien.
« Ce que j’aime dans ce métier, c’est le fait d’être complètement impartiale et indépendante. Le fait de pouvoir, en mon âme et conscience, sans aucune pression de quiconque, juger ce qui me paraît être la vérité, ce qui me paraît devoir être jugé. »