Intervention de Jean-Marc Sauvé le 14 mai 2012 lors de la séance d'ouverture du cycle de conférences sur les enjeux juridiques de l’environnement
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Les conférences du Conseil d’Etat
Cycle de conférences sur les enjeux juridiques de l’environnement
Séance d’ouverture - le 14 mai 2012
Y a-t-il des caribous au Palais-Royal ? (Suite)
Intervention [1]de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’Etat
Monsieur le Recteur,
Monsieur le Président de l’Université de Lille II,
Mesdames, Messieurs,
Mes chers collègues,
« Pas de caribous au Palais-Royal »[2]. Dans un éditorial acéré publié sous ce titre en 1985 dans la Revue juridique de l’environnement, le professeur Michel Prieur entendait répondre aux propos tenus par l’un de mes prédécesseurs à la vice-présidence du Conseil d’Etat, Pierre Nicolaÿ. Dans une interview donnée au Monde le 2 avril 1985[3], le président Nicolaÿ avait en effet commenté une procédure judiciaire conduite aux Etats-Unis dans laquelle les juges, « portant toute leur attention sur la protection de l’environnement », et notamment sur la préservation de caribous, avaient retardé, en pleine crise pétrolière, la construction d’un oléoduc. En France, la théorie du bilan comme le rôle de conseil exercé par le Conseil d’Etat, soutenait Pierre Nicolaÿ, permettaient au contraire de ne pas paralyser la politique nucléaire, tout en tenant compte des impacts environnementaux des projets. Le professeur Prieur, dans son éditorial, mettait de son côté en cause la dualité des fonctions du Conseil d’Etat, à la fois conseil et juge – dualité depuis lors expressément jugée, sous des conditions au demeurant évidentes, compatible avec la convention européenne des droits de l'homme[4] –, et il soulignait que le juge français était « présenté abusivement comme détenant le monopole d’une vision équilibrée des intérêts, alors qu’il est patent qu’il fait dominer, dans les cas les plus importants, le point de vue des pouvoirs publics contre celui de l’environnement »[5]. Cette passe d’armes n’était pas inattendue pour les observateurs, compte tenu de certains des réquisitoires d’alors de la doctrine dénonçant « l’absence manifeste de sensibilité écologique » du Conseil d’Etat[6]. En outre, seul le Conseil était alors visé et non l’ensemble de la juridiction administrative, car les tribunaux administratifs, pour leur part, étaient à cette époque qualifiés de « nouveaux défenseurs de l’environnement »[7].
Près de trente années plus tard, il ne peut être question d’arbitrer cette querelle – je craindrais d'ailleurs de n'être pas regardé à cet égard comme un juge impartial – et l’intérêt de cette démarche serait au demeurant limité : la hache de guerre a en effet été enterrée pour laisser place à une discussion sereine, bien sûr non exempte de critiques, entre la juridiction administrative, la doctrine et, plus généralement, les acteurs du droit de l’environnement. Votre présence aujourd’hui, en ouverture de ce nouveau cycle de conférences du Conseil d’Etat consacré aux enjeux juridiques de l’environnement, comme lors du précédent cycle relatif à la démocratie environnementale, en témoigne. La section du rapport et des études a organisé ce cycle et préside au déroulement de ce débat. Je remercie tout particulièrement son président, Olivier Schrameck, et son rapporteur général, Jacky Richard. Mes remerciements vont aussi à M. Patrick Gérard, recteur de l’académie de Paris, pour son accueil bienveillant à la Sorbonne ainsi que pour ses propos introductifs stimulants.
Si le dialogue s’est substitué à la querelle, la question n’en demeure pas moins pertinente : y a-t-il des caribous au Palais-Royal[8] ? Tel le Huron découvrant une juridiction administrative loin des représentations qu’il s’en était faites[9], l’image d’un Conseil d’Etat et, plus largement, d’une juridiction administrative ayant intégré les exigences environnementales comme composantes de l’intérêt général, serait-elle faussée, ainsi que certains commentateurs le soulignent parfois[10] ?
Le Conseil d’Etat a très tôt eu à prendre la mesure de questions ou d'enjeux qui seraient aujourd’hui dits environnementaux, alors même que ce terme n’existait pas. L’exemple le plus net est sans doute le rôle qu’il a joué dans l’application et l’interprétation de la réglementation relative aux manufactures et ateliers insalubres, incommodes ou dangereux, depuis le décret du 15 octobre 1810, et, par conséquent, dans le développement de l’hygiénisme[11]. La lecture des Grands arrêts de la jurisprudence administrative montre également la prise en compte des préoccupations d'hygiène publique pour la qualification d’une mission de service public – la capture et la mise en fourrière des chiens errants et l’enlèvement des bêtes mortes dans l’arrêt Thérond [12] – ou encore de l’attention portée à la conservation des perspectives monumentales et des sites – le Conseil d’Etat contrôlant la qualification juridique des faits opérée par l’administration depuis le célèbre arrêt Gomel du 4 avril 1914[13].
Deux facteurs intrinsèquement liés conduisent aujourd’hui le juge administratif à accorder une grande attention à la protection de l’environnement et à son droit. De science, l’écologie, au sens d’exigence de sauvegarde et de protection des équilibres entre les activités humaines et le milieu naturel, est devenue une valeur de la société. Il ne faut certes pas entendre par là une valeur « nécessairement partagée par tous », mais une valeur dont « ceux-là mêmes qui la contestent ne peuvent nier son empire sur l’époque »[14]. En outre, depuis les lois fondatrices des 10 juillet et 19 juillet 1976[15], s’est produite une augmentation très sensible des normes environnementales de référence, au regard desquelles le juge administratif exerce son contrôle.
Dans ce contexte, le Conseil d’Etat donne leur plein effet aux normes environnementales qu’il est chargé d’appliquer (I). Au-delà, et conformément à la logique du principe d’intégration, il prend en compte les préoccupations écologiques dans les concepts et constructions classiques du droit administratif (II). Pour ce faire, il s’attache à disposer des instruments, à la fois intellectuels et pratiques, lui permettant d’appréhender les réalités écologiques et leurs spécificités (III).
Compte tenu du format de notre réunion de ce jour, je serai bref sur chacun de ces points mais je ne doute pas que vous apportiez à mon propos, par touches successives, les compléments ou les contradictions utiles tout au long des différentes réunions de ce cycle.
I. Le Conseil d’Etat donne leur plein effet aux normes environnementales
La naissance du droit contemporain de l’environnement s’est traduite par une véritable prolifération de textes destinés à protéger les espèces et milieux naturels et à prévenir et réparer les pollutions et les atteintes à l'environnement. Ces législations éparses et techniques ont commencé à être structurées en droit interne à partir de la loi du 2 février 1995 autour de principes généraux, qui exercent en outre un « rôle de légitimation des politiques publiques de l’environnement »[16]. La codification du droit de l'environnement réalisée à partir l’ordonnance n° 2000-914 du 18 septembre 2000, puis l’adoption de la Charte de l’environnement le 1er mars 2005 ont également constitué des temps forts du développement du droit de l’environnement.
1. La juridiction administrative a donné leur plein effet aux normes environnementales dans un dialogue constant avec les autres juges, notamment le Conseil constitutionnel et la Cour de justice de l’Union européenne. Un exemple saisissant de ce dialogue est celui qu’ont noué le Conseil d’Etat et la Cour de justice de l’Union européenne en matière d’organismes génétiquement modifiés et ce depuis les premiers contentieux en cette matière[17].
Le Conseil d’Etat a de fait pleinement reconnu la valeur et la portée juridique des sources européennes, mais aussi constitutionnelles du droit de l’environnement. L’arrêt Commune d’Annecy du 3 octobre 2008 a ainsi jugé, trois mois après la décision n° 2008-564 DC du Conseil constitutionnel du 19 juin 2008 relative aux organismes génétiquement modifiés, que les dispositions de l’article 7 de la Charte de l’environnement, « comme l’ensemble des droits et devoirs qui y sont définis, et à l’instar de toutes celles qui procèdent du Préambule de la Constitution, ont valeur constitutionnelle et s’imposent aux pouvoirs publics et aux autorités administratives dans leurs domaines de compétence respectifs ». Par conséquent, le Conseil d’Etat a été conduit, par sa décision Association du quartier « Les Hauts de Choiseul » [18], à abandonner le principe de l’indépendance des législations, lorsqu’un requérant invoque un principe tiré de la Charte dans un domaine autre que l’environnement, par exemple le principe de précaution dans le cadre du droit de l’urbanisme. Par la même décision, le Conseil d’Etat a précisé que l’applicabilité des dispositions de l’article 5 de la Charte, relatives au principe de précaution, n’est pas subordonnée à l’existence de dispositions législatives mettant en œuvre ce principe. Par ailleurs, les dispositions du droit des installations classées relatives à la procédure d’enregistrementont également récemment été jugées par le Conseil constitutionnel non conformes au principe constitutionnel de participation, sur renvoi du Conseil d’Etat[19].
Si le Conseil d’Etat est ainsi particulièrement attentif au respect de la Charte de l’environnement et du droit de l’Union européenne, il s’attache aussi à donner aux autres normes leur plein effet, par exemple en sanctionnant l’inaction du pouvoir réglementaire dans la désignation des estuaires les plus importants et des communes riveraines de ces estuaires, qui faisait obstacle l’application de dispositions de la loi littoral à celles-ci[20], ou encore en dégageant les règles d’opposabilité des chartes des parcs naturels régionaux[21], ce qui renforce l’obligation de cohérence avec ces chartes de l’action des pouvoirs publics.
2. Mais outre la reconnaissance de la valeur juridique des normes environnementales, le Conseil d’Etat s'attache à les rendre effectives en les interprétant au regard de critères écologiques. Les exemples sont très nombreux et je n’en prendrai que quelques-uns. Le juge est ainsi attentif à la sauvegarde des sites et, notamment, à la protection contre l’urbanisation sauvage ou le « mitage »[22], surtout lorsque les projets en cause sont situés dans des zones sensibles, comme les espaces remarquables du littoral, tels qu'ils sont définis à l’article L.146-6 du code de l’urbanisme.En ce qui concerne le classement des sites au titre du code de l’environnement, le juge administratif exerce un contrôle entier[23] et reconnaît la possibilité de protéger des parcelles dont l’intérêt écologique ou esthétique est limité, dès lors que leur protection contribue à la sauvegarde du site dans son ensemble[24].
De nombreux exemples pourraient aussi illustrer le poids des considérations écologiques dans l’interprétation que le Conseil d’Etat donne de la législation sur les installations classées. Celui-ci a toujours cherché à assurer l’efficacité des mesures prises par l’autorité administrative pour prévenir et lutter contre toute forme de pollution. Pour en prendre une illustration récente,rien ne s’oppose à ce que le préfet, par le même arrêté, mette en demeure l’exploitant d’une installation classée qui n’a pas fait l’objet de la déclaration ou de l’autorisation requises d’introduire une telle demande et suspende l’exploitation de cette installation, dès lors que cette décision de suspension respecte une procédure contradictoire[25]. De même, ont été jugées légales les prescriptions imposées sur des terrains situés au-delà du strict périmètre de l’installation classée en cause, dans la mesure où existaient sur ces terrains des risques se rattachant directement à l’activité présente ou passée de cette installation[26].
Le Conseil d’Etat a par ailleurs été amené à se prononcer à de très nombreuses reprises sur l’équilibre entre la pratique de la chasse et la protection des espèces protégées par la directive « Oiseaux » de l’Union européenne. Récemment, il s’est ainsi fondé sur le constat d’une augmentation importante du niveau de migration sur une période de dix jours pour imposer la fermeture de la chasse dès la fin de la décade précédente[27]. Cette décision, strictement conforme au droit de l’Union européenne, a été commentée et même critiquée par de hautes autorités politiques.
Le Conseil d’Etat vérifie également que les effets induits par des produits phytosanitaires ont été correctement évalués, tant sur le court que sur le long terme[28], et que le pouvoir réglementaire, avant de mettre sur le marché de tels produits, dispose de toutes les informations nécessaires relatives à son innocuité[29].
3. Le Conseil veille toutefois également à ce que les normes environnementales s’articulent correctement avec les autres sources de la légalité et ne paralysent pas sans nécessité ou justification l’action administrative. Il a, par exemple, récemment rappelé le caractère crucial des règles de compétence en soulignant que « le principe de précaution, s’il est applicable à toute autorité publique dans ses domaines d’attributions, ne saurait avoir ni pour objet ni pour effet de permettre à une autorité publique d’excéder son champ de compétence et d’intervenir en dehors de ses domaines d’attributions »[30]. En matière de rayonnements ionisants, le maire ne pourrait donc prendre des mesures de police générale susceptibles de porter atteinte aux pouvoirs de police spéciale confiés à l’Etat en la matière, ce qui revient de fait à rappeler une règle immuable des polices administratives. Si le Conseil d’Etat doit donner et donne un plein effet aux normes environnementales, cette position de principe peut subir des tempéraments, lorsque ces normes doivent se concilier avec d'autres normes ou principes. Gardien de la légalité et du respect d'un faisceau d’objectifs d’intérêt général, le juge administratif ne peut être de manière exclusive ni « éco-centré », ni « anthropo-centré ». Car ce faisant, il courrait le risque de méconnaître la loi.
J'évoque ainsi une restriction ou une limite à l'application des normes environnementales. Je me dois en revanche de souligner un mouvement d'expansion de ces normes, dans la mesure où le Conseil d'Etat intègre progressivement dans les concepts et les constructions classiques du droit administratif les objectifs écologiques qui revêtent, comme d'autres finalités, un caractère d'intérêt général.
II. Le Conseil d'Etat prend en compte dans les constructions classiques du droit administratif les préoccupations écologiques qui sont, comme d’autres finalités, d’intérêt général.
1. Les concepts classiques du droit administratif se sont au fil du temps imprégnés et même colorisés de considérations environnementales et permettent désormais la prise en compte du droit de l’environnement, ne serait-ce que parce que la protection de celui-ci est incontestablement, ainsi que la loi le rappelle souvent, d’intérêt général. En témoignent la reconnaissance de missions de service public de nature environnementale, comme celles qu’assurent les fédérations départementales de chasseurs[31] ou les départements dans la protection de leurs espaces naturels sensibles[32], de même que l’enrichissement de la police administrative générale et la multiplication des polices spéciales[33].
Les préoccupations environnementales sont également prises en compte dans le contrôle du bilan réalisé en vue de la détermination de l’utilité publique d’un projet d’aménagement[34]. Il est vrai que la doctrine considère de manière générale que les exemples d'annulation fondés sur la théorie du bilan pour insuffisance d'utilité publique ont été peu nombreux et qu’ils révèlent en réalité l’exercice par le juge d’un contrôle restreint[35], bien que le Conseil d'Etat ait censuré des projets importants, tels que l’autoroute transchablaisienne, le barrage de la Trézence ou la ligne à haute-tension entre les postes de Boutre et de Broc-Carros qui devait franchir le site des gorges du Verdon[36]... On soulignera toutefois que le contentieux n'appréhende par construction, dans ce domaine comme en d’autres, que la pathologie administrative, en l’occurrence celle de l'utilité publique, et qu’il ne permet pas par hypothèse de mesurer l'impact préventif de la jurisprudence sur les pratiques en amont de l’administration. Il faut également relever qu’en droit comparé, par exemple en droit allemand ou belge, on peine à trouver des exemples, a fortiori nombreux, de pareilles annulations, voire à identifier l’existence d’un contrôle similaire à celui du bilan[37]. Quoi qu'il en soit, la doctrine a pu proposer des voies originales d’évolution de ce contentieux[38]. Vous aurez l’occasion, lors d’une conférence, d’examiner ce problème, difficile mais aussi passionnant, de l’articulation entre aménagement et environnement.
De nombreuses autres branches du droit administratif ont aussi été saisies par le droit de l’environnement et le prennent en compte de manière plus ou moins intense : le droit des marchés publics[39], le droit administratif des biens[40] et, bien sûr, le droit de l’urbanisme[41], le droit forestier[42]… Non seulement le droit de l’environnement est multiforme et proliférant, au point que ses frontières sont malaisées à tracer, mais il investit et inspire progressivement la plupart des branches du droit. Les exigences du développement durable, couplé avec le principe d’intégration, expliquent ce mouvement lent, inexorable mais aussi fécond.
Enfin, il faut souligner le rôle-clé joué dans l’évolution du droit administratif par des standards classiques, le standard étant entendu comme « un terme ou une locution insérés dans une règle de droit, en référence à un état de fait ou une qualité dont l’identification requiert une évaluation ou une appréciation »[43]. Comme l’a montré le professeur Rials, l’usage des standards permet une « régulation permanente du système juridique »[44] par une adaptation constante du droit à la réalité sociale. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, les notions d’anormalité et de spécialité d’un dommage[45], de péril imminent[46], de force majeure[47] ou de données scientifiques disponibles[48] sont appréciées en prenant en compte les préoccupations environnementales.
2. Le cycle de conférences qui commence aujourd’hui permettra d’aborder en profondeur des telles problématiques. J’insisterai dès lors uniquement sur deux points. Le premier est que ce mouvement d’imprégnation progressive est une illustration des principes d’intégration et de conciliation, qu'exprime dans notre droit l’article 6 de la Charte de l’environnement aux termes duquel : « Les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. A cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l'environnement, le développement économique et le progrès social »[49] .
Le second point, qui est lié au précédent, est que les préoccupations environnementales doivent être conciliées avec d’autres enjeux qui relèvent tout autant de l’intérêt général. La critique qui sourd de cette conciliation est qu'elle serait, selon certains auteurs ou commentateurs, trop peu favorable à l’environnement. Il y a sans aucun doute matière à débat et appréciation au cas par cas, à la lumière du droit comparé et de l'office du juge dans un régime de séparation des pouvoirs. Mais il faut aussi remarquer que la frontière entre certains intérêts contradictoires est ténue, comme, par exemple, la sauvegarde de la conservation d’une espèce et la lutte contre les dégradations que peuvent causer certains de ses spécimens[50] ou encore l’implantation d’installations de production d’énergie éolienne et la préservation de voies de migration[51]. La préservation de l'environnement, pas plus que tout autre intérêt général, ne peut être la seule finalité prise en compte dans la conduite de l’action publique, et il faut en outre parfois arbitrer entre plusieurs intérêts environnementaux.
La juridiction administrative, en appliquant les normes environnementales comme en adaptant les notions et concepts classiques du droit administratif, prend en compte les préoccupations écologiques. Pour ce faire, le juge administratif doit disposer d’instruments lui permettant d’appréhender le donné écologique et ses spécificités.
III. Le Conseil d'Etat – comme le juge administratif dans son ensemble – doit disposer des outils et moyens lui permettant d’appréhender les réalités écologiques.
Si l’on s’accorde sur la prise en compte par le juge de considérations environnementales, encore faut-il que celui-ci dispose des outils et moyens le lui permettant.
1. Distinguer les nappes phréatiques profondes de l’éocène, de l’oligocène et du crétacé, afin d’établir ou non leur interdépendance pour juger du recours contre un décret portant zone de répartition des eaux suppose, par exemple, que le juge mobilise certaines connaissances géologiques[52]. De même, lorsque le juge modifie de lui-même les prescriptions applicables à une installation classée pour la protection de l’environnement, il doit être éclairé sur des points qui relèvent bien souvent plus de la chimie, de la biologie, de la botanique et de l’écologie que du droit. De tels exemples pourraient être multipliés à l’infini : or, le juge est le plus souvent, par sa culture et sa formation, un généraliste ; il transpose la figure de l’honnête homme du XVIIIème siècle et s’attache à discerner la vérité et dire le droit par l’absence de préjugé, le débat contradictoire et l’examen impartial, au regard de la loi, des conclusions et des productions des parties. Mais il maîtrise rarement des savoirs scientifiques et techniques.
Pour éclairer la délibération et la prise de décision, le juge administratif dispose des moyens classiques d’instruction ouverts par le code de justice administrative. Le principal est celui de l’expertise : très souvent employé, il permet de déterminer, par exemple, l’existence d’une pollution ou son origine ou le seuil de viabilité d’un écosystème. Toutefois, des querelles d’experts pourraient, sur certains sujets, marquer, voire troubler et obscurcir, le règlement des contentieux environnementaux. La visite sur les lieux peut également permettre au juge d’apprécier, entre autres, le caractère pittoresque ou écologiquement sensible d’un site. Cette visite peut également être particulièrement utile dès lors que l’esthétique constitue une question centrale du litige. L’utilisation des procédures de référé dites « constat » (article R.531-1 du code de justice administrative) ou « mesures utiles » (R.532-1) complètent aussi la panoplie des moyens dont dispose le juge pour mieux saisir les données écologiques de son affaire. Enfin, les procédures d’enquête à la barre ou d’amicus curiae pourraient également être mises en œuvre.
A l’instar du contentieux économique, le droit de l’environnement pousse le juge aux avancées jurisprudentielles et, plus largement, aux innovations. Le Conseil d’Etat a ainsi été conduit à affirmer le caractère exécutoire des décisions du juge des référés dans un contentieux d’ouverture de la chasse[53]. Lorsqu’une décision a été suspendue, l’administration ne peut ainsi légalement reprendre une même décision sans qu’ait été pris en considération le vice affectant la décision suspendue.
2. Ces éléments, et je terminerai mon propos sur ce point, montrent toute l’importance de la formation des juges administratifs au droit de l’environnement et de leur sensibilisation aux problématiques écologiques. Cela est d’autant plus vrai que le juge est régulièrement conduit, dans les contentieux environnementaux, à se saisir de notions nouvelles, comme prochainement sans doute celles de « service écologique » ou de « compensation écologique ».
Le plan de formation actuel de la juridiction administrative, qui a conduit à multiplier par 3,5 entre 2007 et 2011 l’offre de formation des magistrats et agents de la juridiction, compte plusieurs modules consacrés au droit de l’environnement et à son actualité. Ces formations constituent une première approche d’une matière parfois difficile à appréhender. Il n’est cependant pas encore question, comme cela est le cas par exemple en Finlande, que des naturalistes ou des chimistes soient intégrés comme assesseurs dans certaines juridictions. Un autre volet de la formation continue des juges aux spécificités du droit de l’environnement réside dans les échanges constants que les juges entretiennent avec les autres acteurs du monde du droit, comme de la science, de l’écologie et des sciences sociales. Le cycle de conférences qui s’ouvre aujourd’hui constitue à cet égard une réelle opportunité.
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Y a-t-il donc des caribous au Palais-Royal ? Près de trente années après l’article du professeur Prieur, force est de constater qu’une réponse positive s’impose. Le Conseil d’Etat et, avec lui, les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, s'attachent, dans chacune des affaires dont ils sont saisis, à donner leur plein effet aux normes environnementales, sans toutefois faire, dans le respect de la loi, de la protection de l’environnement l'unique objectif poursuivi. Il est tout aussi remarquable que les concepts et constructions classiques du droit administratif permettent désormais de prendre en compte les préoccupations environnementales, au même titre que d’autres finalités d’intérêt général. Certes, la juridiction administrative et, en particulier, le Conseil d’Etat, sont attentifs aux critiques qui peuvent émaner notamment de la doctrine quant à l’interprétation donnée de certaines normes ou à la façon dont le curseur est placé entre des intérêts contradictoires dont la conciliation est opérée. Des progrès restent sans doute à accomplir, comme il reste à mieux rendre compte de la manière dont le juge forge sa conviction : certaines motivations gagneraient à cet égard à être plus discursives. Les recommandations du rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative pourraient nous y aider. Mais en définitive, et même si certains de mes collègues honoraires seraient stupéfaits de l’apprendre, il n’y a pas seulement eu un Huron – c’était en 1962 – ; il y a bien désormais des caribous au Palais-Royal.
[1]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.
[2]M. Prieur, « Pas de caribous au Palais-Royal », Revue juridique de l’environnement, 1985, n° 2, p. 137.
[3]P. Nicolaÿ, « La réforme du Conseil d’Etat va accélérer la justice administrative », Le Monde, 2 avril 1985. L’extrait pertinent de cette interview est reproduit en annexe à l’article précité de M. Prieur.
[4]CEDH, 28 septembre 1995, Procola c. Luxembourg, n° 14570/89 ; CEDH, 6 mai 2003, Kleyn et autres c. Pays-Bas, n° 39343/98 ; CEDH, 9 novembre 2006, Sacilor Lormines c. France, n°65411/01 ; CEDH, 30 juin 2009, Union Fédérale des Consommateurs Que Choisir de Côte d’Or, n°39699/3.
[5]M. Prieur, op. cit., p. 142.
[6]F. Caballero, « Le Conseil d’Etat, ennemi de l’environnement ? », Revue juridique de l’environnement, 1984, n° 1, p. 3 ; citation p. 42.
[7]M. Prieur, « Les tribunaux administratifs nouveaux défenseurs de l’environnement », Revue juridique de l’environnement, 1977, n° 3, p. 237.
[8]Quelques rencontres ont déjà été consacrées à cette question, qui sont notamment retracées dans les numéros spéciaux de la Revue juridique de l’environnement de 1995 (Le juge administratif, juge vert ?) et de 2004 (Le juge administratif et l’environnement).
[9]J. Rivero, « Le Huron au Palais-Royal, ou réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir », D., 1962, chron., p. 37.
[10]Voir, parmi d’autres exemples, G. Iacono, P. Janin, « Décision Alsace Nature : un arrêt presque ordinaire », Droit de l’environnement, n° 182, septembre 2010 (les auteurs soulignent « une approche minimaliste du droit de l’environnement » par le Conseil d’Etat - p. 300 - et que « l’esprit du Grenelle de l’environnement s’est arrêté aux marches du Palais-Royal » - p. 302 -) ou X. Braud, « Le juge interne et la protection nationale des espèces », in Pour un droit commun de l’environnement, Mélanges en l’honneur de Michel Prieur, Dalloz, 2007, p. 817, qui souligne que le juge administratif est saisi d’une règle « qu’il vide de sa substance » (p. 818).
[11]Ainsi, si la lettre du décret de 1810 entretenait un certain flou sur la préservation de la santé publique, le Conseil d’Etat en interpréta l’esprit et dégagea le principe de la prise en compte de la sauvegarde de la santé publique dans la délivrance de l’autorisation : CE, 16 août 1860, Boucher, n° 30716, Rec. p. 635 ; CE, 29 juillet 1887, Ducrozet et Rapin, n° 65383, p. 604.
[12]CE, 4 mars 1910, Thérond, Rec. p. 193.
[13]CE, 4 avril 1914, Gomel, Rec. p. 488.
[14]S. Rials, Le droit administratif français et la technique du standard (essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normalité), Paris, LGDJ, 1980, p. 474-475.
[15]Loi n° 76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature et loi n° 76-663 du 19 juillet 1976 relative aux installations classées pour la protection de l’environnement.
[16]Y. Jegouzo, « Les principes généraux du droit de l’environnement », RFDA, 1996, p. 215-216.
[17]Voir ainsi CE, 11 décembre 1998, Association Greenpeace France et autres, n° 194348, Rec. p. 469 ; CE, 22 novembre 2000, Association Greenpeace France et autres, n°194348, Rec. p. 548 ; ainsi que, plus récemment, CE, 23 décembre 2011, Association France Nature Environnement et autres, n° 345350, à paraître au Rec.
[18]CE, 19 juillet 2010, Association du quartier « Les Hauts de Choiseul », n° 328687, Rec. p. 333.
[19]CE, 18 juillet 2011, Association France Nature Environnement, n° 340539 ; décision n° 2011-183/184 QPC du 14 octobre 2011, Association France Nature Environnement.
[20]CE, 28 juillet 2000, Association France Nature Environnement, n° 204024, Rec. p. 323.
[21]CE, sect., 8 février 2012, Union des industries de carrières et matériaux de construction de Rhône-Alpes, n° 321219, à paraître au Recueil.
[22]Voir par exemple CE, 16 novembre 2009, Société Les résidences de Cavalière, n° 308623, Rec. p. 916.
[23]CE, 16 décembre 2005, Groupement forestier des ventes du Nonant, n° 261646, Rec. p. 583.
[24]Voir ainsi récemment CE, 4 février 2011, Commune de l’Ile-d’Yeu, n° 334788.
[25]CE, 13 février 2012, Société Terreaux Service Varonne, n° 324829, à paraître au Recueil.
[26]Voir récemment CE, 26 novembre 2010, Société Arcelormittal France, n° 323534.
[27]CE, 23 décembre 2011, Association France Nature Environnement, n° 345350, à paraître au Recueil.
[28]CE, 16 février 2011, Confédération paysanne, n° 314016, à paraître au Recueil.
[29]CE, 3 octobre 2011, Union nationale de l’apiculture française, n° 336647, à paraître au Recueil.
[30]CE, ass., 26 octobre 2011, Commune de Saint-Denis, n° 326492, à paraître au Recueil.
[31]CE, 13 juin 1984, Fédération départementale des chasseurs du Loiret, Rec. p. 208.
[32]TC, 22 octobre 2007, Doucedame c. Département des Bouches-du-Rhône, n° 3625, Rec. p. 607.
[33]Encore récemment ont été développées une police spéciale de la prévention et de la réparation des dommages en matière d’environnement (articles L.160-1 et s. du code de l’environnement) et une police spéciale des produits chimiques (articles L.521-1 et s. du code de l’environnement).
[34]Et ce depuis l’arrêt CE, 28 mai 1971, Ministre de l’équipement et du logement c. Fédération de défense des personnes concernées par le projet actuellement dénommé « Ville nouvelle Est », Rec. p. 409.
[35]P. Wachsmann, « Un bilan du bilan en matière d’expropriation : la jurisprudence Ville Nouvelle Est, trente ans après », in Liber Amicorum Jean Waline. Gouverner, administrer, juger, Paris, 2002, p. 734.
[36]Voir respectivement CE, ass., 28 mars 1997, Association contre le projet de l’autoroute transchablaisienne, Rec. p. 121 ; CE, 22 octobre 2003, Association SOS Rivières et environnement, Rec. p. 417 ; CE, 10 juillet 2006, Association interdépartementale et intercommunale pour la protection du lac de Sainte Croix, des lacs et sites du Verdon, n° 288108, Rec. p. 332.
[37]Si le juge allemand a ainsi développé une « doctrine des erreurs de pondération », celles-ci ne sont semble-t-il susceptibles d’entraîner l’annulation de l’acte que si elles sont manifestes et qu’elles ont eu une incidence sur la décision (M. Rossi, « Allemagne », in Le juge et l’urbanisme dans les pays de l’Europe de l’Ouest, Cahiers du GRIDAUH, 2004, n° 9, p. 141). Le Conseil d’Etat belge n’a pour sa part pas développé de contrôle du bilan, cette position étant analysée comme « nettement en retrait de celle du Conseil d’Etat français » par certains auteurs (M. Leroy, Contentieux administratif, Bruylant, Précis de la Faculté de droit, Université Libre de Bruxelles, 2008, p. 442).
[38]Voir notamment B. Seiller, « Pour un contrôle de la légalité extrinsèque des déclarations d’utilité publique », AJDA, 2003, p. 1472 ; C. Cans, « Le principe de conciliation : vers un contrôle de la « durabilité » ? », in Terres du droit. Mélanges en l’honneur d’Yves Jégouzo, Paris, Dalloz, 2009, p. 547.
[39]En ce qui concerne par exemple la passation des marchés publics, la Cour de justice des Communautés européennes, dans son arrêt Concordia Bus Finland (CJCE, 17 septembre 2002, aff. C. 513/99), a interprété la directive 92/50/CEE du 18 juin 1992 portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services comme permettant au pouvoir adjudicateur de prendre en considération des critères écologiques lorsqu’il décide d'attribuer un marché au soumissionnaire ayant présenté l'offre économiquement la plus avantageuse. L’article 53 de la directive 2004/18/CE du 31 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services ainsi que l’article 53 du code des marchés publics font, en particulier, écho à cette décision. Le Conseil d’Etat a également développé sa jurisprudence sur la mise en œuvre des critères environnementaux lors de la passation des marchés publics, sur la base de l’article 53 du code des marchés publics (CE, 5 novembre 2008, Commune de Saint-Nazaire, n° 310484, Rec. p. 635 ; CE, 23 novembre 2011, Communauté urbaine de Nice – Côte d’Azur, n° 351570, à paraître aux tables du Recueil).
[40]CE, sect., 29 janvier 2003, Syndicat départemental de l'électricité et du gaz des Alpes maritimes et Commune de Clans, n° 245239, Rec. p. 21.
[41]CE, 19 juillet 2010, Association du quartier les Hauts de Choiseul, précité.
[42]Voir les conclusions de Mme Denis-Linton sur CE, 31 juillet 1992, Régie nationale des usines Renault, Revue de droit rural, 1993, n° 209, p. 10.
[43]P. Orianne, « Standard », Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie juridique (Dictionnaire d’Eguilles), Paris, LGDJ, 1993, 2e éd., p. 581.
[44]Le standard opère donc « en fait sinon en droit un transfert de pouvoir créateur de droit de l’autorité qui l’édicte à l’autorité qui l’applique » et « assure trois missions rhétoriques liées de persuasion, de légitimation et de généralisation » (S. RIALS, Le droit administratif français et la technique du standard, op. cit., p. 120).
[45]Voir par exemple CE, sect., 15 octobre 1976, District urbain de Reims, n° 92792, Rec. p. 420 ; CE, 13 juin 2001, Verdure, n° 211403, Rec. p. 261 ; CAA Nantes, 7 juillet 2011, Girard, 09NT02119.
[46]Voir par exemple CE, 2 décembre 2009, Commune de Rachecourt-sur-Marne, n°309684, Rec. p. 481.
[47]Sur ce point, voir déjà les analyses de J.-M. Pontier, « L’imprévisibilité », RDP, 1986, p. 5.
[48]Voir ainsi CE, sect., 31 mars 2003, Ministre de l’économie c. SA Laboratoires pharmaceutiques Bergaderm, n° 188833, Rec. p. 160 ; CE, ass., 3 mars 2004, Ministre de l’Emploi et de la Solidarité c. Consorts Thomas, n° 241151, Rec. p. 128.
[49]Voir C. Cans, op. cit.
[50]CE, 26 avril 2006, Association FERUS, n° 271670, Rec. p. 772.
[51]CAA Nancy, 30 juin 2011, Commune de Willeroncourt, n° 10NC01265.
[52] CE, 8 juillet 2005, Association départementale des irrigants de la Dordogne : Rec. t. p. 890 ; Env., octobre 2005, comm. n° 64, note P. Trouilly.
[53] CE, 5 novembre 2003, Association Convention Vie et Nature pour une Ecologie Radicale, n° 259339, Rec. p. 444.