Discours introductif au colloque Vers un nouveau droit du travail ? Regards croisés du Conseil d’État et de la Cour de cassation, le vendredi 19 avril 2019 au Conseil d'État
Intervention de Bruno Lasserre[1], vice-président du Conseil d’État
Monsieur le premier président,
Monsieur le procureur général,
Mesdames et Messieurs les présidents,
Mesdames et Messieurs les directeurs et les professeurs,
Chers collègues,
Je suis très heureux d’accueillir aujourd’hui, au Palais Royal, cette nouvelle édition des « Regards croisés du Conseil d’État et de la Cour de cassation ». Ces rendez-vous biennaux sont des temps forts de la coopération entre nos deux ordres de juridiction car ils nous permettent de confronter nos regards et nos points de vue sur les sujets et les matières que nous avons en commun. Dans de précédentes éditions nous avons ainsi pu débattre de la notion d’ordre public et de celle de sanction, de l’articulation des ordres juridiques français, européen et international, comme de la rencontre entre santé et justice.
Aujourd’hui, nous nous intéresserons au droit du travail et à l’avenir de cette matière. Le sujet m’apparaît à la fois passionnant et tout à fait adapté à nos colloques pour au moins trois raisons. La première est que la matière est en elle-même très stimulante tant le travail est une notion centrale dans notre organisation économique et sociale et une notion que le droit a structuré en s’efforçant d’articuler les contraires : l’individu et le collectif, les liens de subordination et l’autonomie individuelle, la loi et le contrat. Le deuxième intérêt est que le droit du travail a fait l’objet de profondes transformations au cours des dernières années à la faveur de plusieurs réformes qui ont accru la place de la négociation collective et du contrat[2], mais aussi sous l’effet conjugué de la numérisation et de la globalisation de l’économie qui bouleversent les relations de travail traditionnelles. Enfin, le sujet est adapté à ces conférences car le droit du travail se situe à la croisée du droit privé et du droit public, dépassant même les frontières nationales puisque les droits européen et international ont également construit et développé leurs propres normes en la matière. C’est donc l’une des matières de prédilection du dialogue des juges. Et si, dans l’ordre interne, le droit du travail apparaît plus spontanément comme relevant du droit privé et de la compétence du juge judiciaire, il s’agit bien d’une matière partagée, le juge administratif jouant dans sa structuration et son application un rôle déterminant sur lequel je souhaiterais revenir brièvement avant de céder la parole au premier président et au procureur général de la Cour de cassation.
I. L’intervention du juge administratif en matière de droit du travail est en réalité tout sauf résiduelle.
A. Le juge administratif dispose en effet de compétences élargies qui reflètent la diversité des interventions publiques dans ce domaine.
Dans une matière principalement faite de relations contractuelles entre personnes privées, la puissance publique conserve un rôle structurant qui justifie la compétence du juge administratif. C’est d’abord le cas de la règlementation du travail qui, outre l’examen dont elle fait l’objet au titre de la fonction consultative du Conseil d’État, peut être soumise au contrôle du juge de l’excès de pouvoir. Le juge administratif est également appelé à contrôler les décisions prises par l’administration du travail lorsque cette dernière encadre les relations sociales dans l’entreprise : je pense, notamment, au licenciement des salariés protégés[3], mais aussi aux injonctions relatives aux règlements intérieurs des entreprises[4]. En 2013, le juge administratif s’est en outre vu confier le contrôle des mesures administratives de gestion de l’emploi avec le contrôle des plans de sauvegarde de l’emploi[5] et, plus récemment, celui des ruptures conventionnelles collectives[6]. Enfin, le juge administratif contrôle naturellement la nécessité et la proportionnalité des sanctions administratives prises en matière de travail.
B. Au travers de cette compétence étendue, le juge administratif a pris toute sa part à l’élaboration des principes structurants du droit du travail.
Très rapidement, le juge administratif s’est en effet inspiré du code du travail et de ses principes fondamentaux dont il a assuré la transposition en droit de la fonction publique. L’agent public dispose ainsi de garanties équivalentes à celles du salarié, ne pouvant être licencié en cas de grossesse[7] ou bénéficiant d’une exigence de salaire minimum[8] et d’une obligation de reclassement en cas d’inaptitude[9]. Mais même hors de ce champ, il arrive fréquemment que le juge administratif, pour trancher les litiges qui lui sont soumis, doive appliquer des principes de droit privé. Le cas échéant, il le fait en tenant compte de la jurisprudence de la Cour de cassation tout en sachant l’adapter le cas échéant. En matière de plans de sauvegarde de l’emploi, le juge administratif a, par exemple, été amené à se prononcer sur la validité d’un mandat syndical[10] ou d’un accord collectif de droit privé[11] et à interpréter les stipulations conventionnelles d’un accord de branche[12], ce qu’il a fait en appliquant les principes de la jurisprudence judiciaire sans transmettre de question préjudicielle. Plus récemment, le Conseil d’État a rejoint le juge judiciaire en faisant prévaloir le droit au respect de la vie privée sur les facilités offertes à un employeur par la géolocalisation[13].
II. Le juge administratif entend ainsi prendre toute sa part à l’adaptation du droit du travail aux nouveaux enjeux économiques et sociaux.
Plusieurs sujets sont en effet en débat, à la fois comme conséquence de l’application des ordonnances de 2016 et 2017 et par anticipation des défis à relever dans le champ des relations de travail.
A. En premier lieu, le Conseil d’État s’attache à sécuriser le cadre juridique issu des dernières réformes législatives.
Avec les plus récentes ordonnances, le balancier s’est déplacé au profit de la négociation collective. Mais cette évolution ne doit pas selon moi conduire à un désengagement corrélatif du Conseil d’État y compris lorsque la loi et le règlement se font moins présents. Il lui appartient, comme juge et comme conseiller du Gouvernement, de s’assurer que la généralité du cadre législatif n’aboutit pas à une mise en œuvre erratique ou instable au gré des secteurs, des entreprises ou des périodes. S’agissant des plans de sauvegarde de l’emploi, le Conseil d’État a ainsi rendu plusieurs décisions importantes destinées à sécuriser le cadre juridique et à clarifier la nature de son contrôle. Il en résulte que s’il reconnaît exercer un contrôle moins approfondi sur les plans ayant fait l’objet d’un accord collectif, il demeure attentif au respect des règles d’ordre public prévues par le code du travail[14].
B. Le Conseil d’État a également réfléchi à la rénovation des relations de travail dans le cadre du phénomène dit « d’ubérisation ».
Dans son étude annuelle de 2017, consacrée aux plateformes numériques, le Conseil d’État relevait déjà que leur essor aboutissait à la pérennisation de certaines formes de travail atypique, à une déstabilisation de la relation traditionnelle de travail et à une forme de précarisation des travailleurs des plateformes[15]. Dans ce contexte, l’étude appelait à trouver un équilibre entre la gestion de l’emploi et la protection des travailleurs : il ne s’agit pas de freiner le développement de ces plateformes, qui contribuent au dynamisme économique et à la création d’emplois, mais d’assurer que les droits essentiels des travailleurs demeurent garantis[16]. Le Conseil d’État et la juridiction administrative, pour ce qui les concerne, sont ainsi particulièrement attentifs à promouvoir un ordre public social équilibré, respectueux de la liberté d’entreprendre et des droits individuels des travailleurs.
C. L’exemple du numérique montre également qu’en matière de travail, comme dans tant d’autres domaines, une régulation supra-nationale doit s’imposer.
La globalisation de l’économie, la mobilité des travailleurs et les stratégies transnationales des entreprises ont en effet mis à mal l’ancrage territorial du droit du travail, qui doit en outre s’articuler avec des normes internationales de plus en plus nombreuses – je pense par exemple aux dispositions prévoyant un plafonnement des indemnités devant les conseils des prud’hommes dont la conventionalité est débattue devant plusieurs juridictions[17].
Il en découle le besoin d’une régulation transnationale plus approfondie pour éviter les phénomènes de dumping social ou de forum shopping qui nuisent aux salariés autant qu’aux États. Comme en matière de numérique, une régulation mondiale semble peu probable à ce stade, mais l’échelon européen offre déjà des perspectives sérieuses qui doivent être saisies et approfondies. La nouvelle directive « détachement »[18] est une première réponse et la jurisprudence récente de la Cour de justice de l’Union atteste également de sa volonté de lutter contre les phénomènes de « tourisme social »[19] ou de contournement des législations nationales. Ces premières réponses doivent être approfondies car une chose est sûre : ce n’est pas à l’échelon exclusivement national que se construit le droit du travail de demain.
Mesdames et Messieurs, comme nous le voyons les questions sont nombreuses. Je ne m’étendrai pas davantage car les trois tables rondes qui vont suivre permettront d’en traiter certaines et d’esquisser des pistes de réflexion plus détaillées.
Avant de céder la parole à Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation et à François Molins, procureur général près la Cour de cassation pour la suite de ces propos introductifs, je souhaiterais remercier très chaleureusement l’ensemble des intervenants ainsi que les présidents des trois tables rondes : Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux du Conseil d’État, Bruno Cathala, président de la chambre sociale de la Cour de cassation et Catherine Courcol-Bouchard, premier avocat général près la Cour de cassation. Je constate avec plaisir que le public est venu en nombre aujourd’hui. Je vous souhaite à toutes et à tous de stimulantes discussions.
[1] Texte écrit en collaboration avec Amandine Durand, Guillaume Halard et Sarah Houllier, magistrats administratifs.
[2] Voir, notamment, l’article de J-D. Combrexelle, « Vers un nouveau droit du travail », JCP Social, n° 39, 3 octobre 2017, p. 1305.
[3] CE Ass., 5 mai 1976, Société d’aménagement foncier et d’établissement rural d’Auvergne et ministre de l’agriculture c. Bernette, Rec. 232.
[4] CE Sect., 1er février 1980, Ministre du travail c. Société « Peintures Corona », n° 06361.
[5] Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi.
[6] Rupture conventionnelle qui doit être validée par le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (ordonnances n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 et n° 2017-1718 du 20 décembre 2017 ratifiées par la loi n° 2018-217 du 29 mars 2018).
[7] CE Ass., 8 juin 1973, Mme Peynet, n° 80232.
[8] CE Sect., 23 avril 1982, Ville de Toulouse c. Mme Aragnou, n° 36851, Rec. 152.
[9] CE Ass., 2 octobre 2002, Chambre de commerce et d’industrie de Meurthe-et-Moselle, n° 227868.
[10] CE Ass., 22 juillet 2015, Société Pages Jaunes, n° 385668.
[11] CE, 7 décembre 2015, Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des services et autres, n° 383856.
[12] CE, 13 avril 2018, Mme B., n° 404090.
[13] Voir les conclusions d’A. Bretonneau dans l’affaire CE, 15 décembre 2017, Société Odeolis, n° 403776 rejoignant Cass. soc, 3 novembre 2011, n° 10-18.036 et Cass. soc., 17 décembre 2014, n° 13-23.645.
[14] CE, 7 décembre 2015, Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des services et autres, n° 383856. Voir, sur ce point, l’article de L. Dutheillet de Lamothe et de G. Odinet, « Un an de jurisprudence sur les plans de sauvegarde de l’emploi », AJDA, 2016, p. 1866.
[15] Étude annuelle 2017 du Conseil d’Etat, Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’ « ubérisation », La documentation française, 2017, pp. 84 et s.
[16] Deux propositions ont notamment été faites pour assurer une meilleure représentation des travailleurs des plateformes et la portabilité de leurs droits sociaux (Propositions n° 13 et 14 de l’étude annuelle 2017 du Conseil d’Etat)
[17] Plusieurs conseils de prud’hommes (Amiens et Troyes notamment) ont estimé que le plafonnement méconnaissait les stipulations de la Convention n° 158 de l’OIT.
[18] Directive 2018/957/UE du Parlement européen et du Conseil du 28 juin 2018 modifiant la directive 96/71/CE concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services.
[19] Voir, notamment, CJUE, 11 novembre 2014, E. Dano et F. Dano c. Jobcenter Leipzig, C-333/13 : les citoyens de l’Union économiquement inactifs qui se rendent dans un autre Etat membre dans le seul but de bénéficier de l’aide sociale peuvent être exclus de certaines prestations sociales notamment si leur séjour ne respecte pas les conditions posées par la directive 2004/38/CE qui prévoit que les citoyens européens doivent pouvoir subvenir à leurs besoins et ne pas être une charge pour le système de sécurité sociale de l’Etat d’accueil. Dans CJUE, 15 septembre 2015, Jobcenter Berlin c. Nazifa Alimanovic, C-67/14, la Cour de justice étend sa solution aux cas de ressortissants européens entrés dans un État membre uniquement en vue d’y chercher un emploi. Plus récemment, la CJUE a jugé qu’un Etat membre peut refuser le bénéfice des prestations sociales aux citoyens non travailleurs de l’UE pendant les trois premiers mois de leur séjour (CJUE, 25 février 2016, Vestische Arbeit Jobcenter Kreis Recklinghausen c. J. Garcia-Nieto, C-299/14, pt. 45).