Introduction par Bernard Stirn, président de la section du contentieux à la première table ronde du colloque organisé par la section du contentieux et la section du rapport et des études du Conseil d’État, en partenariat avec l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation et en association avec l’AJDA
Le juge administratif et les droits fondamentaux
Vendredi 4 novembre 2016
Introduction de la table ronde n°1
Destinés à faire le point sur la jurisprudence récente, les entretiens du contentieux commencent de manière naturelle cette année par des échanges sur l’urgence.
Décrété dans la nuit qui a suivi les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et à Saint-Denis, l’état d’urgence, prorogé ensuite à quatre reprises par le législateur, est en vigueur dans notre pays depuis près d’un an. Il s'applique jusqu’au 21 janvier prochain. Tribunaux administratifs et Conseil d’État ont rendu, en référé comme au fond, de nombreuses et importantes décisions pour encadrer sa mise en œuvre. Le Conseil d’État a en outre transmis au Conseil Constitutionnel quatre questions prioritaires de constitutionnalité. Les décisions rendues par le Conseil Constitutionnel ont précisé le cadre juridique dans lequel s’inscrit l’état d’urgence et que le législateur a profondément modifié et adapté, en particulier à l’occasion de la première (loi du 20 novembre 2015) et de la quatrième (loi du 21 juillet 2016) loi de prorogation.
Les réflexions sur l’état d’urgence se situent dans le cadre plus large des rapports entre l’urgence et les droits fondamentaux.
D’un côté, l’urgence élargit les pouvoirs des autorités de police et réduit les garanties dont disposent les citoyens. « Quand la maison brûle, on ne va pas demander au juge l’autorisation d’y envoyer les pompiers » déclarait déjà le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sur la décision du Tribunal des conflits du 2 décembre 1902, société immobilière de Saint-Just. Durant la première guerre mondiale, la jurisprudence sur les circonstances exceptionnelles, illustrée par les décisions du Conseil D’État du 28 juin 1918, Heyriès et du 28 février 1919, dames Dol et Laurent, traduit les exigences particulières imposées par l’urgence.
Mais, d’un autre côté, des procédures d’urgence sont venues offrir au justiciable des voies de droit d’une grande efficacité. Elles se sont imposées notamment pour protéger les droits fondamentaux.
En même temps qu’elle retire au préfet le pouvoir d’annuler lui-même les actes des autorités locales, la loi de décentralisation du 2 mars 1982 lui ouvre le « référé liberté », qui lui permet de demander au tribunal administratif la suspension de ceux de ces actes qui seraient « de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle ». Le président du tribunal administratif, ou un magistrat délégué par lui, se prononce seul, dans les quarante-huit heures. Sa décision est susceptible d’appel devant le président de la section du contentieux, qui statue également dans les quarante-huit heures.
Les mêmes préoccupations d’urgence ont conduit le législateur à prévoir, à partir de 1989, des règles comparables, juge unique, délai bref en matière d’éloignement des étrangers en situation irrégulière.
Ces procédures ont habitué la juridiction administrative à des décisions rendues rapidement par un juge unique. Elles ont conduit à instaurer des régimes de permanence pour que, tous les jours de l’année, le juge puisse intervenir. Elles ont donné à l’oralité une place accrue. La juridiction administrative a su faire face à ces défis nouveaux. Dans les deux domaines particuliers du contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales et de l’éloignement des étrangers, elle s’est ainsi préparée à la réforme de portée cette fois générale qui résulte de la loi du 30 juin 2000 sur le référé.
Entrée en vigueur le 1er janvier 2001, cette loi a introduit le référé suspension, qui permet d’obtenir en cas d’urgence la suspension de l’exécution d’une décision administrative lorsqu’un doute sérieux existe sur sa légalité. Elle a créé le référé liberté. Le juge des référés peut ordonner toute mesure nécessaire à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés du tribunal administratif se prononce, comme en appel le juge des référés du Conseil d’État, dans les quarante-huit heures. Sauf si l’affaire ne mérite pas d’instruction, il tient une audience publique où les divers points de vue s’expriment et parfois se rapprochent. Il dispose d’un pouvoir d’injonction généralisé.
Le référé, et tout spécialement, en matière de droits fondamentaux, le référé liberté, a modifié en profondeur l’office du juge administratif, désormais doté d’un instrument procédural qui lui permet d’exercer de manière effective sa mission de garant des libertés. Elle l’a aussi placé au cœur de grands débats de société à forte intensité médiatique. Ces deux dernières années ont été spécialement significatives à cet égard, avec, en 2014, les spectacles de Dieudonné puis l’affaire Vincent Lambert, en 2015 la situation des migrants à Calais, en 2016 l’affaire d’insémination post mortem et, durant l’été, les dossiers relatifs au burkini. Bien d’autres affaires, en matière notamment de situation des détenus dans les établissements pénitentiaires, pourraient être citées. Afin de remplir sa mission dans de parfaites conditions de sérénité, la loi du 20 avril 2016 a opportunément donné au juge des référé la possibilité de statuer désormais en formation de trois juges des référés. Cette possibilité, qui permet de conserver les avantages de la procédure de référé, s’ajoute utilement à la faculté traditionnelle de renvoi de toute affaire à une formation collégiale.
Dans le contexte de l’état d’urgence, le référé liberté a permis au juge administratif de jouer tout le rôle qui lui revient à l’égard des mesures de police administrative. Un contrôle rapide et vigilant s’est déployé sur les assignations à résidence ainsi que sur les mesures restrictives des libertés de réunion, de manifestation et de fermeture de salles de spectacles ou de débits de boisson. Le cadre de ce contrôle a été tracé par les décisions rendues par la section le 11 décembre 2015 : en matière d’assignation à résidence, la condition d’urgence particulière exigée pour le référé liberté est en principe remplie, le contrôle du juge est un entier contrôle sur le caractère nécessaire, adapté et proportionné des mesures prises. Si le référé ne pouvait pas être utilisé en matière de perquisition, mesure qui épuise ses effets par son exécution même, les avis d’assemblée du 6 juillet 2016 rendus en réponse à des questions judicieusement posées par les tribunaux administratifs de Cergy-Pontoise et de Melun, ont défini les conditions de légalité des perquisitions administratives et le régime de responsabilité applicable. Avec la loi du 21 juillet 2016, le juge des référés s’est venu d’un pouvoir nouveau, celui d’autoriser l’exploitation des données informatiques saisies lors d’une perquisition administrative.
Tel est le cadre dans lequel vont se dérouler les débats de notre table ronde, avec les interventions :
-de mon collègue Mattias Guyomar, président de la 10ème chambre de la section du contentieux, qui traitera de l’actualité du référé liberté,
-de Mme Brigitte Phémolant, présidente du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, juridiction très sollicitée dans le cadre de l’état d’urgence, qui nous éclairera sur les tribunaux administratifs et l’état d’urgence ;
-de Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’intérieur, qui nous exposera le point de vue du ministère de l’intérieur sur les droits fondamentaux en période d’état d’urgence ;
-de Régis Froger, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, qui parlera de la défense dans l’urgence.
Chaque intervenant s’exprimera durant huit minutes environ et les autres réagiront en quelques minutes. Un débat général avec le salle s’ouvrira enfin.