Réunion des chefs de juridiction administrative

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention au Ministère de la justice.

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Réunion des chefs de juridiction administrative
Ministère de la justice, mardi 22 mars 2016
Intervention de Jean-Marc Sauvé [i], vice-président du Conseil d’État

Monsieur le garde des sceaux, ministre de la justice,

Mesdames et Messieurs les présidents,

Mesdames et Messieurs,

Je voudrais tout d’abord vous remercier, Monsieur le garde des sceaux, d’accueillir aujourd’hui, à l’occasion de leur réunion annuelle, les 47 chefs de juridiction administrative ainsi que les responsables des services en charge de leur administration. Chacun est ici sensible à votre invitation et mesure l’intérêt que vous portez à notre ordre de juridiction.

Depuis plusieurs décennies, mais aujourd’hui d’une manière accélérée, la demande de justice dans notre pays s’est transformée. Elle s’est considérablement accrue dans toutes les sphères publiques, professionnelles et privées de la vie sociale et elle s’est massifiée dans certains domaines. Cette demande, qui répond à des intérêts multiples, divergents ou du moins concurrents, s’est démultipliée et complexifiée, à l’image de la société qui l’exprime et du droit qui est chargé de la réguler. Elle est aussi devenue, d’une manière tout à fait légitime, plus revendicative et plus exigeante à l’égard du service public de la justice, dont elle attend un fonctionnement plus accessible, transparent, simple et diligent.

Notre système juridictionnel doit comprendre et répondre utilement à ces transformations, durables et encore inachevées, qui font aujourd’hui plus qu’hier du juge le gardien de notre pacte social et des principes de la République. Dans tous les domaines de compétence, les juridictions doivent traiter d’importants flux contentieux, respecter des délais de jugement raisonnables, rendre des décisions lisibles, intelligibles et juridiquement sûres et veiller à leur bonne exécution. C’est une exigence partagée et une responsabilité commune qui confrontent toutes les juridictions aux mêmes défis et aux mêmes contraintes. La justice doit perfectionner et renouveler sa réponse à cette question lancinante : comment réguler, d’une manière efficace et pertinente, la plus forte conflictualité du corps social ? C’est à l’aune de cette interrogation commune à tous les ordres de juridiction qu’il faut examiner l’activité des juridictions administratives.

I. En 2015, après la forte hausse des contentieux enregistrée en 2014, les juridictions administratives sont parvenues à consolider et même à redresser leur situation.

A. Un rapide aperçu sur leur activité l’an passé en donne la mesure.

A tous les niveaux, les délais de jugement ont été maîtrisés ou réduits : au Conseil d’Etat, le délai prévisible moyen s’élève à 6 mois et 23 jours, en recul de 5 semaines ; dans les cours administratives d’appel, ce délai est passé sous la barre des 11 mois, à 10 mois et 25 jours ; dans les tribunaux administratifs, ce délai est resté quasi-stable à 10 mois et 9 jours, en hausse légère. Grâce à une gestion ciblée des affaires pendantes, de nets progrès ont été accomplis. Les affaires enregistrées depuis plus de 2 ans ont en effet diminué en 2015 de 50% au Conseil d’État et de 27% dans les cours administratives d’appel, où elles représentent aujourd’hui moins de 2% des « stocks ». Dans les tribunaux administratifs, la part de ces affaires a été réduite en 2015 de 10,3 % : pour la première fois depuis 1991, le taux des affaires de plus de 2 ans a franchi à la baisse dans ces juridictions la barre des 10% des affaires en instance : il est désormais de 9,1 %. A la Cour nationale du droit d’asile, en dépit d’un accroissement des entrées et d’une accélération très forte en fin d’année, le délai moyen de jugement constaté a été réduit de presque 1 mois à 7 mois et 3 jours, mais  le délai prévisible repart à la hausse : il est passé de 6 mois et 4 jours à 7 mois et 17 jours.

B. En 2015, dans le contexte de l’état d’urgence, le juge administratif a exercé sa mission traditionnelle de protection des libertés fondamentales.

Notre tradition républicaine et constitutionnelle consacre cette mission, dont le principe a été posé au début du siècle dernier et qui n’a jamais été remis en cause depuis lors. Lorsqu’une décision administrative restreint l’exercice d’une liberté, quelle qu’elle soit, le juge administratif exerce sur cette décision un entier contrôle de proportionnalité. La police administrative est la terre d’élection de ce contrôle notamment par la voie du référé, y compris durant l’état d’urgence. L’importance de cette garantie juridictionnelle a été récemment soulignée par le Conseil constitutionnel dans ses décisions du 22 décembre 2015 et du 19 février 2016. Elle a aussi été reconnue par la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite de Venise, dans un avis du 14 mars 2016. Depuis le 14 novembre 2015, date de la déclaration de l’état d’urgence, les tribunaux administratifs ont ainsi rendu 140 jugements portant sur des mesures exceptionnelles de police administrative. Depuis cette même date, 110 mesures ont été examinées par les juges des référés des tribunaux administratifs et du Conseil d’État et, parmi ces mesures, plus du tiers (33,6 %) ont cessé d’être appliquées, soit qu’elles aient été suspendues en tout ou partie, soit qu’elles aient été préventivement abrogées par le ministre de l’intérieur avant que le juge ne statue.

Si la situation des juridictions administratives apparaît globalement saine, nous devons cependant rester vigilants et pleinement mobilisés. Car, depuis 25 ans, les requêtes nouvelles augmentent en moyenne de 6% par an dans les tribunaux administratifs et de 10% dans les cours administratives d’appel et, depuis deux ans, nous ne sommes pas parvenus à équilibrer les entrées et les sorties en première instance et cet équilibre a été tout juste atteint en appel. Quant à la Cour nationale du droit d’asile, elle doit impérativement être renforcée pour faire face à une charge de travail qui explose et qui est la conséquence directe des renforts légitimes dont l’OFPRA a bénéficié. D’une manière générale, le contentieux administratif connaît une expansion qui reste forte et sera durable.

II. Dans ce contexte, nous devons plus que jamais faire preuve de résilience, d’anticipation et d’imagination réformatrice.

A. Nous devons tout d’abord poursuivre la modernisation de nos méthodes de travail.

Les téléprocédures nous ont fait considérablement progresser et de nouveaux gains d’efficacité en sont encore attendus. Depuis plus de deux ans, les juridictions métropolitaines proposent aux avocats et aux administrations de correspondre avec elles par voie électronique grâce à l’application Télérecours. C’est aussi le cas depuis l’année dernière des tribunaux de l’Océan Indien, des Antilles et de Guyane ; ce sera le cas cette année des tribunaux du Pacifique. Cette innovation répond à de réelles attentes des justiciables : elle a permis de simplifier et de rendre plus rapides et plus sûres nos procédures. Le taux d’utilisation de Télérecours n’a cessé de croître et il s’élève aujourd’hui à 77% dans les cours et à 70% dans les tribunaux. Nous devons maintenant optimiser dans les juridictions nos méthodes de travail, pour tenir compte de tous les apports de la dématérialisation. Après une phase de déploiement, Télérecours entre ainsi dans une phase de consolidation et de maturité, qui est le prélude à son utilisation, non plus facultative, mais obligatoire par les parties qui y sont éligibles à l’échéance du 1er janvier 2017.

Nous continuerons par ailleurs à expérimenter de nouvelles manières de rédiger nos décisions de justice. Nous avons déjà rendu plus lisibles leurs visas et leur présentation. Nous devons désormais concentrer nos efforts sur la rédaction de leurs motifs. Nous sommes persuadés qu’il est possible, sans renoncer à la rigueur de l’analyse juridique, de rédiger nos décisions dans un style plus simple, plus transparent et plus pédagogique. Le but de cette démarche est de mieux nous faire comprendre des justiciables et de faciliter ainsi la mise en œuvre de nos décisions. C’est aussi de contribuer au meilleur rayonnement de notre droit au sein de la communauté juridique française et internationale : le laconisme traditionnel de nos décisions de justice est à cet égard un handicap trop souvent sous-estimé.

B. Au-delà, nous aurons à mettre en œuvre une stratégie globale, pour faire durablement face aux hausses futures des contentieux.

En 2015, a été engagée une réflexion prospective d’ensemble sur la manière dont le Conseil d’État et la juridiction administrative accomplissent leurs missions, sur la pertinence et l’efficacité de nos procédures et de nos outils de travail.

La mission juridictionnelle du Conseil d’État est aujourd’hui centrée sur son office de juge de cassation, qui représente les 2/3 des dossiers enregistrés. Nous devons par conséquent veiller à ce que le niveau des flux contentieux reste compatible avec l’exercice de son rôle de juridiction suprême de l’ordre administratif. Or, en rendant 10 000 décisions par an (9 553 en 2015), le Conseil d’État se situe dans la fourchette haute parmi ses homologues étrangers. Pour le bon exercice de son office suprême, les conditions de filtrage des pourvois devraient par conséquent être réexaminées, ainsi que le champ de l’obligation du ministère d’avocat.

Dans les tribunaux et les cours, nous devons faire face à une demande de justice plus forte et plus exigeante. Plusieurs pistes de modernisation doivent être explorées à bref délai. En amont, pourraient être réorientées vers les administrations compétentes les demandes pour lesquelles la saisine du juge ne présente pas de caractère réellement utile et qui pourtant mobilisent beaucoup de nos ressources. Les conditions d’accès au prétoire du juge pourraient aussi être revues, de manière à mieux juguler les flux contentieux, dans le respect du droit fondamental au recours. Une fois saisi, le juge doit aussi être en mesure de donner une réponse rapide aux demandes dont l’issue est certaine et il lui serait utile de pouvoir rejeter par ordonnance toutes les requêtes manifestement non fondées. Au cours de l’instruction, la conduite des échanges contradictoires doit encore gagner en réactivité et en souplesse et se dérouler d’une manière plus dynamique et plus personnalisée. Enfin, une place plus importante reste encore à faire aux modes alternatifs de règlement des litiges, grâce à l’intervention de médiateurs et en permettant au juge administratif de concilier les parties ou de confier cette tâche à un tiers. La réunion annuelle des chefs de juridiction est pour nous l’occasion de débattre de ces pistes de réforme, de les enrichir et de les affiner.

Monsieur le garde des sceaux,

La justice administrative est bien consciente des devoirs impérieux que lui dictent la situation actuelle et les défis de long terme qu’elle doit relever. Non pas pour défendre son pré carré, ni étendre ses compétences, ni concurrencer celles d’autres ordres de juridiction. Mais, dans le périmètre que lui assignent notre Constitution et la loi, pour simplifier ses procédures, moderniser son office, améliorer son efficacité et sa qualité, renforcer ses règles déontologiques et, par là, soutenir la marche et les progrès de l’État de droit dans notre pays. C’est ainsi que la justice administrative restera fidèle à son histoire et aux principes et valeurs qui la fondent et continuent de la guider.

 

[i] Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.