Réunion annuelle des chefs de juridiction administrative à la chancellerie

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’Etat, à l'occasion de la réunion annuelle des chefs de juridiction administrative au Ministère de la Justice le mardi 3 avril 2018

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Madame la garde des sceaux, ministre de la justice,
Mesdames et Messieurs les présidents,
Mes chers collègues,

             Je voudrais tout d’abord vous remercier, Madame le garde des sceaux, d’accueillir aujourd’hui, à l’occasion de leur réunion annuelle, les 47 chefs de juridiction administrative ainsi que les responsables des services en charge de leur administration. Nous sommes sensibles à votre invitation et nous mesurons l’intérêt que vous portez à notre ordre de juridiction dont vous, et personne d’autre, êtes la ministre.
La juridiction administrative est, depuis plusieurs années, exposée à des exigences croissantes et parfois contradictoires. D’une part, les décisions de justice doivent être juridiquement pertinentes, correctement motivées et surtout rendues dans des délais raisonnables, tout en respectant des principes rigoureux. D’autre part, notre ordre de juridiction est confronté à un durcissement des contraintes budgétaires qui limite drastiquement la croissance de ses ressources. A ces contraintes, s’ajoute l’impératif d’un accueil de qualité, de décisions intelligibles et d’un dialogue réel avec les parties.
Pour répondre à ces défis, la juridiction administrative a profondément évolué depuis la création d’un ordre juridictionnel complet par la loi du 31 décembre 1987. De nombreux chantiers ont été ouverts pour accroître la célérité des procédures et leur fiabilité, la transparence du procès administratif et des décisions, comme la place donnée aux parties. Mais aussi pour revoir notre gestion interne, nos « modes de production » et nos relations externes, en prenant notamment appui sur les technologies de l’information. Ces transformations ont permis d’améliorer nos résultats et nos indicateurs, mais elles ne sont pas achevées. Des défis demeurent. La demande de justice ne cesse de croître et ne pourra plus être traitée en demandant toujours plus à ceux qui servent la justice administrative. De nouvelles réformes sont par conséquent nécessaires pour continuer à progresser dans la voie de la qualité, de l’efficacité et de l’efficience de notre ordre de juridiction.
 

I.      En 2017, les juridictions administratives sont certes parvenues à consolider le redressement construit au cours des années précédentes.

Pour la première fois depuis 2013, tous les « échelons » de la juridiction administrative ont jugé plus d’affaires qu’ils n’en ont reçues. La progression du nombre de requêtes nouvelles a, il est vrai, été mesurée l’an passé, puisqu’elle a été presque nulle en appel et limitée à 2% en première instance et 2,5% devant le Conseil d’Etat. Dans ce contexte plus favorable, les juridictions n’ont pas baissé la garde, puisque les sorties ont progressé dans les tribunaux administratifs (+ 5,2%), les cours administratives d’appel (+ 2,4%), ainsi qu’au Conseil d’Etat (+ 5,5%).
Pour bien mesurer le chemin parcouru, il faut rappeler qu’au cours des dix-huit dernières années – c’est à dire depuis l’année 2000 – le délai prévisible moyen de jugement a été divisé par plus de deux dans les tribunaux et plus de trois dans les cours, tandis qu’il était réduit de 50% au Conseil d’Etat. Dans le même temps, les juridictions ont poursuivi l’apurement du stock des dossiers enregistrés depuis de plus de deux ans qui représentent aujourd’hui moins de 8% en première instance et 3% en appel, alors que ces affaires comptaient respectivement pour plus de 35% et 34% dans le total du stock de ces juridictions à la fin de l’année 2000.
A la Cour nationale du droit d’asile, la très forte hausse des entrées constatée ces dernières années s’est poursuivie en 2017, avec plus de 53 000 nouvelles requêtes, soit 34 % de plus qu’en 2016. Les effets de cette hausse ont pu être en partie limités par la progression des sorties qui a permis de réduire de 24% le délai moyen constaté de jugement. Ce délai a baissé de 60 % depuis 2010. Sans avoir pu équilibrer ses entrées l’an passé, la Cour nationale du droit d’asile se rapproche des délais cibles de jugement de 5 mois en formation collégiale et de 5 semaines en juge unique fixés par la loi du 29 juillet 2015. Mais la hausse continue des recours, comme les grèves en ce début d’année des rapporteurs et des avocats, vont ralentir ce redressement et même le compromettre temporairement.
Ces bons résultats d’ensemble sont le fruit des très importants efforts consentis par tous les membres de la juridiction administrative. Je tiens à saluer leur engagement.

 II.           Les défis qui restent à relever sont néanmoins nombreux.

Contrairement à ce que l’on voudrait croire, tout ne va pas, dans notre ordre, pour le mieux dans le meilleur des mondes. En effet, les délais de jugement au fond des affaires qui ne relèvent pas des procédures d’urgence ou des procédures enserrées dans des délais particuliers s’élèvent encore à près de 22 mois en première instance et à plus de 14 mois en appel. Quoique la situation s’améliore lentement d’année en année, cette situation n’est pas satisfaisante et elle explique sans doute la créativité conjointe du législateur et du pouvoir réglementaire pour instaurer, matière après matière, de nouveaux délais spéciaux dans lesquels le juge doit statuer. Mais la multiplication de ces délais, outre qu’ils portent atteinte à l’office du juge, finit par les rendre inopérants. Il faut donc en finir avec ces injonctions que l’on entendrait aujourd’hui étendre au contentieux de l’urbanisme. Ce qu’il faut retenir, en tout cas, c’est que nos considérables progrès demeurent en-deçà des attentes des justiciables, sans doute parce que, contrairement à un passé révolu, les décisions du juge administratif sont respectées et s’exécutent. C’est pour cela que nos délais, bien que spectaculairement raccourcis, je l’ai dit, ne suffisent pas à répondre aux attentes.

Par ailleurs, notre ordre de juridiction doit résoudre une équation difficile dont je rappellerai simplement les quatre termes :

  1. La demande de justice ne cesse de croître ces dernières années – de 3,6% par an en moyenne - dans les juridictions du fond ;

  2. Le contexte budgétaire actuel limite la progression des moyens qui nous sont alloués ;

  3. Nous ne pouvons accepter une dégradation de la qualité du service rendu et de la performance de notre ordre de juridiction, qui doivent, au contraire, continuer à s’améliorer. Je viens de le souligner à propos de nos délais de jugement au fond ;

  4. Nous ne pouvons enfin indéfiniment miser sur l’augmentation de la charge de travail des magistrats et des agents de greffe. Les travaux et les enquêtes menés en 2017 ont mis en évidence les limites en la matière. Si notre premier « baromètre social » souligne beaucoup de points positifs, il révèle aussi des difficultés réelles dans les conditions et les relations de travail : le manque de temps, l’absence de césure entre la vie professionnelle et la vie privée et le stress sont notamment soulignés. Ces difficultés ne doivent pas être méconnues et elles appellent une grande vigilance de notre part. Nous avons commencé d’en tirer les conséquences.

III.          Dans ce contexte contraint, nous devons franchir de nouvelles étapes pour continuer à rendre une justice de qualité dans des conditions socialement acceptables.

A. Cela suppose d’abord de poursuivre les réformes engagées ces dernières années.

La juridiction administrative doit, en premier lieu, veiller à améliorer son accessibilité. Après la généralisation de l’application Télérecours en décembre 2013, la mise en place du service Télérecours citoyens dans le courant de cette année doit permettre à tous les justiciables, même non représentés par un avocat, d’accéder aux téléprocédures. Nous entendons aussi poursuivre, à l’horizon de 2019, la refonte et la convergence de nos systèmes d’information et outils numériques, qu’ils soient internes ou partagés avec les justiciables.
L’amélioration de notre accessibilité suppose également de poursuivre la réforme de la rédaction des décisions de justice avec le souci de rendre ces rédactions plus simples, plus claires et plus transparentes et de renforcer leur motivation en droit comme en fait. Nous avons procédé en la matière sans précipitation excessive. Après cinq années d’expérimentations et deux évaluations approfondies, une circulaire du 15 décembre dernier a proposé le passage au style direct et l’abandon de la phrase unique dans toutes les juridictions et les chambres qui le souhaitent. Au terme d’une période de transition d’au plus deux ans, ces nouveaux modes de rédaction pourront être généralisés.
En deuxième lieu, nous devons porter une attention vigilante au respect des exigences déontologiques qui s’imposent à nous. Nous nous sommes engagés dans cette voie, seuls d’abord en édictant en 2011 une Charte de déontologie et en instituant un collège de déontologie qui a déjà émis près de 50 avis et recommandations. Le législateur a heureusement pris le relais en 2016 en validant ce qui avait été entrepris et en prévoyant des dispositions nouvelles, comme la déclaration d’intérêts et l’entretien déontologique. Notre charte est régulièrement révisée : sa dernière modification, le 16 mars dernier, porte sur l’usage des réseaux sociaux par les membres de notre ordre de juridiction.
Nous souhaitons, en troisième lieu, encourager le règlement pré-juridictionnel des litiges et, en particulier, le recours à la médiation, qui a reçu un nouveau statut avec la loi du 18 novembre 2016 et le décret du 18 avril 2017. Elle doit permettre un règlement de nombreux litiges, qui soit plus rapide, moins onéreux, plus consensuel et peut-être plus global que le classique règlement juridictionnel. En outre, la juridiction administrative commence aujourd’hui à expérimenter une procédure de médiation obligatoire avant la saisine du juge pour certains litiges relatifs à la situation personnelle des agents publics et pour certains recours relatifs aux prestations, allocations ou droits attribués au titre de l’aide ou de l’action sociale, du logement ou en faveur des travailleurs privés d’emploi.
Enfin, nous attachons une attention particulière au traitement des séries contentieuses par la voie d’actions collectives, l’action de groupe et l’action en reconnaissance de droits, qui peuvent nous aider à régler beaucoup plus efficacement les litiges sériels qui se sont développés dans les dernières décennies. De ce point de vue, la loi du 18 novembre 2016 et le décret du 6 mai 2017 nous ont dotés, du moins je l’espère, des instruments nécessaires que nous demandions depuis 2010. A cet égard, plus de 22 000 requêtes pendantes se rapportent à 30 séries et l’une d’elles a occasionné à elle seule plus de 10 000 requêtes.

B. Au-delà de ces travaux, nous devons continuer à faire évoluer notre organisation, nos procédures et nos méthodes de travail pour parvenir à relever les difficiles défis auxquels nous sommes confrontés.

C’est l’objet du projet de loi de programmation pour la justice, à l’écart duquel nous ne pouvions demeurer et je suis heureux d’avoir réussi à en convaincre le Gouvernement. Ce vecteur doit permettre de renforcer nos ressources humaines, en faisant appel au concours des magistrats honoraires et en créant un nouveau cadre juridique pour l’aide à la décision, sur laquelle nous devons nous appuyer pour résoudre la difficile équation que j’évoquais. Le développement et l’approfondissement de l’aide à la décision sont aujourd’hui des priorités. Au titre des renforts, il faudra aussi créer une nouvelle cour administrative d’appel dans la région Occitanie, afin de soulager les cours de Bordeaux et de Marseille.
Nous devons aussi entreprendre de maîtriser la croissance de la demande de justice. Le juge ne peut plus être en première ligne pour prendre en charge tous les dysfonctionnements de l’administration : ce n’est plus soutenable budgétairement, acceptable du point de vue de la bonne administration, ni compatible avec l’office du juge. Il faut par conséquent étendre les recours administratifs préalables obligatoires ou la médiation préalable obligatoire, chaque fois que ces procédures sont pertinentes.
Il faut aussi réduire l’intervention du juge, là où elle est sans utilité, ni valeur ajoutée : je pense, par exemple, à la conception actuelle du DALO qui peut donner lieu, pour une seule personne mal logée, à quatre procédures juridictionnelles différentes et, in fine, à une condamnation de la France par la CEDH pour absence de recours effectif, sans que naturellement le requérant n’ait tiré de ce parcours du combattant ce qu’il attend, c’est-à-dire un logement. Il est temps de reconsidérer ce qui apparaît à bien des égards comme un gâchis !
Il faut également simplifier radicalement certaines procédures administratives qui sont, presque à dessein, des « nids à contentieux », c’est-à-dire des parcours d’obstacles pour les administrations et, ensuite, des sources d’infinies complications pour les juges, sans aucun bénéfice en termes d’efficacité des politiques publiques. L’efficacité de ces politiques ne peut procéder que de leur simplicité.

Il faut enfin continuer d’aménager la procédure contentieuse pour renforcer l’efficacité et la légitimité de l’intervention juridictionnelle. Beaucoup a déjà été fait en ce sens. Nous devons faire plus et mieux. Nous devons aussi approfondir les conclusions que nous tirons du baromètre social de 2017 et du rapport de la Mission d’inspection des juridictions administratives sur la charge de travail des magistrats. Sans doute devrons-nous infléchir le management des juridictions, en nous appuyant sur les démarches contractuelles sans nous focaliser exclusivement sur un tout petit nombre d’indicateurs quantitatifs.
Il convient par ailleurs, après la dématérialisation des procédures, de tirer parti de l’open data et d’entrer, de manière prudente, avisée et raisonnable, dans l’ère de l’intelligence artificielle.
Enfin, il reste nécessaire de poursuivre les efforts de modernisation et de rénovation des locaux des juridictions administratives. Ces locaux doivent répondre aux impératifs actuels de sécurité, qui se posent aujourd’hui dans des termes radicalement nouveaux et offrir à tous un cadre de travail de qualité. Ce n’est pas encore le cas. Nous entreprenons, par conséquent, de reloger plusieurs juridictions, notamment celles de Nice et de Marseille. D’autres attendent aussi un nouveau cadre immobilier : le tribunal administratif de Toulouse et la cour administrative d’appel de Versailles. Un autre très lourd projet démarre : la réinstallation de la Cour nationale du droit d’asile dont l’exiguïté des locaux et la dispersion sur quatre et bientôt cinq sites constituent depuis des années le principal goulot d’étranglement. Mais il faut réaménager de fond en comble les locaux qui lui sont affectés.
La loi de programmation pour la justice prend position sur plusieurs de ces points. Il est simplement regrettable que, faute en particulier de temps, elle ne prenne pas position sur la simplification radicale de contentieux qui font peser une charge aussi insupportable qu’inutile sur nos juridictions.

La réunion annuelle des chefs de juridiction est pour nous l’occasion d’échanger sur tous ces sujets : l’état des lieux de nos juridictions, le point sur les travaux en cours et la réflexion collective sur les meilleurs moyens de relever les défis qui subsistent.

             Madame le garde des sceaux, nous sommes conscients du rôle qui nous incombe et, spécialement, des devoirs et des responsabilités qui sont les nôtres à l’égard des pouvoirs publics et de nos concitoyens. Nous sommes, vous l’avez compris, résolus à poursuivre avec détermination la modernisation et l’adaptation de nos outils, de notre organisation et de nos procédures pour mieux répondre aux attentes de nos concitoyens, pour mieux les servir et pour faire face aux défis auxquels notre pays est confronté. Mais pour cela, nous avons besoin de l’aide du Gouvernement et du Parlement.