Rentrée 2023 du Conseil d'État : discours de Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État

Discours
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Paris, le 6 septembre 2023

Rentrée du Conseil d’État
6 septembre 2023
Didier-Roland Tabuteau 1
,
vice-président du Conseil d’État



Madame la Première ministre,
Monsieur le président, représentant le président du Sénat ;
Madame la vice-présidente représentant la présidente de l'Assemblée nationale,
Messieurs les ministres,
Monsieur le président du Conseil constitutionnel
Monsieur le président du Conseil économique, social et environnemental
Madame la Défenseure des droits,
Mesdames et messieurs les parlementaires et les présidents de commissions parlementaires,
Monsieur le Premier président et Monsieur le Procureur général près la Cour de cassation,
Monsieur le Premier président et Monsieur le Procureur général près la Cour des comptes,
Messieurs les juges, représentant la Cour de justice de l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'homme
Mesdames et messieurs les hautes autorités civiles et militaires présentes,
Monsieur le Président de l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation,
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues,


 J'ai l'honneur et le plaisir d'ouvrir cette deuxième séance de rentrée au Palais-Royal qui réunit de nouveau autorités de la République et représentants de nombreuses institutions qui sont au cœur de la vie de notre pays. Je voudrais tout d'abord remercier très sincèrement et chaleureusement toutes les personnalités qui nous font l'honneur d'y participer et vous dire, Madame la Première ministre, combien tous les membres de notre institution sont sensibles à votre présence pour la deuxième année consécutive.
Ce rendez-vous permet de présenter :
-    l'action du Conseil d'État, dans ses différentes missions ;
-    et, cette année, les constats et les conclusions de notre étude annuelle sur le « dernier kilomètre » de l’action publique.

I –D’abord, l’actualité du juge administratif.


Pour répondre à la forte demande de justice, qui existe dans tous les champs de notre société, la juridiction administrative s’est pleinement mobilisée, en 2022 comme les années précédentes.

Les tribunaux administratifs, dont nous  célébrons cette année les 70 ans, ont rendu plus de 232 000 décisions 2 , les cours administratives d’appel 32 000, la Cour nationale du droit d’asile plus de 67 000.

Quant au Conseil d’État, dont la section du contentieux est présidée par Christophe Chantepy, il a rendu 9 800 décisions en sa qualité de juge de premier ressort, de juge d’appel dans quelques matières et de juge de cassation.

I – 1.1 A travers cette fonction contentieuse, il s’agit de garantir, par le respect du droit, le fonctionnement de la démocratie et la poursuite de l’intérêt général

Qu'il me soit d'abord permis de rappeler que le juge administratif ne se saisit pas lui-même ; il l’est par les parties. Il n’intervient dans la vie de la société qu'à la demande de justiciables. La justice est construite sur le schéma du « passage de la dyade à la triade », comme le relevait le doyen Carbonnier3  ; le juge a une fonction de tiers au conflit initial, toujours impartial vis-à-vis des parties.

Sa décision est fondée sur la norme, d'origine parlementaire ou gouvernementale, ou émanant des collectivités territoriales ou d'autorités indépendantes, norme qui est l'expression de la démocratie.

Cette norme peut être contestée, elle peut paraître envahissante ou excessive. Particulièrement ces dernières années durant lesquelles nous avons connu des états d'exception pour des raisons de sécurité ou de protection de la santé publique.

Mais on aurait tort d’opposer la règle et la liberté, parce que c'est la loi qui affirme, qui protège, et qui donne forme à la liberté. Si le Conseil d'État, avec lui toute la juridiction administrative et, plus largement, les services de l’État et des autres collectivités publiques, œuvrent d'abord à la préservation de la liberté, ils ont aussi pour tâche de veiller à ce que la liberté s’exerce dans le respect des lois.

Dans son office, le juge administratif tranche bien sûr des contentieux qui retiennent l’attention des médias. C’est le cas en matière de protection de l’environnement, ou de respect de la laïcité lorsque le Conseil d’État applique en particulier la loi de 1905 de séparation des églises et de l’État dans tout ce qu’elle permet, et dans tout ce qu’elle interdit.
Mais derrière ces contentieux aux forts échos médiatiques, il y a les contentieux du quotidien.

Par exemple en matière d’urbanisme, où le Conseil d’État a jugé que la demande par l’administration de pièces supplémentaires non prévues par les textes ne pouvait retarder l’adoption d’une autorisation d’urbanisme4.

C’est aussi le cas des contentieux sociaux, dans lesquels le Conseil d’État s’est prononcé sur la portée des obligations déclaratives des allocataires du RSA5 .
Pour le fonctionnement des hôpitaux, le Conseil d’État a rappelé en 2022 les obligations des établissements hospitaliers pour garantir le respect du plafond de travail de 48h par semaine pour les praticiens hospitaliers et les internes6 .

S’agissant du contentieux des étrangers, le juge administratif s’assure que les droits des personnes sont garantis, sans entamer la marge d’action que les textes confèrent, aux pouvoirs publics.

Les textes en cette matière, comme dans d’autres, souvent modifiés, sont sources de complexité et d’instabilité, et peuvent égarer les le public sur ce qu’il convient de faire. Même l’administration peut être parfois perdue dans ce qui a pu être qualifié il y a quelques années de « ghetto juridique »  par Alain Supiot7 .

Cette demande importante de justice dépasse le juge administratif. Elle appelle pour cela une réponse, à la fois individuelle, pour chaque litige, et globale, cohérente. C’est ce que nous nous employons à faire par un dialogue des juges, convaincus qu’en nous écoutant et nous comprenant, nous pourrons rendre plus clair et plus équilibré le droit que nous appliquons. Ce dialogue se noue d’abord avec nos partenaires nationaux et au premier chef le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation. Il se noue aussi avec les cours européennes : la Cour de justice de l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'homme.

I – 1.2 Seconde réflexion à propos de cette fonction contentieuse, le juge administratif s’attache aux conséquences concrètes de ses décisions

Il ne s’en tient jamais à des décisions abstraites.
Pleine effectivité doit être donnée à la loi.

Faire respecter l’État de droit, c’est d’abord s’employer à ce que le juge intervienne en temps utile, c’est-à-dire parfois en urgence lorsque l’intérêt en cause le justifie.
Dans ce cadre, le juge administratif a estimé en septembre dernier que le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé est une liberté fondamentale qui permet de saisir le juge des référés8 .

La pleine effectivité du droit repose également sur l’exécution des décisions de justice. Le juge ne peut se désintéresser de l’examen des conséquences de ce qu’il juge.
Il doit être compris, et il veille à s’exprimer dans un langage aussi compréhensible que lui permet l’exactitude nécessaire aux décisions qu’il rend.

Il doit être entendu, et il s’emploie à utiliser tous les moyens à sa disposition pour que ses jugements et ses arrêts, si besoin assortis d’injonctions voire d’astreintes, soient respectés par l’administration.

Ce contrôle de l’exécution de ses jugements, dont nous célébrons en 2023 les 60 ans9 , est initié par des demandes de requérants qui sont en hausse. Le nombre est passé de 2 200 à 4 600 en 10 ans10 . Par ce contrôle de l’exécution, le juge ne se fait pas administrateur. Il admet d’ailleurs, comme il l’a jugé en mars dernier, que l’administration adopte d’autres mesures que celles qu’il lui a enjointes, si celles-ci sont au moins équivalentes11 .

Le juge tranche en droit ; il laisse l’administration administrer. Mais je tiens à redire que le juge n’est pas un acteur parmi d’autres des débats et controverses qui agitent la société.
Il dit où est la légalité, il le dit en toute indépendance et il doit pouvoir le dire en toute sérénité.

Ses décisions peuvent être commentées, c’est légitime. Elles peuvent être contestées par les voies de droit, c’est indispensable.
Mais les dénoncer comme illégitimes, en s’en prenant à ceux qui les ont rendues, c’est remettre en cause l’État de droit.
Toute critique mettant en cause son indépendance, son impartialité ou sa compréhension des réalités concrètes qui se trouvent derrière les questions de droit qu’il tranche est pernicieuse.

Jeter le doute sur ce qui est l’essence de la mission que lui confie la Constitution, insinuer que ceux qui rendent la Justice inclineraient pour un « gouvernement des juges », c’est oublier que la justice existe, dans une démocratie, pour faire respecter la légalité, protéger les droits individuels et les libertés, en pleine conscience et connaissance de l’intérêt général qui préside à l’action publique.

Ce faisant, la Justice a pour mission de garantir l’application des règles de droit, législatives ou réglementaires, adoptées par les pouvoirs issus des processus démocratiques fondés sur le suffrage universel.

Le juge n’émet pas une opinion, il rend, de manière collégiale pour les contentieux les plus délicats, une décision exécutoire, sur le strict plan du droit même lorsque les questions sont portées au point d’incandescence dans le débat public. Les mises en cause personnelles de juges, que nous avons hélas connues au cours de la dernière année, ne sont pas admissibles, car contester un juge, c’est oublier ce qu’est la justice : un lieu où chaque citoyen peut faire entendre sa cause et où il est assuré de trouver une réponse, qui peut-être ne le satisfera pas, mais qui sera rendue sur le seul fondement de la loi, sans parti pris. Remettre en cause tel juge, tenter d’intimider tel autre, c’est remettre en cause la justice elle-même. Et sans la justice nous savons tous que l’État de droit n’est plus.
    
Ce rôle contentieux, le Conseil d’État et les juridictions administratives l’assurent en toute indépendance. Je souhaite ici réaffirmer tout mon soutien, et celui de l’ensemble de la juridiction administrative, à celles et ceux qui ont fait l’objet d’attaques personnelles inacceptables à raison des décisions auxquelles ils avaient participé comme à tous ceux qui ont subi les attaques inadmissibles ayant visé, en mars dernier, les tribunaux administratifs de Bastia et de Nantes12  et plus récemment des juridictions judiciaires.
Le principe d’indépendance n’a pas été posé pour le confort des juges. Il est une garantie pour que chaque justiciable voie son affaire jugée sur le seul fondement des textes applicables et des circonstances propres de son affaire.
La justice, et en son sein la justice administrative, doivent être rendues dans la sérénité.

I  – 2 Les deux autres missions du Conseil d’État n’ont pas été moins soutenues.

S’agissant de ses formations consultatives présidées par Rémi Bouchez, Edmond Honorat, Catherine Bergeal, Thierry Tuot et par Francis Lamy qui remplace depuis peu Christophe Devys, le Conseil d’État a examiné, en 2022, plus de 1000 projets de textes, dont plus de 70 projets de loi et 45 projets d’ordonnance. 13 avis ont en outre été rendus sur des questions posées par le Gouvernement.

Les avis consultatifs du Conseil d’État ont porté sur des textes aussi essentiels à la Nation que le projet de loi relatif à l’accélération des énergies renouvelables ou celui portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat, dans le contexte de crise initié par le déclenchement de la guerre en Ukraine voici plus 18 mois.
Il faut également souligner l’intense activité de la section du rapport et des études présidée par Martine de Boisdeffre pour le développement des relations internationales du Conseil d'État et l'exécution des décisions de justice. Parmi les études réalisées par le Conseil d'État, deux ont eu un écho particulier : celle sur les réseaux sociaux, et celle sur l’intelligence artificielle au service de l’action publique.

Pour que le Conseil d’État puisse exercer avec excellence ses missions et jouer pleinement son rôle de « maison du service public », il est important qu’il continue à attirer des profils variés, mélangeant des jeunes en début de carrière et des personnalités ayant une expérience de l’exercice des responsabilités à haut niveau. Elle doit également rester un débouché attractif aux divers stades de la carrière auxquels on peut la rejoindre et s’enrichir des échanges que favorisent les mobilités.

La Constitution et le législateur ont confié au Conseil d'État des missions éminentes. Il les exerce en pleine indépendance, au service de l’État de droit et donc des citoyens.

Le Conseil d’État juge, le Conseil d’État conseille, le Conseil d’État propose. Mais il ne détermine ni ne conduit de politique publique.

II – J’en viens maintenant à l’étude annuelle sur le dernier kilomètre des politiques publiques.


En centrant son étude sur le dernier kilomètre de l’action publique, le Conseil d’État emprunte au vocabulaire de la logistique, pour étudier la capacité des politiques publiques à atteindre effectivement l’usager, entendu comme toute personne concernée par une politique publique. Il s’agit de partir de l’usager pour analyser comment les politiques publiques atteignent ou n’atteignent pas leurs destinataires et les objectifs déterminés par les pouvoirs publics.

S’attacher à comprendre les conséquences concrètes du droit sur la vie des personnes, le Conseil d’État le fait au quotidien dans ses missions de juge et de conseil. Par cette étude, il s’y emploie de manière transversale, en tirant les leçons des succès et des échecs.

L’expérience de la crise sanitaire, qui a conduit à l’adoption de simplifications massives pour permettre aux services publics de continuer de fonctionner pendant cette période, est également à l’origine de cette étude.

II.    1. Le premier constat de l’étude est qu’un fossé s’est progressivement creusé entre les usagers et les personnes publiques

 Ce constat a été dressé au terme d’un nombre très important d’auditions, de rencontres, mais aussi de visites sur place, nécessaires pour appréhender la pluralité des regards d’usagers, d’agents de terrains ou de leurs représentants. Le décalage qui s’est formé ces dernières décennies tient tant à l’évolution des attentes des usagers qu’à celle de l’action des personnes publiques.

II.    1.1. D’abord parce que les profondes transformations des administrations ont parfois conduit à négliger le dernier kilomètre


L’administration a longtemps regardé les administrés comme un ensemble monolithique, où chacun était interchangeable. L’action devait être verticale pour être avant tout égalitaire. Or la diversité et l’hétérogénéité des usagers n’ont cessé de croître.

L’administration s’est certes, depuis 40 ans, efforcée de prendre en compte les attentes des usagers, et même souvent de les associer à la décision. Depuis le plan « Administration à votre service » en 1982 jusqu’au programme Service public + ou à la publication du code des relations entre le public et l’administration en 2015, les initiatives ont été nombreuses.
Malgré ces efforts, les pouvoirs publics ont paru toujours plus éloignés du terrain, notamment du fait de la numérisation et plus généralement des réformes de l’État et des collectivités publiques.

•    La dématérialisation présente des bénéfices indéniables pour les usagers :
-    disponibilité des services élargie ;
-    réduction de délais d’instruction.
Mais elle peut également créer de sérieuses difficultés pour les personnes éloignées du numérique, du fait :
-    de situation d’illectronisme,
-    de la faible couverture de l’endroit où elles habitent,
-    ou encore de l’âge, ou d’une situation de handicap.
Cette dématérialisation s’est accompagnée d’un recul dans la relation usagers / administration, souvent sans véritable simplification des procédures administratives en vigueur.
Certaines procédures sont devenues de véritables casse-têtes pour les usagers à l’instar du calcul des congés-payés des assistantes maternelles ou du formulaire de demande de subvention au titre du fonds de développement de la vie associative qui est si peu facile à appréhender qu’il nécessite de former les associations à son remplissage !
Les déboires administratifs sont parfois redoublés par l’impossibilité de trouver la case correspondante à son cas dans le logiciel.
La numérisation peut enfin correspondre à un transfert de tâche de l’administration vers l’usager, qui est alors celui qui doit prendre en charge le franchissement du dernier kilomètre.
•    Les réformes globales de l’administration ont pu également perdre l’usager dans les méandres des nouveaux modes d’organisation. Avant de connaître et de comprendre une règle, de présenter une demande ou une réclamation, il faut savoir à qui s'adresser.

Comprendre « qui fait quoi » est devenu difficile. La décentralisation a certes souvent permis de rapprocher la décision des citoyens, mais il faut aujourd’hui à l’administration 17 pages en format A3 pour exposer dans un tableau dit « synthétique » la répartition des compétences entre les collectivités territoriales13 ! La concurrence, qui a pu être bénéfique pour améliorer la gestion de certains services publics, a par exemple conduit à éclater les fonctions de production, de fourniture et de transport de l’électricité. En un mot, on a assisté à un émiettement des acteurs chargés de la mise en œuvre du dernier kilomètre de l’action publique.

Dans ce cadre, le choix fait depuis une vingtaine d’années de concentrer l’État, en particulier à l’échelon central, sur une fonction de « stratège », a ses limites.
En se coupant de la réalité du terrain pour se limiter à des tâches de conception et de contrôle, en anticipant peu les conséquences de choix concrets comme en matière de démographie médicale, l’État a commis des erreurs stratégiques dont les conséquences perdurent dans le temps.

La « rationalisation » des administrations déconcentrées, le recul de l’accompagnement par l’État des acteurs, notamment des collectivités territoriales, ont profondément changé le visage de l’État sur le terrain.

Les préfectures et les sous-préfectures ne sont alors plus le lieu de premier contact de l’administration avec les citoyens ; la direction générale des finances publiques a « restructuré » son réseau et fermé des trésoreries ; les caisses d’allocations familiales (CAF) ont réduit leurs lieux d’accueil pour ne recevoir que sur rendez-vous.
Seules les écoles, les pompiers, la police et la gendarmerie nationale incarnent souvent au quotidien la vision du dernier kilomètre portée par des agents de l’État.


II.    1.2 Deuxième constat : à ce recul de l’État concret s’est ajoutée la production d’une norme abondante

Ce caractère prolifique fait peser la complexité sur l’usager et prive l’action publique d’incarnation sur le terrain.
13,2 millions de mots étaient contenu dans le Journal officiel en 2021 contre 5,8 millions en 2002. La complexité induite a pu faire dire à certains élus rencontrés que « la France des procédures tuait la France des projets ». La menace que fait peser un prurit normatif a conduit les pouvoirs publics à prendre des mesures visant à maîtriser la production des textes.

Même si comme vous l’avez souligné Madame la Première ministre dans votre communication en conseil des ministres du 21 juillet, on note sur la période récente un léger ralentissement sur le plan quantitatif, l’envahissement du quotidien par la législation et la réglementation reste tangible par nos concitoyens.
A la charge induite pour les usagers, aux effets non désirés et non anticipés de textes souvent longs, elliptiques et adoptés trop rapidement, s’ajoute la complexité qui tend à pétrifier l’action publique.

L’encart sur les Abribus figurant dans l’étude, qui décrit l’éclatement des compétences entre plusieurs personnes publiques pour décider de leur implantation, les règles d’accessibilité, de signalétique ou d’encadrement des publicités, ou encore celles relatives aux conducteurs des bus, permet d’illustrer le maquis de normes auquel peut être subordonnée l’action publique.

Les fonctionnements en silo de l’administration peuvent conduire à de pénibles tribulations administratives rappelant celles du héros gaulois qui, dans Les Douze Travaux d'Astérix14, cherche le bureau compétent pour remplir le formulaire A38.
Mais l’image, qui donne à sourire, peut avoir des conséquences dramatiques. Ainsi de la protection de l’enfance et de l’éclatement du repérage des situations à risques : alors même que certaines familles très isolées fuient le contact avec les institutions pour ne pas être socialement « jugées », il n’y a pas assez de communication, de coordination et de travail commun entre les différents acteurs, comme les professionnels de la santé ou du système scolaire, qui sont capables de repérer les signaux faibles pour intervenir rapidement et éviter des drames15.

Certains dispositifs sont même si complexes qu’ils dissuadent les usagers de recourir à un droit – à l’instar du chèque énergie qui n’est pas utilisé dans un cas sur cinq faute d’être bien compris des usagers.

La systématisation des appels à projets, aux nombreux effets pervers, pèse sur les associations. Ce mécanisme les oblige à allouer d’importants moyens pour répondre à ces appels, voire à s’en remettre à des prestataires externes. Il empêche même certains acteurs, notamment de petites associations, de contribuer à l'innovation sociale et même plus modestement aux activités d'intérêt général.

La multiplication des indicateurs, qui a pu conduire à une régulation trop exclusivement budgétaire, a encore intensifié cet éloignement, sans effet miraculeux sur les finances publiques.


II.    1.3 Troisième constat : ces insuffisances dans l’action concrète ont provoqué une crise de confiance

Trois institutions auxquelles les Français sont très attachés connaissent une profonde remise en question : l’hôpital public, l’école, et la justice.
En dépit de leur engagement et de leur souci de bien faire, dans ces secteurs comme dans d’autres, les acteurs publics s’essoufflent.
Sur le terrain, les métiers en contact avec le public ne font plus recette. Pourtant essentiels à la mise en œuvre du dernier kilomètre, ils connaissent une perte de sens et d’attractivité, qui touche également les métiers de l’accompagnement social.

L’irritation, voire l’agressivité ou la violence auxquelles sont parfois exposés les agents d’accueil des tribunaux, des mairies, des centres communaux d’action sociale, des CAF, des guichets de préfecture ou même des centres d’appels téléphoniques en sont des illustrations flagrantes.

A l’autre extrémité de la chaîne du dernier kilomètre, les administrations centrales sont également sous tension, sous l’effet notamment d’une certaine contraction du temps disponible pour écouter les acteurs de terrain, simuler les effets d’une réforme, mener les concertations nécessaires et conduire les projets à terme.

De tout cela, le Conseil d’État est témoin, en particulier dans ses fonctions consultatives où il discute avec des administrations qui peinent parfois à justifier les projets qu’elles portent. Le recours aux cabinets de conseil, qui suscite souvent un surcroit de travail pour l’administration, a également pu nourrir une forme d’épuisement.
Cette crise de confiance se répand auprès de nos concitoyens, et le recul de la participation aux élections durant les dernières décennies, s'il a sans doute d'autres causes, s'inscrit dans cette distance accrue entre les individus et la sphère publique.

A cette crise de confiance répond, heureusement, une prise de conscience. Des actions ont déjà été entreprises, mais le même effort doit être fait, sur le long terme, pour toutes les politiques publiques. C’est l’objet des recommandations que nous présentons aujourd’hui.

II.    2. Le Conseil d’État propose, en méthode, de mettre le service aux usagers au cœur de l’action publique
Douze propositions sont formulées à cette fin.

Elles sont toutes tirées de bonnes pratiques recueillies lors des auditions ou observées sur le terrain.
Elles sont concrétisées et illustrées par les analyses de différentes politiques publiques et réformes, qui parsèment l’étude.
Ces propositions s’articulent autour de trois objectifs :
-    la proximité,
-    le pragmatisme,
-    avec un maître mot : la confiance.

II.    2.1. La proximité, d’abord

Il s’agit de rendre les politiques tangibles pour tous ceux à qui elles s’adressent.
D'abord en assurant l’accès de tous aux politiques et services publics. Il importe ainsi de sortir du tout numérique, en préservant toujours d’autres voies d’accès possibles aux services publics. Pour le dire simplement : « il faut des personnes pour parler aux personnes », de visu ou par téléphone.

Le Conseil d’État a ainsi, dans un récent arrêt, précisé que l’obligation d’avoir recours à un téléservice ne peut être imposée que si l’accès des usagers et l’exercice effectif de leurs droits sont garantis16 . Pour les procédures compliquées, ou pour des publics en situation difficile, il faut pouvoir être accompagné. C’est à ce prix seulement qu’on pourra débloquer les situations qui ne rentrent pas dans les cases des logiciels.

Dans ce registre, le recours à la Justice exprime parfois une insatisfaction qui conduit à lui donner un rôle qui n’est pas le sien.  
Que l’on pense au droit au logement opposable17  – DALO –, où l’intervention du juge ne suffit évidemment pas à résoudre le manque de logements dans les zones tendues ou au contentieux des prises de rendez-vous dans les préfectures18 , heureusement en nette amélioration.


Dans tous ces cas, l’intervention du juge n’est pas la solution. Dans tous ces cas, c’est bien le dernier kilomètre de l’action publique qui est en cause : comment répondre à la promesse du droit au logement ? comment, plus simplement, s’organiser pour traiter les demandes des usagers ?
Il s’agit en deuxième lieu d’accompagner le plus tôt possible, ce qui suppose de repérer les cas où un effort particulier doit être fourni. Avec pour priorité les personnes les plus vulnérables et éloignées du numériques, les petites entreprises et les territoires les plus fragiles.

Pour les personnes vulnérables, c’est ce que fait notamment la CAF de l’Hérault depuis 2020 à travers ses « entretiens giratoires ». Ils consistent à proposer un rendez-vous aux bénéficiaires du RSA dans les jours qui suivent l’ouverture de leurs droits, pour mettre en place un parcours avec un référent clair et identifié.
Ces pratiques, et je dirais même ces attentions envers les usagers, sont ce qui fait vivre nos institutions au quotidien. C’est ce qui leur permet d’être proprement humaines. Comme l’écrivait Jean-Jacques Rousseau : « Ce sont les petites précautions qui conservent les grandes vertus19  ».
Il faut en troisième lieu délivrer des messages compréhensibles par tous. Simplifier les formulaires, rapprocher le langage administratif du langage commun, communiquer de manière concrète avec des exemples parlants où les usagers se retrouvent. Les visuels peuvent par exemple simplifier la compréhension là où l’écrit est parfois laborieux. Plutôt qu’un texte qui décrit les situations territoire par territoire, une carte bien faite, introduite dans une norme, est plus claire pour tout le monde.
Enfin, s’agissant de la proximité, il ne faut pas négliger la nécessité d’« aller vers » l’usager.

Il s’agit de développer des points relais performants, à l’instar des maisons France services, en veillant à la qualité des réponses apportées, donc à la formation des agents. C’est l’exemple des pirogues qui circulent sur le Maroni en Guyane pour aller au contact des usagers, ou des bus dentaires de la CPAM de Paris20.

Enfin anticiper les démarches auxquelles sera certainement confronté l’usager représente un gain pour tous. Ainsi de la caisse d’assurance retraite et de santé au travail (CARSAT) de Lyon qui appelle le conjoint d’une personne décédée pour l’accompagner dans l’exercice de ses droits à pension.

II.    2.2. Le pragmatisme ensuite. C’est le deuxième mot, sous lequel s’articulent d’autres propositions.

Dans une première étape, il s’agit d’écouter les usagers pour comprendre les besoins.
Comme l’écrivait Marivaux : « Bien écouter, c’est presque répondre.21  » (Le paysan parvenu).
Cela demande d’être en contact avec eux, et de discuter avec les associations et les syndicats qui défendent leurs intérêts et connaissent les réalités auxquelles ils peuvent être confrontés.

Cela invite également à s’appuyer davantage sur des travaux de recherche, voire à les solliciter pour des évaluations continues des dispositifs. On a tout à gagner à exploiter l’immense savoir qui gît dans nos universités et nos centres de recherche. Au-delà de cette écoute, il s’agit de construire l’action publique avec les usagers et les acteurs de terrain, dont bien sûr les collectivités territoriales.

Ainsi les résultats de la politique de vaccination sont-ils largement dus à l’appui que les ARS et les préfets ont trouvé chez les élus locaux pour le maillage territorial des centres, centres qui ont réalisé les deux-tiers des vaccinations22 .

Les voies et moyens pour faire participer les usagers à l’élaboration des politiques publiques sont multiples ; elles existent déjà. Mais trop souvent, les potentialités de la participation ne sont pas pleinement employées, trahissant les objectifs de leur création.
La démocratie sanitaire a montré que les usagers23 et les associations qui les représentent pouvaient s’impliquer efficacement pour améliorer le fonctionnement du système de santé. Il n’y a qu’à rappeler les commissions des usagers  qui siègent dans les établissements de santé et examinent l’ensemble des plaintes et des réclamations adressées par les usagers.

Le pragmatisme invite également, et c'est un point fondamental, à doter les politiques publiques des moyens nécessaires et à prendre en compte d’emblée les questions d’intendance.

La prise en compte de la chaine logistique et l’importance des enjeux de maintenance ne doivent pas être négligées. Il faut s’assurer que les moyens sont bien proportionnés aux objectifs, qu’un nombre suffisant d’agents qualifiés sont en charge de l’action, ou encore que les systèmes d’information et les modalités d’évaluation et d’ajustement en continu sont bien prévus.

Cela suppose de renforcer significativement le volet faisabilité des études d’impact associées aux projets de loi, en n’excluant pas de reporter une réforme ou d’y renoncer au regard de ces critères. La réforme du prélèvement de l’impôt à la source est un exemple de réussite très claire : portée au bon niveau, associant les acteurs sur des questions aussi concrètes que les logiciels de paie, elle a su « donner du temps au temps » comme l’écrit Cervantès dans son Don Quichotte24, pour atteindre ses objectifs ambitieux.


II.    2.3 La confiance enfin. C’est le troisième mot sous lequel se placent nos recommandations.


Confiance d’abord dans les acteurs de terrain. Trop fréquemment, l'action publique, dans un souci d'exhaustivité mais également par une appréhension erronée du principe d'égalité, s'attache à définir tous les cas de figure. Vaine tentative le plus souvent mais qui a pour effet de réduire voire de supprimer toute marge de manœuvre aux acteurs locaux. Si de trop nombreux cas sont prévus, ceux qui ne le sont pas paraissent exclus du champ de l'action publique considérée.
Le Conseil d'État a rappelé dans un avis du 7 décembre 2017 que : « le principe d'égalité, n'est pas un principe d'uniformité et il ne fait pas obstacle à ce que la norme soit adaptée à des réalités territoriales diverses25  ».
N’oublions jamais l’avertissement de Portalis : « L’on ne simplifie pas en prévoyant tout »26. (Discours préliminaire du premier projet de Code civil).

Valoriser les carrières des agents au sein des services publics

Il faut plus généralement s’attacher à valoriser les expériences de terrain dans la carrière, protéger les agents des comportements déplacés de certains usagers et valoriser ce travail par des marques de reconnaissance.
La rémunération ne doit pas être négligée et des volets importants de réforme de la fonction publique ont été engagés. Il appartient aux autorités politiques de faire les arbitrages les plus appropriés dans le cadre de la gestion attentive des finances publiques.
Les questions statutaires sont également déterminantes pour le bon fonctionnement des services publics. Mais la reconnaissance de la capacité concrète des agents du service public à apprécier les situations, à organiser les administrations et prendre des décisions est également cruciale pour la réussite de l'action publique comme pour l'attractivité des carrières qui conduisent à la servir.
Les fonctions d’expertise au sein des administrations méritent également d’être valorisées. Cette expertise est cruciale pour faire face aux défis auxquels nous serons exposés dans les prochaines années – défis écologiques, technologiques ou démographiques.

Donner toute leur place aux collectivités territoriales, aux syndicats et aux associations

Il faut souvent inverser la démarche qui ne voit dans l'intervention des acteurs de la société civile et des corps intermédiaires, parfois même dans l'action des collectivités territoriales, qu’une solution de deuxième ordre, une formule ancillaire dans la hiérarchie des actions publiques. Or dans bien des cas, ces autorités et ces acteurs sont les intervenants les plus légitimes et efficaces pour permettre aux politiques publiques de franchir le dernier kilomètre. Ils doivent être confortés dans leur travail quotidien. Dans ce cadre, le principe devrait être le contrôle a posteriori, qui laisse la liberté d’action là où elle doit être : première.
Il s’agit de sortir, en confiance, d’une culture de la verticalité pour laisser place à une culture de l’action de terrain. A cet égard, le réseau des préfectures et de sous-préfectures est essentiel pour le dernier kilomètre.

Enfin, dernière proposition, il importe d’instiller la confiance dans des méthodes de management renouvelées au service des usagers.
Les responsables doivent aller à leur contact, les rencontrer, les écouter. Les usagers ne peuvent être pour eux des abstractions ou des chiffres dans un tableau.
Bien loin d’une bureaucratie caractérisée par Max Weber comme prépondérance de règles et de procédure appliquées de façon impersonnelle27 , une culture prenant en compte la subjectivité de l’usager doit être favorisée.

Ce sont par exemple les « start-up d’État » sous l’égide de beta.gouv, qui permettent à un agent public d’être accompagné par des développeurs, notamment dans le numérique, afin de résoudre un problème qu’il a identifié. C’est ainsi qu’a été développée la plateforme « 1 jeune 1 solution », qui permet d’accompagner les jeunes actifs en les orientant vers des formations, en les aidant à trouver un emploi ou en les accompagnant face à des difficultés. Des applications concrètes y sont développés selon cette méthode, comme celle pour accompagner les jeunes dans la création de CV pour valoriser leurs compétences.
Les indicateurs, souvent déconnectés des marges d’action des administrations qui les renseignent, doivent enfin être revus et limités pour diminuer la charge que représente la collecte de données inutiles.

III. Ces propositions n’appellent pas de grandes réformes, mais une grande ambition


Au terme de cette étude, trois messages nous paraissent s’imposer pour faire évoluer concrètement et profondément le travail de l’administration et franchir effectivement le dernier kilomètre.

III. 1. Premier message : miser sur la créativité des agents et des acteurs de terrain :

Le Conseil d’État livre aujourd’hui une étude originale dans son champ – le dernier kilomètre n’avait pas encore fait l’objet d’un travail de cette ampleur et son positionnement. Il a par cette étude l’ambition de mettre en valeur la richesse de tout ce qui se fait, sur le terrain, dans les services publics, pour renforcer le service public.
Il faut également, chaque fois que cela s'y prête, savoir prendre en compte les solutions imaginées par les associations et l'ensemble des acteurs de la société civile. C’est ce qui a été fait avec le « Collectif des médecins solidaires » qui a créé deux cabinets médicaux dans la Creuse, désert médical où se relaient toutes les semaines des médecins volontaires venant du reste du territoire national.

Le Conseil d’État a mené cette étude en suivant les usagers dans leurs démarches, en allant effectivement tester les formulaires administratifs, mais aussi en multipliant les échanges avec tous les acteurs du dernier kilomètre et en se plongeant au cœur de l’action publique quotidienne. Il a par exemple organisé un atelier pour tester de manière concrète les procédures en ligne et téléphoniques d’obtention de titres d’identité sécurisés.

Il a échangé avec de nombreux acteurs, des collectivités territoriales aux organisations syndicales, des associations aux préfets, des entreprises aux directions qui font du dernier kilomètre leur cœur de métier comme la direction interministérielle de la transformation publique. Il a pu ainsi comprendre les échecs dans le franchissement de la dernière portion qui mène à l’usager, et analyser les succès pour en extraire ce qui est reproductible.

Le Conseil d’État a bénéficié dans cette démarche d’un dialogue privilégié avec le Conseil économique, social et environnemental ainsi que de travaux particuliers de plusieurs inspections générales de l’État. Que leurs représentants en soient ici particulièrement remerciés.

Pour que cette étude porte ses fruits, il faut maintenant que cette analyse soit diffusée, que la méthode soit adoptée. C’est un des objectifs de cette rentrée, mais le Conseil d’État entend suivre la méthode qu’il prône, dans une démarche de coopération avec tous les acteurs qui mettent effectivement en œuvre le dernier kilomètre.
Innovant sur ses habitudes, il assurera ainsi une présentation de l’étude auprès :
-     des personnalités auditionnées pour l’étude ou rencontrées lors des déplacements ;
-    des administrations qui le souhaiteront ;

Mais également :
-    dans les écoles de formations de la fonction publique ;
-    devant la Défenseure des droits et ses équipes ;
-    ou encore devant le Conseil économique, social et environnemental.

III. 2 Deuxième message : faire de la transformation de la complexité en simplicité une mission fondamentale du service public et des acteurs des politiques publiques

    
Chaque fois que cela est possible, la complexité de l'action publique doit être prise en charge par l'administration afin de proposer des solutions simples à toutes celles et tous ceux qui s'adressent à elle. Gouverner une société moderne, administrer une société complexe, c'est bien évidemment être confronté à des problèmes difficiles, à des situations diversifiées et à des exigences contrastées. Si l'objectif des pouvoirs publics est la poursuite de l'intérêt général, il est également crucial qu'ils aient pour ambition de mesurer la complexité, de l'assumer et de la résoudre pour mettre en œuvre des politiques publiques simples, lisibles et efficaces.

Dans cet esprit, chacun est responsable du franchissement du dernier kilomètre. Jamais les personnes publiques ne doivent éconduire sans rediriger l’usager.
A organisation constante, il faut que la complexité administrative existante devienne invisible pour l’usager. Pour cela, il y a lieu de préférer les logiques de guichets uniques ou intégrés aux débats sur la gouvernance. Cela suppose l’approche partenariale de la décentralisation prônée de longue date mais parfois difficile à retrouver dans les faits.
Cette coopération, c’est par exemple le pari de France Travail dont l’objectif est de s’appuyer, dans un cadre clarifié de responsabilités des acteurs, sur des espaces d’accueil communs, des systèmes d’information harmonisés, des indicateurs communs et des comités de pilotage réguliers.

Par cette logique de coopération, les institutions doivent être véritablement garantes de la simplicité administrative.

Cette simplification invite à alléger les démarches, en particulier pour les personnes les plus fragiles, en généralisant le « dîtes-le-nous une fois », ou les formulaires pré remplis grâce aux informations dont dispose déjà l’administration, dans le respect bien sûr des règles de protection des données. L’idée d’un dossier social personnalisé, qui permettrait d’unifier toutes les démarches et d’avoir une vision à 360° de tous les droits ouverts mériterait ainsi d’être approfondie.

Il en est de même de la logique consistant à grouper les démarches de l’usager pour l’accompagner lors de moments clés de sa vie, qui fut un des axes du 7ème comité interministériel de la transformation publique que vous avez présidé, Madame la Première ministre. Ces simplifications consistant à créer un point d’accès unique pour toutes les démarches qu’il faut faire lors du passage à l’âge adulte, d’un déménagement ou de la retraite, devraient selon l’étude encore être étendues28.

Cette simplification pourra s’appuyer sur celles mises en place durant la crise sanitaire, comme le Conseil d’État le recommande. Il préconise de s’inspirer de l’esprit qui a présidé alors pour d'autres domaines.

Dans ce mouvement, la juridiction administrative balaiera devant sa porte, avec l’objectif de mise en place d’une plateforme citoyenne complétant les boites à idées qui existent déjà et permettant des retours d’expérience et de satisfaction des usagers.

III. 3. Troisième message : assumer le temps nécessaire au succès du dernier kilomètre

Les recommandations de l’étude invitent en effet à s'interroger sur le temps de l'administration.
Construire une politique en identifiant ses conséquences concrètes, ses difficultés et ses chicanes, ses chausse-trappes et ses aléas, suppose un travail mené avec détermination mais sans céder aux sirènes de la précipitation et de l’agitation médiatique.

Le service public doit être réactif et diligent, il ne doit pas être brouillon, approximatif et impétueux.
Cela ne signifie pas que l’inaction administrative, notamment une fois qu’une loi est promulguée, soit acceptable.
Agir de façon volontaire, agir quand la loi y oblige, mais toujours prendre le temps de la concertation, toujours s’interroger sur la mise en œuvre concrète d’une réforme : autant de principes simples qui devraient s’imposer à la temporalité de l’administration.

Dans ce registre, le recours au juge est, de plus en plus, employé comme un moyen pour contraindre l’administration à agir. Là encore, une fois que la loi a fixé le cap, défini des objectifs, l’attente de nos concitoyens est forte et ils s’impatientent de voir les annonces mises en œuvre. Ainsi en va-t-il des contentieux climatiques dans lesquels des associations de citoyens demandent au juge d’intervenir pour traduire dans les faits les objectifs définis par la loi et par les textes réglementaires29 .

Le juge est, symétriquement, parfois perçu comme une contrainte qui ralentit l’action publique. D’où la tentation, qui revient régulièrement dans certains secteurs, de limiter le droit de recours, d’encadrer strictement les délais d’intervention du juge, de supprimer l’appel… Certes, le juge doit prendre sa part de l’efficacité de l’action publique, ce qui suppose à la fois qu’il dispose de moyens suffisants et qu’il utilise ces moyens de la manière la plus efficace, mais la polarisation du débat sur l’intervention du juge ne doit pas être une solution de facilité pour éviter de s’attaquer à la source première des délais de réalisation des projets, qui réside dans la trop grande complexité des procédures et des textes qui les encadrent.

Pour conclure ce propos, il est inutile de souligner qu’apprendre à franchir en méthode le dernier kilomètre est un travail de longue haleine. Il faut se rapprocher mètre par mètre, jour après jour, de l’usager pour concrétiser les promesses portées par toute réforme.
Ce travail méthodologique, le Conseil d’État propose de l’entreprendre dès maintenant et dans la durée.
Auguste répétait qu’« On fait toujours assez vite ce que l'on fait bien30 ». La maxime pourrait être un guide pour le franchissement du dernier kilomètre.
Mesdames et Messieurs, le Conseil d’État, continuera à agir, dans l’ensemble de ses missions, pour que l’usager soit placé au cœur de la conception de nos politiques publiques. Il appuiera, toujours en toute indépendance, le gouvernement et le Parlement dans cette tâche.

 Il me reste, pour terminer, à évoquer l'étude que le Conseil d'État a décidé de mener l'année prochaine.

Vous avez fait de la souveraineté, Madame la Première ministre, sous l’autorité du Président de la République, un des champs privilégiés de votre action.

C’est ce thème de la souveraineté que nous avons retenu pour notre étude annuelle 2024, avec son cortège de questions qui portent aussi bien sur l’organisation interne de notre démocratie, que sur la place de notre pays vis-à-vis du concert international et des instances européennes.
Comme cette année, les conclusions de cette étude seront présentées à la rentrée du Conseil d’État en septembre prochain.

Madame la Première ministre, Mesdames et Messieurs, c’est par une invitation à revenir l’année prochaine pour notre rentrée 2024 que je termine mon propos.

Je vous remercie une nouvelle fois très vivement de nous avoir fait l'honneur d’être présents aujourd’hui.

 

 1 Texte écrit en collaboration avec Jean-Baptiste Desprez, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président

2 Décret du 30 septembre 1953 portant réforme du contentieux administratif qui a abrogé le système hérité du Consulat, celui des conseils de préfecture, pour y substituer, à compter du 29 décembre 1953

3 Carbonnier, Réflexion sur la médiation, un mode alternatif de résolution des conflits, Lausanne, 14 et 15 novembre 1991, Zurich, 1992, p. 11. 7

4 CE, Sect., 9 décembre 2022, Commune de Saint-Herblain, n° 454521, Rec.

5 Voir deux arrêts : CE, 26 avril 2022, n° 453176 et CE, 26 avril 2022, 441370.

6 CE, 22 juin 2022, Syndicat des jeunes médecins, et autres, nos 446917, 446944 et 447003.

7 Rachid Filali Meknassi, Ousmane Oumarou Sidibe, et Alain Supiot, Entretien sur la politique d’immigration, Droit social, n°3, mars 2007.

8 CE, 20 septembre 2022, M. et Mme C., n° 451129, Rec

9 Voir le décret n°63-766 du 30 juillet 1963 portant règlement d'administration publique pour l'application de l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945 et relatif à l'organisation et au fonctionnement du Conseil d'Etat

10 En 2012 : 2 159 demandes, à comparer aux 236 482 affaires rendues, soit un ratio de 0,91 % ; en 2018 : 3581 demandes pour 252 055 affaires jugées, soit un ratio de 1,42 % ; en 2022 : 4 600 demandes d’exécution pour 274 150 décisions rendues, soit un ratio de 1,68 %

11 CE, 27 mars 2023, Section française de l'Observatoire international des prisons, n° 452354, Rec.

12 Le tribunal administratif de Bastia, occupé le 15 mars 2023, et celui du tribunal administratif de Nantes, par deux fois cible de violence les 23 et 28 mars 2023

13 RÉPARTITION DES COMPÉTENCES (collectivites-locales.gouv.fr)

14 Les Douze Travaux d'Astérix, dessin animé franco-britannique réalisé par René Goscinny et Albert Uderzo, sorti en 1976. Ce dessin-animé original a été ensuite repris sous forme de bande-dessinée.

15 Voir notamment IGAS, IGEN, IGAER : « Évaluation de la politique de prévention en protection de l’enfance », 2018-047R, janvier 2019

16 CE, décision, Section, nos 452798, 452806 et 454716 du 3 juin 2022, et avis nos 461694, 461695 et 461922 du 3 juin 2022.

17 Institution par la loi n° 2007-290 du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale, et codifiée aux articles L. 300-1, L. 441-2-3 et L. 441-2-3-1. du code de la construction et de l’habitation

18 CE, 10 juin 2020, M. E…A…, n°435594 précisant l’office du juge saisi dans le cadre d’un référé mesure-utiles (L. 521-3 du code de justice administrative)

19 J.-J. Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse

20 Voir Sante-pratique-paris : le bus social dentaire roule avec la CPAM de Paris.

21 Marivaux, Le Paysan parvenu

22 Voir Cour des comptes, La vaccination contre la Covid 19. Des résultats globaux favorables, des disparités persistantes, p. 55 à 57

23 Voir les articles L. 1112-3 et R. 1112-79 et suivants du code de la santé publique

24 Miguel de Cervantes Saavedra, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction par Louis Viardot., J.-J. Dubochet, 1837 (tome 2, p. 721-728) « le remède me semble bien âpre, et il sera bon de donner du temps au temps ».

25 Conseil d’Etat, avis de l’assemblée générale sur la différenciation des compétences des collectivités territoriales relevant d’une même catégorie et des règles relatives à l’exercice de ces compétences du 7 décembre 2017, avis n° 393651

26 Jean-Étienne-Marie Portalis, Discours préliminaire du premier projet de Code civil

27 Max Weber, « La domination légale à direction administrative bureaucratique ». Économie et Société, œuvre posthume, 1921

28 Voir à ce titre le dossier de presse du 7ème CITP du 9 mai 2023, p. 14-15. Pour 2023, le Gouvernement donne la priorité à cinq « moment de vie » : « Je deviens étudiant, J’établis mon identité, Je pars, je vis, je reviens de l’étranger, Je rénove mon logement, Je perds un proche. »

29 Voir notamment, pour les émissions de gaz à effet de serre, CE, 19 novembre 2020 puis 1er juillet 2021, Commune de Grande-Synthe et autres, n°427301 puis sur l’exécution, CE, 10 mai 2023, Commune de Grande-Synthe et autres, n° 467982 ; ou pour les émissions de particules fines : CE 12 juill. 2017, n° 394254, Association Les Amis de la Terre puis sur l’exécution CE, ass., 10 juill. 2020, n° 428409, Association Les amis de la terre France puis CE, 4 août 2021 puis 17 octobre 2022, n°428409.

30 Vers d’Euripide, cité par Suétone, Vie des douze Césars, Trad. Nisard – 1855, chapitre XXV. Sa conduite envers ses soldats. Ses adages militaires. Voir également Renzo Tosi, Dictionnaire des sentences grecques et latines, préface par Umberto Eco, Milan, Jérôme Millon, trad. Rebecca Lenoir, 2010 (sentence 698).