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Cérémonie de remise du prix de thèse du Conseil d’État en droit public
Conseil d’État, Mardi 29 septembre 2015
Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État
Monsieur le Premier Président de la Cour de cassation,
Monsieur le Procureur général près cette cour,
Mesdames et Messieurs les présidents et les professeurs,
Mesdames et Messieurs,
Mes chers collègues,
Notre réunion, ce soir, est placée sous le signe de la continuité et de la confiance.
Continuité, car si le Conseil d’État a décidé de décerner pour la première fois un prix de thèse, notre institution n’a pas attendu l’heureux événement de ce soir pour tisser depuis longtemps, depuis sa création même, des liens étroits, profonds et fructueux avec l’Université. Ces liens sont multiples et se complètent grâce à la qualité de nos échanges et de nos travaux communs.
Confiance, car le dialogue entre le Conseil d’État et la doctrine n’est ni un exercice formel, ni une succession de monologues. Nous avons en effet une claire et sincère conscience de la complémentarité de nos démarches et de l’unité de notre tâche commune. Nous savons ce que les thèses, qui sont d’abord des œuvres de jeunesse, apportent à la doctrine juridique française et ce que nous devons, par exemple, à la thèse de Jean Rivero sur les mesures d’ordre intérieur ou à celle de Georges Vedel sur la notion de cause en droit administratif. Nous œuvrons chacun, selon nos méthodes et en toute indépendance, à une meilleure intelligibilité et sécurité et à un plus grand rayonnement de notre droit.
I. Le prix de thèse du Conseil d’État pose ainsi un nouveau jalon dans l’approfondissement des liens entre notre ordre de juridiction et l’Université.
A. Il offre tout d’abord une nouvelle enceinte d’échanges et de débats, qui exprime la diversité de nos origines et de nos parcours.
J’ai en effet tenu à nommer, parmi les membres du jury, autant de représentants de la juridiction administrative que de l’Université. La composition du jury reflète aussi bien la diversité des juridictions administratives – du Conseil d’État aux tribunaux administratifs, en passant par les cours administratives d’appel -, que la représentativité des universités. Le jury de l’édition 2015 comprend ainsi, parmi ses membres, MM. François Bourrachot, président de chambre à la cour administrative d’appel de Lyon, Gilles Hermitte, président du tribunal administratif de Clermont-Ferrand – devenu président du tribunal administratif d’Orléans –, Benoît Delaunay, professeur à l’Université Panthéon-Assas, Mme Pascale Gonod, professeure à l’Université Panthéon-Sorbonne, et M. Jérôme Trémeau, professeur à l’Université d’Aix-Marseille. A ceux-ci, s’ajoute une personnalité qui symbolise la force de nos liens : Mme Marie Gautier-Melleray, professeure à l’Université de Bordeaux et maître des requêtes en service extraordinaire au Conseil d’État qui deviendra le 1er octobre maître des requêtes tout court, si j’ose dire. Pour mener à bien ses travaux, le jury a bénéficié du concours de deux rapporteurs, choisis pour leur connaissance particulière des exigences de la recherche universitaire : MM. Gilles Pellissier et Didier Ribes, tous deux docteurs en droit et maîtres des requêtes, le premier étant professeur associé à l’Université de Tours, le second, titulaire de l’agrégation de droit public et, par conséquent, ancien professeur des Universités. Je tiens à remercier l’ensemble de ces personnes, qui nous ont fait l’honneur et l’amitié de leur participation et qui ont apporté une éminente contribution à la qualité de nos échanges. Je n’en dirai pas plus sur leur apport respectif pour ne pas briser le secret du délibéré.
Je veux aussi remercier les deux vice-présidents du jury, le président Bernard Stirn et la présidente Maryvonne de Saint Pulgent, sans l’engagement et la participation desquels ce prix de thèse n’aurait pu voir le jour. Je tiens à saluer la contribution de Patrick Gérard, conseiller d’État, ancien recteur de l’Académie de Paris, devenu président-adjoint et rapporteur général de la section du rapport et des études qui a apporté tout au long de la procédure le concours de sa riche expérience et de ses conseils avisés. Je rends hommage enfin au travail accompli par la Section du rapport et des études, qui a assuré le soutien des travaux du jury.
B. Grâce à la diversité des points de vue exprimés, le prix de thèse du Conseil d’État entend porter un éclairage sur les grands enjeux contemporains, auxquels sont confrontées l’ensemble des juridictions administratives.
Pour permettre la plus grande expression des talents, nous avons choisi un large champ de prospection en droit public. Celui-ci n’exclut ni les approches transversales, ni les thèses « monographiques » ; il s’intéresse naturellement aux questions juridictionnelles, mais il n’entend pas s’y cantonner, en s’ouvrant sur la vie de toutes les institutions administratives. L’édition 2015 a répondu à nos attentes. Car, parmi les 44 thèses reçues, 20 d’entre elles étaient généralistes et traitaient du droit administratif général, du contentieux administratif et des institutions administratives, tandis que les 24 autres étaient plus spécialisées, abordant le droit des biens, celui des contrats, celui des collectivités territoriales, mais aussi les libertés fondamentales, l’environnement et même le sport. Le jury a apprécié que de nombreuses thèses comportent d’importants développements consacrés au droit comparé. Dans ce vaste champ, nous avons sélectionné des thèses qui se distinguent par leur excellence académique et par leur originalité - le jury a été notamment attentif à l’intérêt, la nouveauté et la pertinence du sujet, à l’originalité et à la rigueur de l’analyse, à la maturité des réflexions et aussi à la qualité rédactionnelle. Mais ce qui fait la particularité de notre regard, c’est que nous nous interrogeons toujours sur l’intérêt que le sujet traité présente pour le Conseil d’État et la juridiction administrative dans son ensemble, sans pour autant sacrifier à la myopie d’un utilitarisme à courte vue. Nous ne recherchons pas des bénéfices immédiats, mais des perspectives renouvelées sur ce qui fait le cœur et le cadre de notre activité. Il peut se trouver qu’une thèse très remarquable reçoive plusieurs récompenses, il n’y a là aucun mimétisme, car chacune d’entre elles témoigne d’une sélection et d’une analyse propres.
Le jury se félicite des résultats de cette première édition. La diversité des thèses reçues rend compte d’un réel engouement : j’ai déjà évoqué la variété des sujets traités, il faut aussi souligner leur diversité géographique. Les 2/3 d’entre elles ont en effet été soutenues dans des Universités non parisiennes et proviennent de l’ensemble du territoire, mais uniquement métropolitain : nous avons encore quelques progrès à faire pour nous étendre à l’outre-mer. Il faut par ailleurs se réjouir d’une parité presque parfaite entre les candidates et les candidats de cette première édition. Nous disposions donc d’un ensemble solide et riche, pour distinguer l’excellence particulière d’une thèse. Nous en avons délibéré longuement à l’occasion de nos trois réunions.
II. J’ai ce soir le grand plaisir de décerner le prix de thèse du Conseil d’État à Mme Aline Minet, pour ses travaux sur la perte de chance en droit administratif.
A. Par cette distinction, le Conseil d’État reconnaît l’excellence du travail académique accompli et la contribution remarquable et très prometteuse au dialogue qu’entretient notre institution avec l’Université. Mme Alice Minet est maître de conférences à l’Université Panthéon-Assas. Elle a soutenu le 3 avril 2013 au sein de cette Université sa thèse qui a reçu à l’unanimité la mention très honorable et les félicitations du jury. Cette thèse a ensuite en 2014 été publiée par l’éditeur LGDJ dans la « Bibliothèque de droit public » qui est une collection bien connue. Elle a par ailleurs reçu en 2013 le prix de l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation ainsi qu’en 2014 le prix de l’Université Panthéon-Assas, le prix Demolombe de l’Académie des Sciences morales et politiques et le prix Louis Forest-Picard de la Chancellerie des Universités de Paris.
De cette thèse, je me bornerai à souligner deux apports essentiels.
En premier lieu, elle procède à une clarification salutaire de la notion de perte de chance. Elle permet en effet de cerner son unité, parmi la diversité des contentieux qu’elle couvre, qu’il s’agisse notamment du droit de la responsabilité hospitalière, de la fonction publique ou de celui des contrats. Cette unité réside dans la prise en compte d’une incertitude causale entre le dommage subi par la victime et l’acte imputable à l’administration. Elle renvoie à une situation dans laquelle « l’administré est engagé dans un processus dont l’évolution possible est aléatoire. Il en espère une issue heureuse, se concrétisant par l’obtention d’un avantage, mais rien ne permet d’affirmer que celle-ci interviendra nécessairement »[2]. Unitaire, la notion de perte de chance n’en est pas moins le fruit d’une progressive maturation : elle est apparue pour la première fois dans un arrêt Sieur Bacon[3] du 3 août 1928 du Conseil d’État, avant de se développer dans la jurisprudence de la Cour de cassation et dans des pans importants du contentieux administratif. A l’aide de critères pertinents, Alice Minet a établi une typologie de ces occurrences, selon la nature et l’origine de l’aléa. Elle distingue les cas où celui-ci résulte de l’exercice d’un pouvoir d’appréciation, qu’il s’agisse de celui de l’administration ou de l’usager lui-même, des cas où il découle d’une incertitude d’ordre technique, qu’elle soit de nature médicale ou économique.
Grâce à cette grille de lecture, cette thèse propose en second lieu une rationalisation de l’usage de la perte de chance et, plus précisément, de ses différentes techniques de réparation. Suivant de près les avancées et, parfois, les fluctuations de notre jurisprudence, Alice Minet analyse, d’une manière critique et bienvenue, le raisonnement suivi par le juge administratif. Celui-ci met traditionnellement en œuvre une logique dite du « tout ou rien », qui conduit, le cas échéant, lorsque la victime avait des chances sérieuses d’obtenir l’avantage escompté, à réparer la totalité du préjudice résultant pour elle de la privation de cet avantage. A partir des années 2000, avec les arrêts de Section Consorts Telle[4] du 5 janvier 2000 et Centre hospitalier de Vienne[5] du 21 décembre 2007, le Conseil d’État recourt à une autre méthode, dite de la « réparation proportionnelle ». Celle-ci consiste à évaluer la valeur totale du préjudice subi et à lui appliquer un coefficient de probabilité, reflétant les chances de la victime d’obtenir l’avantage attendu. Comme le montre Alice Minet, cette technique, empruntée au juge judiciaire, s’est développée d’une manière autonome dans la jurisprudence administrative et, sans doute, son périmètre continuera-t-il de se préciser à l’avenir. L’auteur ne préconise pas l’abandon de notre double système d’indemnisation – logique du « tout ou rien » et logique proportionnelle -, mais plutôt des pistes de perfectionnement, qui sont autant de perspectives de réflexion stimulantes pour le juge. Cette thèse méritait ainsi d’être distinguée et de recevoir notre premier prix de thèse.
B. Mais je veux aussi saluer la thèse de M. Louis Bahougne, à laquelle le jury a souhaité décerner une mention spéciale.
M. Bahougne, âgé de 27 ans, est depuis le 1er septembre de cette année maître de conférences à l’Université de Paris Nanterre la Défense. Il a soutenu le 30 juin 2014 au sein de l’Université de Poitiers sa thèse, qui a également reçu à l’unanimité la mention très honorable et les félicitations du jury. Elle a aussi été publiée non pas en 2014, mais cette année, par le même éditeur, LGDJ, et dans la même collection, la « Bibliothèque de droit public ». Consacrée au financement du service public, cette thèse propose des analyses transversales stimulantes et des pistes de réflexion et d’échanges fructueux entre les disciplines juridique et économique ainsi qu’entre le droit administratif et celui des finances publiques. Elle met ainsi en lumière la recomposition du cadre dans lequel se déploie l’action publique contemporaine. Elle analyse avec finesse comment les exigences inhérentes au service public structurent son organisation financière, mais aussi comment, en retour, les contraintes budgétaires, économiques et financières influencent le fonctionnement des administrations. Par là, cette thèse renouvelle l’approche traditionnelle du service public et montre les limites d’une approche trop « volontariste », qui laisse dans l’ombre les conséquences profondes et proprement juridiques des choix de financement opérés. Le jury a été sensible à la pertinence et l’ampleur du sujet comme à la percée théorique que représente cette thèse, dans un domaine où des avancées restent encore à réaliser - comme l’a montré de son côté l’étude annuelle du Conseil d’État consacrée en 2015 à l’action économique des personnes publiques[6].
Vous le voyez, par le nombre et la qualité des thèses reçues, cette première édition du prix de thèse du Conseil d’État témoigne d’une réelle adhésion de la communauté scientifique et, à travers elle, de son profond attachement aux liens qui unissent notre institution à l’Université. Je félicite tout spécialement les directeurs de thèse qui ont une part de responsabilité certaine dans le succès de leurs élèves. Je remercie à nouveau l’ensemble des personnes qui ont contribué au succès de cette première édition, qui place ainsi sous les meilleurs auspices les éditions à venir : le Conseil d’État remettra un prix tous les deux ans. C’est notre vocation d’être mutuellement à l’écoute les uns des autres et c’est notre responsabilité partagée de nous éclairer respectivement, par des voies multiples et régulières. Je forme le vœu que le prix de thèse du Conseil d’État puisse servir au soutien et au développement de cette ambition collective, à laquelle nous sommes si attachés, et qui représente l’un des gages les plus précieux du progrès de notre droit.
[1] Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
[2]A. Minet, La perte de chance en droit administratif, éd. LGDJ, 2014, p. 106.
[3] CE, Sect., 3 août 1928, Sieur Bacon, n°85995.
[4]CE, Sect., 5 janvier 2000, Consorts Telle, n°181899, ccls D. Chauvaux.
[5] CE, Sect., 21 décembre 2007, Centre hospitalier de Vienne, n°289328, ccls T. Olson.
[6]L’action économique des personnes publiques, étude annuelle 2015 du Conseil d’État, éd. La documentation française, 2015.