Réflexion autour de la procédure préjudicielle

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Symposium des présidents des cours constitutionnelles et suprêmes de l’Union européenne à la Cour de justice des Communautés européennes - Luxembourg, 30 et 31 mars 2009

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Intervention de Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État

Texte rédigé par Julien Boucher, maître des requêtes au Conseil d'État, rapporteur public

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Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Présidents, Mesdames et Messieurs les juges,Chers collègues,

C'est une tâche difficile que d'avoir à répondre, en quelques mots, à la question de savoir ce que devrait être, à l'horizon d'une vingtaine d'années, le visage de la procédure préjudicielle. Je dois dire, toutefois, que cette tâche a été considérablement allégée, en ce qui me concerne, par la ferme conviction que cette procédure, telle qu'elle fonctionne, sans grand changement depuis l'entrée en vigueur du traité de Rome, est un bon système, qui a fait ses preuves, et qu'il est donc essentiel de le préserver. Pour cela, des évolutions seront certainement nécessaires, car il faudra tenir compte des développements futurs de la construction européenne, dont on peut gager qu'ils entraîneront, comme les précédents, l'extension géographique et matérielle de la compétence de la Cour de justice. Mais il ne faudrait pas que ces évolutions conduisent, bon gré, mal gré, à dénaturer une procédure dont il n'est pas exagéré de dire qu'elle constitue, selon l'expression consacrée, la « clé de voûte » du système juridictionnel de l'Union européenne.

I - La pertinence de la procédure préjudicielle

Je ne reviendrai pas longuement sur le bilan très positif que, après quelque cinquante ans de pratique, l'on peut dresser du fonctionnement de la procédure préjudicielle. Il est à peine besoin de rappeler, en effet, que c'est dans ce cadre que s'est accomplie, pour l'essentiel, l'œuvre jurisprudentielle de la Cour de justice, et que c'est à la faveur du dialogue qu'elle a favorisé entre la Cour et les juridictions nationales que le droit communautaire a véritablement acquis droit de cité dans le prétoire de ces dernières, quelle que soit leur place dans l'appareil juridictionnel des États membres. En cela, la procédure préjudicielle a puissamment contribué à la construction de l'Europe du droit et, partant, de l'Europe tout court.

La raison d'un tel succès ne doit pas être recherchée très loin : c'est que la procédure préjudicielle, telle qu'elle a été conçue par les rédacteurs du traité de Rome, est parfaitement adaptée à ce que la Cour de justice, dans son fameux arrêt Costa c/ ENEL du 15 juillet 1964, a appelé la « nature spécifique originale » du droit communautaire, qui constitue un « ordre juridique propre, intégré au système juridique des États membres ». De cette intégration, qui n'est ni fusion, ni juxtaposition, il résulte que les juridictions nationales, sans pour autant être hiérarchiquement subordonnées à la Cour de justice -parce qu'elles ne tiennent, en dernier ressort, leur existence et leur compétence que de la Constitution de leur État-, sont les juges communautaires de droit commun. La procédure préjudicielle, qui constitue, selon l'heureuse expression de la Cour dans un arrêt Salzmann du 15 mai 2003, un « instrument de coopération judiciaire », a permis de concilier cet équilibre original avec l'exigence d'une interprétation et d'une application uniformes du droit communautaire, sans lesquelles celui-ci aurait perdu jusqu'à sa raison d'être.

En prévenant les divergences de jurisprudence, la technique du renvoi préjudiciel permet en effet, partout où elle est pratiquée, de maintenir l'unité de l'ordre juridique malgré l'inévitable et, dirais-je même, nécessaire diversité des juridictions chargées, chacune dans leur domaine, d'assurer le respect de l'État de droit. C'est une technique que nous connaissons de longue date, en France, dans les rapports entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire. Les juridictions suprêmes de ces deux ordres auront bientôt l'occasion de l'utiliser également à l'égard du Conseil constitutionnel. Une récente révision constitutionnelle leur a en effet ouvert la possibilité de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité d'une disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution. Nous pratiquons même le renvoi préjudiciel, d'une certaine manière, au sein de l'ordre juridictionnel administratif, la loi permettant aux tribunaux administratifs et aux cours administratives d'appel d'interroger le Conseil d'État sur une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges.

Une certaine complexité est certes inhérente à cette technique, qui constitue une exception au principe de la plénitude de compétence du juge saisi du principal. Mais, pourvu que la procédure préjudicielle soit utilisée à bon escient, les inconvénients qui peuvent en résulter sont, au total, largement compensés par les bénéfices du dialogue qu'elle conduit à nouer entre les juridictions. Or ce dialogue, nécessaire à l'intérieur même de chaque État, l'est plus encore à l'échelle européenne, où coexistent non seulement les ordres juridiques nationaux et l'ordre juridique communautaire, mais aussi celui issu de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Et ce n'est pas par hasard, mais grâce à l'autorité que lui a acquise sa jurisprudence, que le prétoire de la Cour de justice est devenu le lieu privilégié de ce dialogue, le creuset où s'élabore ce que certains ont pu appeler un « droit constitutionnel européen », composé des principes essentiels communs aux constitutions nationales, au droit communautaire et au droit européen des droits de l'homme. Ainsi, pour prendre un exemple que je connais bien, le Conseil d'État français a-t-il récemment fait d'une directive communautaire une interprétation conforme aux stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en se référant à la lecture faite de la même directive par la Cour de justice, au regard de l'article 6 de la convention, dans un arrêt du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophones, rendu sur renvoi de la Cour d'arbitrage de Belgique. Cette affaire illustre à merveille la façon dont le renvoi préjudiciel permet de faire dialoguer, non seulement les juridictions nationales et la Cour de justice, mais aussi ces juridictions entre elles ainsi qu'avec la Cour européenne des droits de l'homme, concrétisant cette réalité qu'est la « mise en réseau » progressive de l'ensemble des juridictions européennes.

Ces évolutions récentes ne font que fortifier ma confiance dans les vertus de la procédure préjudicielle. Encore faut-il, comme d'autres l'ont dit avant moi, qu'elle ne soit pas « victime de son succès ».

II - Les adaptations souhaitables à court et moyen terme

A court et moyen terme, je suis convaincu que son fonctionnement, qui est dans l'ensemble très satisfaisant, compte tenu notamment des efforts consentis par la Cour de justice pour contenir ses délais de jugement, pourrait être encore amélioré sans qu'il soit nécessaire, pour cela, de modifier les textes qui la régissent -ce qui constitue toujours une entreprise difficile et incertaine-. De nombreuses propositions, très concrètes, ont été faites, à cet égard, dans le rapport du groupe de travail constitué, à l'initiative du Conseil d'État des Pays-Bas, sous l'égide de l'Association des Conseils d'État et des juridictions administratives suprêmes de l'Union européenne. Je me bornerai ici à mettre l'accent sur quelques-unes d'entre elles.En ce qui concerne les actions qui relèvent de la Cour de justice, je n'aurai évidemment pas la prétention de lui indiquer la marche à suivre. Qu'il me soit simplement permis de souligner que, au fil des dix dernières années, la Cour a su se doter de nombreux instruments tendant à permettre une différenciation accrue dans le traitement des affaires en fonction de leur urgence et de leur importance : il est important de faire vivre ces instruments, dont toutes les virtualités n'ont peut-être pas encore été exploitées. Je pense notamment à la procédure par ordonnance prévue par l'article 104, paragraphe 3, du règlement de procédure de la Cour, à la procédure accélérée, régie par l'article 104 bis du même règlement, à la possibilité, prévue à l'article 20 du statut de la Cour, de juger certaines affaires sans conclusions de l'avocat général, ainsi qu'à la procédure préjudicielle d'urgence récemment instituée, à l'article 104 ter du règlement de procédure, pour les renvois relatifs à des questions relevant de l'espace de liberté, de sécurité et de justice. Les juridictions nationales ont sans doute leur rôle à jouer dans l'arbitrage entre ces différentes procédures, en portant à la connaissance de la Cour les éléments de contexte lui permettant d'apprécier, notamment, l'urgence de l'affaire. Plus généralement, la multiplication des contacts informels entre ces juridictions et la Cour, tout au long de la procédure, me paraîtrait, à ce point de vue comme à d'autres, ne présenter que des avantages. En effet, la question préjudicielle ne doit pas être renvoyée à Luxembourg comme on jette une bouteille à la mer : elle est partie intégrante du procès devant la juridiction auteur du renvoi, et celle-ci ne saurait se désintéresser de son sort.Nous pouvons de notre côté, nous autres juridictions nationales, contribuer utilement à prévenir l'engorgement de la Cour de justice en étant attentives à ne lui poser de questions qu'à bon escient. Pour cela, les juridictions subordonnées disposent d'une ample marge d'appréciation ; quant à l'obligation de renvoi pesant sur les juridictions statuant en dernier ressort, elle n'a rien de mécanique, compte tenu des critères posés par la Cour dans son fameux arrêt Cilfit du 6 octobre 1982, que j'interprète comme un appel au bon sens des juges des États membres. Nous devons également de ne pas oublier que le règlement du litige relève de notre seule responsabilité, et que le renvoi préjudiciel n'a pas pour objet de le faire trancher par la Cour. Nous gagnerions également, au moins au niveau des juridictions suprêmes, à renforcer nos échanges et la connaissance de nos jurisprudences respectives, ce à quoi contribuent notamment des instruments comme la base de données Jurifast, développée par l'Association des Conseils d'État et des juridictions administratives suprêmes de l'Union européenne. La Cour de justice pourrait d'ailleurs nous y aider en rendant plus aisément accessible, sur son site internet, le texte complet des questions préjudicielles posées par les juridictions de l'ensemble des États membres.

Je ne rentre pas davantage dans le détail sur ces différents points, car je sais qu'ils seront abordés à l'occasion de sessions ultérieures de cette journée de travail.

III - Les réformes envisageables à plus long terme

Il me reste à vous dire un mot des mesures plus radicales qu'il faudrait envisager si le prétoire de la Cour de justice devait s'engorger au point de compromettre le bon accomplissement par celle-ci de sa mission.Je n'aurai pas, là non plus, la prétention de trancher, en quelques mots, le nœud gordien des problèmes redoutables qui se posent à ce sujet : beaucoup de bons esprits s'y sont essayés avant moi. Je voudrais simplement souligner l'importance qui s'attache, à mes yeux, à ce que, en toute hypothèse, soient maintenus les principes fondamentaux ayant présidé à la mise en place de la procédure préjudicielle, à savoir l'unité d'interprétation assurée par le monopole reconnu en la matière à la juridiction communautaire et l'application uniforme garantie par les juridictions nationales en leur qualité de juges de droit commun du contentieux communautaire. Ceci m'engage à faire les observations suivantes sur les deux séries de mesures qui sont le plus souvent envisagées pour limiter le flux des renvois préjudiciels.

1) Du côté de la Cour, d'abord, la question demeurera posée de savoir s'il faut ou non recourir à la possibilité, ouverte par l'article 225, paragraphe 3, du traité instituant la Communauté européenne, dans sa rédaction issue du traité de Nice, de transférer au Tribunal de première instance la compétence préjudicielle dans certaines « matières spécifiques ». Dès lors que les États membres ont voulu qu'existe cette possibilité, il ne faut pas, me semble-t-il, exclure par principe d'y recourir. Je voudrais simplement souligner que le transfert d'une partie de la compétence préjudicielle au Tribunal de première instance n'aurait de sens que s'il devait en résulter, globalement, une diminution sensible du délai de traitement des affaires. Devraient être pris en compte, à cet égard, non seulement le nombre d'affaires dont cette juridiction aurait à connaître par ailleurs, mais aussi l'allongement des délais qui pourrait résulter de la mise en œuvre de la procédure de réexamen de l'affaire par la Cour en cas de risque d'atteinte à l'unité ou à la cohérence du droit communautaire. Je me demande d'ailleurs si, compte tenu de la difficulté à trouver a priori un critère pertinent de répartition des affaires entre la Cour et le Tribunal, il ne serait pas souhaitable, en tout état de cause, de prévoir un mécanisme d'aiguillage au niveau de la Cour : celle-ci pourrait ainsi, à l'issue d'un examen sommaire, conserver les affaires qu'elle jugerait elle-même les plus importantes, et renvoyer les autres au Tribunal. Au-delà, peut-être ne pourra-t-on échapper, à terme, à la mise en place d'un dispositif de filtrage pour réguler le flux des questions préjudicielles : il ne serait pas inimaginable, à cet égard, de prévoir que la Cour puisse décider de laisser à l'appréciation de la juridiction auteur du renvoi les questions qu'elle jugerait d'une importance mineure pour le développement et l'unité du droit communautaire.

2) En ce qui concerne les juridictions nationales, une question récurrente est celle de savoir s'il ne faudrait pas limiter aux seules juridictions suprêmes la possibilité de recourir à la procédure préjudicielle. Une telle mesure serait sans doute excessive, car elle porterait atteinte au principe selon lequel toutes les juridictions nationales sont, dans les limites de la compétence qui leur est attribuée par le droit interne, les juges communautaires de droit commun. Peut-être, en revanche, un filtrage des questions au niveau des cours suprêmes nationales, mieux armées pour apprécier la nécessité d'un renvoi, pourrait-il être envisagé. C'est d'ailleurs un système de ce type qui est en train de se mettre en place, en France, en ce qui concerne les questions préjudicielles de constitutionnalité qui viendront à être soulevées devant les juridictions subordonnées : elles ne pourront en effet être transmises au Conseil constitutionnel que par l'une des deux juridictions suprêmes, Conseil d'État et Cour de cassation.

Telles sont donc, en quelques mots, les évolutions de la procédure préjudicielle qui me paraîtraient envisageables pour faire face à une forte augmentation du nombre des renvois, sans pour autant porter atteinte à sa substance. Que les circonstances rendent l'adoption de telles mesures nécessaire ou non, il y a fort à parier, pour paraphraser un grand poète français, que, dans vingt ans, la procédure préjudicielle ne sera sans doute plus tout à fait la même qu'aujourd'hui ; mais nous aurions tout à gagner, me semble-t-il, à ce qu'elle ne soit pas tout à fait une autre.