Ouverture du colloque sur les 150 ans de l’arrêt Blanco par Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’Etat

Discours
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Les 150 ans de l’arrêt Blanco 
8 février 2023
Didier-Roland Tabuteau1,
vice-président du Conseil d’Etat

Mesdames et Messieurs les présidents, 
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mesdames et Messieurs,
 

Quel succès pour un arrêt de réunir une si belle assistance 150 ans après avoir été rendu !

Je suis particulièrement heureux d’être parmi vous pour ouvrir ce colloque commémorant ce 150ème anniversaire de l’arrêt Blanco rendu par le Tribunal des conflits le 8 février 1873. Je remercie chaleureusement ceux qui ont organisé ce colloque et porté ce projet : l’Université d’Orléans bien sûr, et plus spécifiquement Anne Jacquemet-Gauché, Florent Blanco, et Simon Gilbert. Mes remerciements vont également au Comité d’histoire du Conseil d’Etat et à sa présidente, Martine de Boisdeffre et, au sein du Conseil, à la direction de la bibliothèque et des archives et sa directrice Claire Sibille-de-Grimoüard, ainsi qu’au cabinet pour leur organisation de la journée en ces lieux.

La discussion d’aujourd’hui examinera la genèse, la pérennité, et enfin la « légende dorée » de l’arrêt Blanco, pour reprendre les termes mêmes de Just Luchet dans sa thèse de doctorat de 1935 consacrée à cette décision2. Mais avant même la légende, il y a le texte, dont il me revient de rappeler les termes centraux pour ouvrir ce colloque, ces termes si souvent et longuement médités par les juristes, professeurs, étudiants, magistrats et membres du Conseil.

Les juges du second Tribunal des conflits3 motivaient ainsi leur décision de confirmation de l’arrêté de conflit, c’est-à-dire dessaisissant le juge judiciaire :
« Considérant que la responsabilité, qui peut incomber à l’Etat pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le code civil, pour les rapports de particulier à particulier ;
Que cette responsabilité n’est ni générale, ni absolue ; qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’Etat avec les droits privés ; 
Que, dès lors, aux termes des lois ci-dessus visées, l’autorité administrative est seule compétente pour en connaitre ».

Ces considérants, qui ramassent des décisions antérieures du Conseil d’Etat4, ne pourraient être repris à l’identique aujourd’hui dans une semblable situation.

Toutefois, quoi que la réalité du droit administratif, des règles de compétences et du lien au service public ait largement évolué (I), la pérennité du mythe Blanco nous rappelle plusieurs aspects de l’identité profonde de ce droit (II).

     I. L’arrêt Blanco est en effet un mythe, c’est-à-dire qu’il existe au-delà de la réalité du droit qu’il pose :

Lorsque Thésée revint de son combat victorieux contre le Minotaure, nous raconte Plutarque dans sa Vie des hommes illustres, son bateau fut conservé par la ville d’Athènes, dont les citoyens le préservèrent avec les apprêts réservés au bâtiment d’un grand roi. Chaque planche, chaque rame de cette galère, une fois usée, était remplacée, de sorte que le vaisseau resplendissait encore des siècles plus tard. Ce vaisseau illustra rapidement, pour les philosophes de l’Antiquité, la question de l’identité. En effet, s’agissait-il encore du bateau de Thésée, alors que toutes les pièces en avaient été changées ? Quelle était cette substance qui persistait et qui faisait que les Athéniens le désignaient encore comme le vaisseau de Thésée ?

L’arrêt Blanco, qui n’appartient pas à la mythologie grecque mais à celle du droit public, pose des questions similaires. L’essence de la solution dégagée par l’arrêt reste certes vraie et fonde des principes intangibles : sauf loi contraire, la responsabilité des services publics administratifs relève du juge administratif qui applique des règles spécifiques. Mais, comme le relèvent les auteurs du GAJA5, les règles dégagées par cet arrêt, de compétence comme de fond, trouvent des nuances très importantes qui empêcheraient la solution dégagée en l’espèce d’être retenue aujourd’hui.

S’agissant d’abord de la compétence, vous le savez, le service des tabacs et des allumettes, qui englobait la manufacture où se produisit l’accident de la jeune Agnès Blanco, constituait à l’origine un service public à caractère administratif6. Mais il fut transformé en établissement public industriel et commercial en 1959, puis en société publique en 1980, et son transfert au secteur privé en 1995  ne permettrait plus de lui appliquer la solution dégagée par l’arrêt du Tribunal des conflits. En outre, la loi du 31 décembre 1957a transféré aux tribunaux judiciaires le contentieux « des dommages de toute nature causés par un véhicule quelconque », à l’exception des dommages occasionnés au domaine public. L’interprétation large de cette loi, qui a inclus les dommages causés par une charrette à bras8 ou encore par un bac9, ferait probablement relever un nouveau dommage causé par un wagonnet de la compétence judiciaire.


S’agissant du fond du droit, la singularité du droit administratif n’est pas si marquée que pourrait le laisser accroire la formulation lapidaire et marquante de l’arrêt en cause. Si ce droit est bien sûr spécifique, il arrive au juge administratif de faire usage d’articles du code civil. On peut à cet égard rappeler l’application de l’article 1249 du code civil par le tribunal administratif de Paris dans ce que des médias ont appelé « l’Affaire du siècle »10, article du code qui dispose que « La réparation du préjudice écologique s'effectue par priorité en nature (…) ». En outre, la formule de l’arrêt Blanco, selon laquelle la responsabilité de l’Etat n’est ni générale ni absolue, parait là encore malmenée par les évolutions du droit. En effet, si la responsabilité administrative conserve ses spécificités, elle n’est pas pour autant limitée par rapport au droit privé. La responsabilité de l’Etat a ainsi, depuis ces débuts de la IIIème République, été reconnue de plus en plus largement, y compris avec le développement des présomptions de faute, mais surtout de la responsabilité sans faute. Ces évolutions se sont bien sûr faites dans le respect et au nom de l’intérêt général.


Enfin, la liaison de la compétence et du fond n’est pas absolue. Les juges judiciaires peuvent apprécier eux-mêmes la légalité d’un acte administratif même pris dans le cadre d’un service public, au regard d’une jurisprudence bien établie ou lorsqu’elle est contestée au regard du droit de l’Union européenne11. Ils peuvent également, par exemple, connaitre des actions mettant en cause le service public judiciaire12.

     II. Malgré toutes les évolutions du droit administratif, l’arrêt Blanco éclaire encore de son éclat l’identité profonde de ce droit singulier :

D’abord, sur la forme, cet arrêt rappelle que la formation et la cristallisation du droit administratif, au-delà de tous les changements que j’ai mentionnés, est essentiellement prétorienne. C’est bien sûr, comme le soulignait le doyen Vedel, la structure du droit administratif français qui est en cause. Pour reprendre les termes de celui-ci, « Les principes fondamentaux, qui nous livrent à la fois le droit administratif commun et sa signification générale, sont d’origine jurisprudentielle13 ». Ce caractère fondamentalement jurisprudentiel ne limite bien sûr pas sa création au seul juge administratif. L’arrêt Blanco aurait été rendu avec la voix prépondérante selon certains analystes14 du garde des Sceaux prévue jusqu’en 20115 en cas de partage. Le droit administratif procède aujourd’hui avant tout d’une sédimentation qui traduit une forme de fertilisation croisée entre le travail essentiel du législateur et celui du juge.

Corollaire de ce caractère jurisprudentiel, l’arrêt Blanco s’emploie à être pédagogique et clair, et cousine presque avec l’ancienne forme du droit qu’est l’adage16. La facilité à retenir les termes clairs employés par le Tribunal des conflits nous rappelle utilement l’exigence d’intelligibilité de la jurisprudence.

Sur le plan historique, cet arrêt et son interprétation ont été une étape cruciale pour le développement du droit public. Comme je l’ai dit, l’essence de cet arrêt et les principes intangibles posés perdurent. En outre, redécouvert par les théoriciens du service public, cet arrêt nous dit la place que tiennent les professeurs dans la création de ce droit, dans son examen, dans son explication. Le nécessaire dialogue des juges avec le monde universitaire permet d’irriguer les jugements des réflexions d’ensemble et de la créativité du monde universitaire. J’y suis singulièrement attaché et le colloque d’aujourd’hui sera, j’en suis sûr, une nouvelle preuve de la fertilité d’un tel dialogue.

Sur le fond, enfin, l’arrêt Blanco dit quelque chose de profond du lien entre droit administratif et service public. Pour Freud, de même que le rêve permet d’atteindre l’inconscient individuel, le mythe ouvre une voie d’accès à l’inconscient collectif17. Si l’on emprunte le chemin de cette interprétation, il semble que le mythe Blanco nous permette d’accéder à la figure du service public et aux racines profondes qu’y a plongées le droit administratif. Bien que le droit administratif et le service public aient largement évolué depuis et qu’il n’y ait plus de coïncidence parfaite entre les deux, le service public reste un élément central et inhérent à notre manière de concevoir le droit public et plus largement l’action publique. C’est notamment pour cette raison que le Conseil d’Etat, qui a fixé depuis deux siècles les grands principes du droit administratif et a accompagné l’action publique également par ses fonctions consultatives et de prospective, est comme nous avons tenu à le réaffirmer en septembre dernier, la « maison du service public ». C’est pour cela également que le colloque sur l’arrêt Blanco est aujourd’hui pour nous une forme de fontaine de jouvence.

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Mesdames et Messieurs, je sais que ce colloque sera riche et permettra d’approfondir encore et de mettre en perspective les articles publiés dans l’ouvrage Autour de l’arrêt Blanc18   paru il y a quelques jours seulement. Discuter d’un mythe est toujours le faire vivre. Cela permet de se nourrir de la vérité profonde qu’il charrie et qui explique qu’il soit parvenu jusqu’à nous. Je forme le vœu que les discussions de cette journée augmentent encore la connaissance et alimentent la réflexion sur cette figure centrale du droit, l’arrêt Blanco. Je ne doute pas que la qualité des intervenants, qui apporteront leur regard singulier, le permettra.

Je vous remercie.

***

 

Texte écrit en collaboration avec Jean-Baptiste Desprez, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
J. Luchet, L’arrêt Blanco, La thèse de la compétence administrative en matière de responsabilité civile de l’Etat, thèse, Nancy, Paris, Les Presses Modernes, 1935, « Avant-propos » p. 5.
Voir sur ce caractère second par exemple G. Bigot, L’autorité judiciaire et le contentieux de l’administration, préc. pp. 480-486 ; id. Introduction historique au droit administratif depuis 1789, préc. pp. 144-149.
Par exemple CE, 6 décembre 1855, Rothschild, qui décide déjà que la responsabilité de l'État en cas de faute, de négligence ou d'erreur commise par un agent n'est ni générale ni absolue, et qui écarte explicitement le droit privé au motif que la responsabilité de l’État du fait de ses services obéit à un droit exorbitant ; ou CE, 6 août 1861, Dekeister qui fonde la compétence administrative sur les lois de séparation des autorités, lisant ces lois comme des lois de dévolution de compétence.
Marceau Long, Prosper Weil, Guy Braibant, Pierre Delvolvé, Bruno Genevois, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 09/2021 - 23e édition, pages 1 à 7.
CE, Sect. 12 novembre 1937, Dame Garnero et CE, Section, 27 mai 1949, Blanchard et Dachary
Ibid, p.4
CE, 25 juin 1986, Mme Curtol
TC, 15 octobre 1973, Barbou
10 Tribunal administratif de Paris, 3 février 2021 puis 14 octobre 2021, Association Ofxfam et autres, nos1904967 et autres
11 TC, 17 octobre 2011, SCEA du Chéneau
12 TC, 21 janvier 1985, Hospice de Chateauneuf-du-Pape et Commune de Chateauneuf-du-Pape c. Jeune
13 G. Vedel, Le droit administratif peut-il être indéfiniment jurisprudentiel ? in Etudes et documents, Conseil d’Etat, n°31, 1979-1980
14 Voir ainsi, pour les incertitudes qui subsistent sur ce départage dans le cadre de la présidence du Garde des sceaux qui est, elle, certaine : Pascale Gonod, « L’arrêt Blanco a-t-il été rendu sur partage », RFDA 2022, p 301-304 et de la même auteure « Le Tribunal des conflits de 1873 », in Autour de l’arrêt Blanco, sous la direction de Florent Blanco, Simon Gilbert et Anne-Jacquemet-Gauché, Dalloz, 2023
15 Loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures
16 Pour une étude des « adages en droit public », voir le colloque sur ce thème dont plusieurs interventions ont été publiées à la RFDA en 2014, pages 201 à 222.
17 Dans un article de 1908, Le poète et l’imagination, S. Freud définit ainsi les mythes comme les « rêves séculaires de la jeune humanité », ce qui peut se comprendre au regard de son affirmation antérieure : « L'interprétation des rêves est la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient de la vie psychique » L’Interprétation des rêves, 1900.