Libérer, sécuriser et optimiser l’action économique des personnes publiques

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention lors de la Cérémonie de remise du diplôme de la licence droit-économie de l’Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne le 30 juin 2015

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Cérémonie de remise du diplôme de la licence droit-économie de l’Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne

La Sorbonne, mardi 30 juin 2015

Libérer, sécuriser et optimiser l’action économique  des personnes publiques 

Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État

 

Mesdames, Monsieur les professeurs,

Madame la vice-présidente de l’Autorité de la concurrence,

Chers étudiants,

Je suis heureux et honoré de parrainer la promotion 2015 de la licence droit-économie de l’Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne. Vous le savez, l’université et le Conseil d’État entretiennent des relations anciennes et régulières, fondées sur une écoute réciproque et des projets communs. Alors que les composantes du droit public se redessinent et se développent dans de nouvelles directions, le juge administratif appelle et recherche toujours davantage le concours d’une doctrine érudite, critique, ouverte et prospective. Votre formation, juridique et économique, vous a spécialement préparés à l’analyse de l’essor contemporain d’un droit public économique. Il y a, sur ce terrain encore mouvant, des investigations et des réflexions à mener, afin de sécuriser l’action économique des personnes publiques.

Cette action emprunte différents canaux juridiques, selon ses finalités – qu’il s’agisse de faire fonctionner économiquement un service public, sans recourir au marché ; d’intervenir sur un marché, en qualité de commanditaire ou d’opérateur économique ; d’organiser et de réguler un marché, par l’édiction d’une réglementation, l’octroi d’autorisations ou la mise en œuvre de dispositifs incitatifs. Le marché représente ainsi pour les personnes publiques tout à la fois une alternative, un atout, une limite et un engagement : une alternative, car elles peuvent y avoir recours, sans y être contraintes, pour le bon fonctionnement du service public ; un atout, car elles peuvent y valoriser leurs moyens et leur expertise ; une limite, car elles ne peuvent y intervenir que pour un motif d’intérêt public et dans le respect des règles de la concurrence ; un engagement, car elles doivent réguler les échanges et veiller à la sauvegarde de l’ordre public. Les questions économiques traversent dès lors de l’intérieur les grandes catégories et problématiques contemporaines du droit public. C’est en ce sens que peut être envisagée une analyse économique du droit, et pas seulement en termes de célérité et d’efficacité managériale des juridictions. Cette analyse économique s’enracine désormais dans la pratique contentieuse. Car elle est, pour le juge, un instrument de contrôle de l’administration et, en particulier, des autorités de régulation, mais aussi un instrument d’auto-contrôle, grâce auquel sont anticipés et maîtrisés les effets économiques des décisions de justice. Il y a là pour toute la communauté juridique française un terrain d’investigation tout à fait fécond et encore trop peu exploité.

Sans dévoiler les enseignements et les préconisations de la prochaine étude annuelle du Conseil d’État, qui portera justement sur ce thème, je souhaiterais examiner l’ampleur et les enjeux de l’action économique des personnes publiques et évoquer leurs impacts sur le travail du juge administratif.

 

I. L’action économique des personnes publiques s’est développée dans le sillage de leurs missions de service public.

A.L’interdiction générale des interventions publiques dans le champ économique a été progressivement remise en cause grâce à une interprétation renouvelée de la liberté du commerce et de l’industrie.

1. Historiquement, depuis le « décret d’Allarde » de mars 1791, la liberté du commerce et de l’industrie imposait une double interdiction aux personnes publiques : celle de ne pas entraver, par leurs prescriptions, les initiatives économiques privées et celle de ne pas les concurrencer, par leurs propres productions et prestations. La seconde de ces interdictions s’est progressivement assouplie. Les personnes publiques ont tout d’abord été autorisées à intervenir d’une manière supplétive, en dehors de « circonstances exceptionnelles »[2], afin de pallier certaines carences de l’initiative privée, lorsque le justifiaient des « circonstances particulières de temps et de lieu »[3]. Leurs interventions économiques se sont ensuite développées d’une manière autonome, afin d’assurer des prestations d’intérêt public, le plus souvent local, soit directement par la création de services publics, le cas échéant économiques et commerciaux, soit indirectement grâce à des activités constituant simplement le complément d’un service public. Dans ce dernier cas, l’intérêt public justifiant une activité économique peut avoir pour seul objet d’assurer l’équilibre financier du service public dont elle est le complément, en l’absence de toute carence de l’initiative privée[4]. C’est le cas lorsqu’une personne publique exerce une activité de vente de fournitures funéraires, en complément du monopole des pompes funèbres dont elle dispose[5], ou lorsqu’elle exploite une station-service sur un parc de stationnement public[6].

2. A ces facteurs internes, s’est ajoutée l’influence pénétrante du droit de l’Union européenne qui a promu, dans les systèmes juridiques nationaux, le principe de libre concurrence, « indépendamment [du] statut juridique et [du] mode de financement » de l’entité considérée[7]. Loin d’être une entrave à l’essor des interventions publiques, cette influence a contribué à leur banalisation et elle a permis de mieux cerner leur irréductible spécificité. Pour l’accomplissement des missions qui leur sont confiées, peuvent ainsi être autorisés un monopole public[8] ou des restrictions au droit de la concurrence[9]. A cet égard, si les règles européennes de la concurrence s’appliquent en principe aux entreprises chargées d’une mission d’intérêt économique général (SIEG), cette application ne saurait faire échec à l’accomplissement de la « mission particulière » qui leur a été confiée, comme le précise l’article 106 du TFUE[10]. De même, le régime des aides d’État comporte des exceptions en matière de développement et d’entraide économiques[11] et il ne s’applique pas aux compensations financières versées en contrepartie d’obligations de service public[12]. Pour autant, le champ des activités publiques économiques ne saurait s’étendre sans limite dans le cadre de ces dérogations. Je n’en prendrai que deux exemples récents, qui ont donné lieu à des questions préjudicielles devant la Cour de justice de l’Union. Par un arrêt du 23 juillet 2014, Société Octapharma France, le Conseil d’État a jugé que le monopole détenu par l’Etablissement français du sang (EFS) en matière de collecte et de distribution de produits sanguins labiles ne peut faire obstacle à la distribution et la commercialisation par des entreprises privées de plasma fabriqué industriellement (« plasma SD »)[13]. Autre exemple : par un arrêt du 28 mai 2014, Association Vent de colère !, le Conseil d’État a estimé que le régime tarifaire de l’obligation d’achat de l’électricité d’origine éolienne constitue une aide d’État au sens de l’article 107 TFUE[14].

B. Sous l’effet de ces facteurs, internes et externes, l’action  économique des personnes publiques s’est développée selon deux modalités, dans le cadre des missions dont elles sont chargées.

1. En premier lieu, ces activités peuvent se réaliser dans le strict cadre du service, sans intervention sur un marché concurrentiel. Il appartient en effet aux personnes publiques de déterminer si la satisfaction de leurs besoins appelle le recours aux prestations et fournitures de tiers, plutôt que la réalisation, par elles-mêmes, de celles-ci[15]. En effet, ni la liberté du commerce et de l'industrie, ni le droit de la concurrence ne font obstacle à ce que des personnes publiques décident d’exercer elles-mêmes des prestations de nature économique, dès lors qu’elles le font exclusivement pour satisfaire les besoins découlant des missions qui leur sont confiées - et alors même que la décision d’internaliser ces prestations est susceptible d’affecter les activités privées de même nature[16].  Ainsi, les agents chargés de l’instruction des demandes de passeport peuvent-ils photographier eux-mêmes les personnes qui ne fourniraient pas de clichés, alors que cette prestation aurait pour conséquence de priver les professionnels de la photographie d’une partie de leur activité[17]. Lorsqu’elles décident de ne pas faire appel à des tiers, les collectivités publiques sont libres d’organiser les modalités de leur « auto-consommation ». Elles peuvent à cet égard assumer seules leurs activités, mais elles peuvent aussi mettre en œuvre des formes de coopération horizontale[18] ou verticale[19] avec d’autres personnes publiques. Dans ce dernier cas, elles peuvent librement faire appel à un organisme dont l’objet est de leur fournir les prestations dont elles ont besoin, sans avoir à le mettre en concurrence avec des opérateurs dans le cadre de la passation d’un contrat administratif, dès lors que cet organisme leur consacre l’essentiel de son activité et qu’elles exercent conjointement sur lui un contrôle comparable à celui qu’elles exercent sur leurs propres services[20].

2. En second lieu, les personnes publiques peuvent réaliser les prestations économiques qui découlent de leurs missions de service public, en intervenant sur un marché concurrentiel, en tant que pouvoir adjudicateur ou entité adjudicatrice.  Lorsque les personnes publiques décident de recourir à un tiers pour satisfaire les besoins de leurs services, elles doivent respecter les règles de la commande publique. Ces règles sont consacrées par le droit de l’Union européenne[21] et par notre bloc de constitutionnalité[22] - elles comprennent les principes fondamentaux de liberté d’accès à la commande publique, d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures. Plusieurs lois[23] et ordonnances[24] précisent ainsi les contraintes procédurales qui sont imposées aux personnes publiques et auxquelles elles peuvent toutefois déroger, lorsque la nature ou le montant des prestations demandées les y autorisent. A cet égard, le contentieux né de l’application de ces règles de la commande publique ne saurait, par un excès de rigidité ou de complexité, être source d’insécurité juridique et, par suite, paralyser l’initiative publique ou privée. Une conciliation entre concurrence et sécurité juridique a ainsi été opérée par le juge administratif, dans le paramétrage des conditions d’accès à son prétoire, comme dans la définition de son office. D’une part, si tout tiers peut désormais contester la validité d’un contrat administratif ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles, il doit se prévaloir, non d’un simple intérêt pour agir, mais d’un intérêt lésé de façon suffisamment directe et certaine. Et c’est au regard de cet intérêt que sera directement appréciée l’opérance des moyens soulevés[25]. D’autre part, qu’il soit saisi par un tiers ou par une partie[26] à un contrat administratif, le juge doit envisager, en cas de vice dûment constaté, la poursuite des relations contractuelles grâce à des mesures de régularisation ou, à défaut, privilégier la résiliation du contrat à sa résolution. Seules les irrégularités les plus graves sont, dès lors, susceptibles d’entraîner la disparition rétroactive du contrat, le juge proportionnant sa réponse à la gravité du vice relevé et au comportement des parties. Le droit de la commande publique illustre ainsi comment le juge administratif, tout restant le garant du principe de légalité, et notamment de la légalité concurrentielle, est pleinement attentif aux conséquences économiques et financières de ses décisions et veille, sans porter atteinte au droit à un recours effectif, à ne pas se laisser instrumentaliser.

II. Face à l’essor de l’action économique des personnes publiques, son périmètre a été précisé et ses modalités d’exercice ont été sécurisées par le juge.

A. Les personnes publiques n’interviennent plus seulement sur les marchés concurrentiels en tant que commanditaires, elles peuvent désormais agir en qualité de prestataires.

1. La jurisprudence a progressivement précisé les conditions dans lesquelles les personnes publiques peuvent prendre en charge une activité « économique » au sens strict. L’assouplissement de la liberté du commerce et de l’industrie ne saurait conduire à lâcher totalement la bride sur le cou des personnes publiques, lorsqu’elles interviennent dans le champ des activités concurrentielles. Leur liberté économique reste soumise au respect d’une conditionnalité qui la distingue fondamentalement de la liberté d’entreprendre des opérateurs privés. Par un arrêt du 31 mai 2006, Ordre des avocats au Barreau de Paris, le Conseil d’État a jugé qu’indépendamment des missions qui leur sont confiées, les personnes publiques peuvent prendre en charge une activité économique, à la double condition que, d’une part, elles respectent le champ de leurs compétences et, d’autre part, qu’elles justifient d’un intérêt public, qui peut notamment - et donc pas exclusivement - résulter de la carence de l’initiative privée[27]. C’est ainsi que, sous ces conditions, le principe de la liberté du commerce et de l’industrie ne fait pas obstacle à ce qu’une personne publique se porte candidate à une délégation de service public[28] ou un marché public[29].

2. Cet intérêt public est, en particulier, pris en compte, lorsque des collectivités territoriales ou leurs établissements publics de coopération se portent candidats à l’attribution d’un contrat de commande publique. Comme l’a souligné le Conseil d’État dans son arrêt du 30 décembre 2014, Société Armor SNC[30], une telle candidature n’est admise que si elle répond à un intérêt public local, « c'est-à-dire si elle constitue le prolongement d’une mission de service public dont la collectivité [candidate] ou l’établissement public de coopération [candidat] a la charge ». Ce critère « fonctionnel »[31] doit cependant être entendu d’une manière souple, car l’intérêt public peut résider dans l’amortissement d’équipements ou la valorisation de moyens dont dispose la collectivité ou l’établissement. Un tel intérêt peut même n’avoir qu’un objet financier, lorsqu’il consiste à assurer l’équilibre financier des services de la personne publique candidate. Pour autant, quel que soit l’intérêt invoqué, cette candidature ne saurait compromettre l’exercice de la mission dont elle est le prolongement. En outre, la collectivité candidate ne saurait indûment « surdimensionner » ses capacités d’intervention économique, c’est-à-dire acquérir des équipements excédant manifestement ses besoins, en vue de satisfaire ceux d’une autre personne publique. Ses capacités excédentaires ne doivent correspondre qu’à « la marge de sécurité destinée à assurer la continuité [de ses] services »[32]. Par conséquent, en intervenant en tant qu’opérateur dans le champ concurrentiel, la personne publique ne sort pas de la sphère du service public : elle agit dans son intérêt et dans les limites que celui-ci permet.

B. Une fois admise dans son principe, cette intervention doit se réaliser dans le respect du principe de libre concurrence.

1. Dès lors qu’elles interviennent sur un marché, les personnes publiques doivent en accepter les règles et elles ne sauraient fausser, par leur intervention, la libre concurrence. A ce titre, le prix qu’elles proposent doit être déterminé en prenant en compte l’ensemble des coûts directs et indirects concourant à sa formation, sans que la collectivité publique bénéficie, pour le déterminer, d’un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de ses missions de service public et à condition qu’elle puisse, si nécessaire, en justifier par ses documents comptables ou tout autre moyen d’information approprié[33]. Par ailleurs, si des collectivités territoriales et leurs groupements peuvent créer des sociétés d’économie mixte dans le but et selon les modalités fixés par la loi, elles ne peuvent participer au capital de ces sociétés et, notamment, procéder à des opérations de recapitalisation, que dans le respect des règles de plancher et de plafond autorisées par la loi et du régime européen des aides d’État[34].

2. La sécurisation des interventions économiques des personnes publiques est ainsi allée de pair avec la consécration d’une nouvelle composante économique de l’ordre public. Si le droit de la concurrence, pris dans sa dimension subjective et microéconomique, vise à protéger les intérêts des agents économiques – qu’ils soient publics ou privés -, il tend aussi, pris dans sa dimension objective et macroéconomique, à garantir le fonctionnement optimal du marché[35], fût-ce en limitant certaines libertés économiques. Ce qu’on appelle parfois le « grand »[36] droit de la concurrence, né de l’ordonnance du 1er décembre 1986[37] et intégré au bloc de légalité administrative en 1997[38], impose en effet aux autorités publiques de réaliser l’égalité entre les concurrents. Elles ne sont en effet pas seulement les gardiennes de la concurrence, elles en sont aussi les promoteurs actifs, assumant au premier chef des obligations positives de régulation. Cette fonction nouvelle s’exerce dans le cadre d’une organisation polycentrique, reposant notamment sur des autorités administratives indépendantes, transversales ou sectorielles, mais aussi de modes d’intervention moins unilatéraux, privilégiant des procédures de concertation et de participation, et usant d’instruments de droit souple. Si cette transformation n’est pas « synonyme de désengagement »[39], l’État régulateur a cependant été confronté à deux types de contraintes. D’une part, les règles d’organisation et de fonctionnement de ces autorités, titulaires de pouvoirs d’instruction, de poursuite et de sanction, ont été mises en conformité avec les exigences constitutionnelles de la « garantie des droit »[40] et les règles du procès équitable garanties par la Convention européenne des droits de l’Homme[41]. De nouveaux ajustements devront être opérés, en matière de cumul de poursuites administratives et pénales, dans le sillage des récentes jurisprudences constitutionnelle[42] et européenne[43]. D’autre part, la multiplication de ces autorités a pu faire courir le risque d’une action publique mal coordonnée, trop éclatée et excessivement complexe. L’État s’efforce de conjurer ce risque par des tentatives de rationalisation et d’ « inter-régulation »[44] : ont ainsi été entrepris des regroupements, des fusions ou, en tout cas, une mutualisation de leurs moyens.

Dans l’exercice de cette fonction régulatrice, le juge administratif occupe une place devenue centrale. Sont en effet soumises à son contrôle les décisions organisant l’exercice d’une activité économique, notamment celles fixant les tarifs réglementés de vente d’électricité[45], les conditions d’utilisation d’un réseau de télécommunications[46] ou de distribution d’énergie[47]. Dans ce cadre, le juge contrôle l’usage par les autorités publiques de leurs pouvoirs de sanction, mais aussi, en amont, d’agrément ou d’autorisation. C’est, notamment, le cas lorsqu’il est saisi d’une décision de l’Autorité de la concurrence autorisant ou refusant un projet de concentration. Il lui appartient alors de contrôler l’analyse économique des effets prévisibles de cette opération sur le jeu de la concurrence, qu’il s’agisse d’effets « horizontaux » sur le marché où se réalise l’opération, d’effets « verticaux » sur les marchés amont ou aval du marché considéré ou encore d’effets « congloméraux » sur les marchés connexes, qui n’appartiennent pas à la même chaîne de valeur que le marché considéré. C’est ainsi que le juge peut être amené à contrôler la probabilité d’une « position dominante collective », permettant à des opérateurs, en situation d’oligopole et implicitement coordonnés, de vendre à des prix supérieurs aux prix concurrentiels[48]. Une fois le risque d’atteinte à la concurrence établi, le juge contrôle la proportionnalité des mesures correctrices imposées par voie d’injonction par l’autorité régulatrice. Il vérifie, injonction par injonction, que ces mesures ne sont pas excessives et qu’elles n’entravent pas la liberté d’entreprendre des entreprises désirant se rapprocher[49]. Mais il examine aussi si ces mesures, prises globalement, sont suffisantes et de nature à garantir, dans l’intérêt des tiers, le libre jeu de la concurrence[50]. A cet égard, comme l’a précisé le Conseil d’État, l’Autorité de la concurrence n’est pas tenue, lorsqu’elle identifie un effet anticoncurrentiel, d’adopter des mesures correctrices de nature à le supprimer totalement, mais seulement de prendre des mesures permettant d’assurer le maintien d’une concurrence suffisante[51].

L’analyse économique s’est ainsi introduite au cœur du contrôle de légalité, ce qui impose une adaptation du métier de juge. Celui-ci doit pouvoir activer aisément plusieurs outils d’investigation lors de la procédure d’instruction, y compris en urgence. Il dispose à cet égard d’instruments classiques, comme la faculté d’ordonner des mesures d’expertise, mais aussi de leviers plus originaux, comme la possibilité d’organiser une enquête à la barre[52], de consulter un amicus curiae[53] ou de saisir pour avis une autorité de régulation[54]. D’une manière générale, la formation continue des juges administratifs doit être renforcée en matière économique et financière et l’organisation des juridictions administratives pourrait être ajustée, afin de mieux mettre en valeur les expertises acquises.

 

Vous le voyez, l’affirmation d’un droit public économique a fait naître un office économique du juge. Non pas que ce dernier ait récemment découvert les questions d’économie : il est depuis toujours confronté aux enjeux économiques que soulèvent l’organisation et le fonctionnement des services publics. Mais, se surajoute désormais à ces enjeux l’examen des conditions dans lesquelles les personnes publiques agissent, en tant que prestataires ou régulateurs, dans des marchés concurrentiels. Si les repères ont été actualisés et les lignes contentieuses précisées, une réflexion globale doit être poursuivie sur l’extension du périmètre, la pertinence des outils, la cohérence des objectifs de l’action économique des personnes publiques. Cette action s’est diversifiée et amplifiée, dans un cadre devenu lui-même plus complexe. Ces transformations ne traduisent ni une dénaturation des missions fondamentales des personnes publiques, ni un effacement des marqueurs du droit public, mais, au contraire, une recomposition et une refondation de ces missions et, par voie de conséquence, de notre office de juge administratif.

 

[1] Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2]CE 29 mars 1901, Casanova, Rec. 333.

[3] CE, Sect., 30 mai 1930, Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers, Rec. 583.

[4] CE, Ass., 24 novembre 1933, Zénard, Rec. 105.

[5] CE 10 février 1988, Mézy, n°67019.

[6] CE, Sect., 18 décembre 1959, Sieur Delasorme, Rec. 692.

[7] CJCE 23 avril 1991, C-41/90, Klaus Höfner et Fritz Elser c/ Macroton GmbH, Rec. CJCE 1991, p. 1979.

[8] CJCE 19 mai 1993, C-320/91, M. Corbeau, Rec. 1993 p. I-02533.

[9] CJCE 27 avril 1994, C-393/92, Commune d'Almelo et autres contre NV Energiebedrijf Ijsselmij, Rec.1994 p. I-01477.

[10]Paragraphe 2 de l’art. 106 TFUE.

[11] Paragraphe 3 de l’art. 107 TFUE.

[12]CJCE 24 juillet 2003, C-280/00, Altmark Trans GmbH et Regierungspräsidium Magdeburg contre Nahverkehrsgesellschaft Altmark GmbH, Rec. 2003 p. I-07747.

[13] Voir CE 23 juillet 2014, Société Octapharma France, n°349717 et CJUE 13 mars 2014, Société Octapharma France c. ANSM et ministère des affaires sociales et de la santé, C-512/12.

[14] Voir CE 15 mai 2012, Association Vent de colère !, n°324852 et CJUE 19 décembre 2013, Association Vent de colère !, C-262/12, pt. 37.

[15] Voir en ce qui concerne l’approvisionnement d’établissements pénitentiaires par une boulangerie militaire : CE 29 avril 1970, Unipain, n°77935.

[16]CE, Ass., 26 octobre 2011, Association pour la promotion de l’image et autres, n°317827.

[17]CE, Ass., 26 octobre 2011, Association pour la promotion de l’image et autres, n°317827.

[18] CJCE 9 juin 2009, C-480/06, Commission/Allemagne, Rec. p. I-4747 ; CE 3 février 2012, Commune de Veyrier-du-Lac et communauté d’agglomération d’Annecy, n°353737.

[19] CJCE 18 novembre 1999, C-107/98, Teckal, Rec. p. I-8121.

[20] Voir not. CE 4 mars 2009, Syndicat national des industries d’information de santé, n°300481.

[21] CJCE 7 décembre 2000, C-324/98, Telaustria Verlags GmbH et Telefonadress GmbH contre Telekom Austria AG, Rec. 2000 p. I-10745.

[22] CC n°2003-473 DC du 26 juin 2003, Loi habilitant le Gouvernement à simplifier le droit.

[23] Voir par ex. : la loi n°93-122 du 29 janvier 1993, dite « loi Sapin », portant sur la passation des délégations de service public et la loi n°2001-1168 du 11 décembre 2001, dite « loi MURCEF », relative à la conclusion des marchés publics.

[24] Voir par ex. : l’ordonnance n°2004-559 du 17 juin 2004 sur les contrats de partenariat et l’ordonnance n°2005-649 du 6 juin 2005 relative aux marchés passés par certaines personnes publiques ou privées non soumises au code des marchés publics.

[25] CE, Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n°358994.

[26] CE, Ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, n°304802, GAJA n°116, 19e édition, p. 939

[27]CE, Ass., 31 mai 2006, Ordre des avocats au Barreau de Paris, Rec. 272.

[28] CE 16 octobre 2000, Compagnie méditerranéenne d’exploitation des services d’eau, n°212054.

[29]CE, Sect., avis, 8 novembre 2000, Société Jean-Louis Bernard Consultants, n°222208.

[30] CE, Ass., 30 décembre 2014, Société Armor SNC, n°355563.

[31] J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe, « La collectivité territoriale face à la commande publique : un candidat (presque) comme les autres », AJDA, 2015, p. 449.

[32] CE 17 février 1956, Sieur Siméon, Rec. 74.

[33] CE, Sect., avis contentieux, 8 novembre 2000, Société Jean-Louis Bernard Consultants, n°222208 ; voir plus récemment : CE, Ass., 30 décembre 2014, Société Armor SNC, n°355563.

[34] CE 10 novembre 2010, Communauté des communes du nord du bassin de Thau, n°313590.

[35] G. Clamour, Intérêt général et concurence, Essai sur la pérennité du droit public en économie de marché, thèse, éd. Dalloz, 2006, p.135.

[36] J.-C. Fourgoux, « Inutilité du droit interne de la concurrence », RJ com., 1989, 145. Comme le relève le professeur Malaurie-Vignal, « le droit de la concurrence poursuit deux objectifs fondés sur deux principes : à la liberté du commerce et de l’industrie répond le souci de protéger les concurrents ; au principe de libre concurrence répond le souci de protéger le marché », voir M. Malaurie-Vignal, Droit de la concurrence interne et communautaire, éd. A. Colin, 2008, p. 19.

[37]Ordonnance n° 86-1243 du 1 décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence.

[38] CE, Sect., Société Million et Marais, Rec. 406, GAJA n°98, 19e éd., 2013, p.724.

[39] J. Chevallier, « Les autorités administratives indépendantes et la régulation des marchés », Justices, 1995-1, Justice et économie, p. 81.

[40] Voir, par ex., en ce qui concerne l’organisation et les pouvoirs de sanction de l’Autorité de la concurrence : CC n°2012-280 QPC du 12 octobre 2012, Société Groupe Canal Plus et autres ; en ce qui concerne les pouvoirs de sanction de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) : CC n°2013-331 QPC du 5 juillet 2013, Société Numéricâble SAS et autres.

[41] Voir, par ex., en ce qui concerne le pouvoir d’auto-saisine de l'Autorité de contrôle des assurances et des mutuelles (ACAM) : CE 22 décembre 2011, Union mutualiste générale de prévoyance, n°323612 ; en ce qui concerne ce même pouvoir de l’Autorité de la concurrence : CE 21 décembre 2012, Société Groupe Canal Plus et société Vivendi Universal, n°353856.

[42]Voir en ce qui concerne le cumul des poursuites pour délit d’initié et des poursuites pour manquement d’initié : CC n°2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC du 18 mars 2015, M. John L. et autres.

[43] Voir en ce qui concerne le cas du régulateur boursier italien : CEDH 7 juillet 2014, Grande Stevens, n°18640/10.

[44] Jean-Philippe Colson et Pascale Idoux, Droit public économique, éd. LGDJ, 6e éd., 2012, p. 652.

[45] Voir par ex. : CE 24 avril 2013, Société Poweo, n°352242.

[46] Voir, not. en ce qui concerne les conditions techniques et opérationnelles d’utilisation de fréquences radioélectriques : CE 9 septembre 2014, Société Bouygues Télécom, n°367376 ; en ce qui concerne les conditions dans lesquelles le CSA autorise ou refuse d’autoriser l’exploitation de fréquences hertziennes : CE, Sect., 18 novembre 2011, Société Quinto Avenio, n°321410 ; en ce qui concerne les conditions de modification des données au vu desquelles une autorisation d’utilisation de ressources radioélectriques a été délivrée : CE, Ass., 23 décembre 2013, Société Métropole Télévision (M6), n°363978 ; en ce qui concerne les conditions d’acquisition par une société titulaire d’une autorisation d’émettre un service radiophonique d’autres sociétés exploitant des services radiophoniques de la même catégorie : CE 11 avril 2014, Syndicat des réseaux radiophoniques nationaux, n°348972 ;  en ce qui concerne la possibilité de modifier les contenus de programmes fixés par une convention fixant les règles applicables au service diffusé par voie hertzienne terrestre : CE 28 novembre 2014, Société NRJ Réseau, n°363146.

[47] CE 28 novembre 2012, Société Direct Energie et autres, n°330548, 332639, 332643 ; CE 7 novembre 2013, SA Transport et Infrastructures Gaz France (TIGF), n°362092.

[48] Le juge examine alors si chacun des membres de l’oligopole est en mesure de connaître de manière suffisamment précise et immédiate l’évolution du comportement des autres, s’il existe des menaces de représailles crédibles en cas de déviation de la ligne d’action implicitement approuvée et si les réactions prévisibles des consommateurs et des concurrents actuels ou potentiels de l’oligopole ne peuvent suffire à remettre en cause les résultats attendus de la collusion tacite. L’autorité régulatrice n’est cependant pas tenue d’examiner isolément chacun de ces trois critères, il importe seulement qu’elle apprécie la probabilité du risque à l’aune du mécanisme économique global d’une éventuelle coordination, voir CE 5 novembre 2014, Société Wienerberger, n°373065.

[49] CE, Sect., 31 décembre 2010, Société Métropole Télévision (M6), Rec. p. 551.

[50] CE, Ass., 21 décembre 2012, Société Groupe Canal Plus et autres, Rec. p. 430.

[51] CE, Ass., 23 décembre 2013, Société Métropole télévision (M6) et société Télévision Française 1 (TF1), n°363702 et 363719.

[52] Art. R. 623-1 du code de justice administrative ; voir par ex. CE, Sect., 25 juin 2004, Société Scoot France, n°249300.

[53] Art. R. 625-2 du code de justice administrative, voir par ex. CE 28 mars 2012, Société Direct Energie, n°330548.

[54] Voir en ce qui concerne la possibilité pour les juridictions administratives de consulter l’autorité de la concurrence sur le fondement de l’art. L. 462-3 du code du commerce : CE, Sect., 26 mars 1999, Société EDA, n°202260 ; CE 15 mars 2000, Société CEGEDIM, n°200886 ; CE 13 janvier 2003, Mutuelle générale des services publics, n°235176.