Cycle de conférences de l’étude annuelle du Conseil d’Etat pour 2022
Mesdames et Messieurs les présidents,
Messieurs les professeurs,
Monsieur le directeur du journal La Croix,
Mesdames et Messieurs les internautes qui nous suivez depuis votre écran,
Chers amis et chers collègues,
Je suis heureux d’ouvrir ce nouveau cycle de conférences qui rythmeront la confection de l’étude annuelle du Conseil d’Etat pour 2022, qui portera sur les réseaux sociaux. L’intérêt du Conseil d’Etat pour les différents aspects de la révolution numérique est ancien : dès 1997, il avait ainsi réalisé une étude intitulée Internet et les réseaux numériques2, avant de consacrer son étude annuelle de 2014 aux enjeux du numérique en termes de droits fondamentaux3 et celle de 2017 au phénomène de l’« ubérisation4 ». Nous aurions pu en rester là, mais il nous est apparu que la place considérable qu’occupent aujourd’hui les réseaux sociaux dans notre société, au croisement de nombreuses problématiques contemporaines, sociales, politiques, économiques et culturelles, en font un sujet autonome suffisamment actuel et complexe – c’est un euphémisme – pour justifier une nouvelle étude.
Actuel, d’une part, car même si je dois confesser que lorsque le bureau a décidé de retenir ce sujet, aucun de ses membres n’avait encore jamais posté de vidéo sur TikTok, personne ne peut ignorer que les réseaux sociaux sont désormais partout. On estime ainsi que plus de 70 % des personnes disposant d’une connexion à internet dans le monde utilisent un ou plusieurs réseaux sociaux au moins une fois par jour. Et bien qu’en queue de peloton sur ce sujet, 53 millions des Français connectés y consacrent en moyenne plus d’une heure et demi par jour, 84 % des 18-24 ans les utilisent et une majorité des 60-69 est désormais membre d’au moins un de ces réseau5 . En une quinzaine d’années, ces outils se sont ainsi imposés au cœur de nos vies quotidiennes et sont destinés, selon toute vraisemblance, à y rester. Actuel, d’autre part, car des campagnes de désinformation menées par la Russie à l’assassinat de Samuel Paty, en passant par les printemps arabes, la crise des gilets jaunes ou le mouvement #metoo, nous avons comme l’impression que les réseaux sociaux jouent toujours un rôle central, voire moteur dans les mouvements qui bousculent en profondeur nos sociétés. Dans quelle mesure et dans quels cas en sont-ils la cause ou de simples révélateurs ? C’est une question ouverte et largement débattue à laquelle le Conseil d’Etat s’intéressera naturellement au cours de cette année.
Une bonne partie de la complexité du sujet tient précisément à la difficulté d’appréhender les effets du développement des réseaux sociaux et, à plus fort raison, d’entrevoir ce qu’ils auront fait de nous dans dix ou vingt ans. La tentation est grande de n’y voir que les accessoires d’un capitalisme planétaire se nourrissant de notre narcissisme et accompagnant la montée inexorable d’un individualisme voué à détruire systématiquement ce qui reste des structures sociales et politiques qui ont garanti, jusqu’aujourd’hui, notre vie en collectivité. A l’opposé, certains croient déceler dans les réseaux sociaux les outils d’un approfondissement de la démocratie où le peuple aurait enfin son mot à dire et où chaque individu, libéré du carcan archaïque dans lequel il est resté enfermé trop longtemps, pourrait se réaliser dans ce qu’il a de plus singulier… Sans aller plus loin dans cette querelle déjà ancienne, on observera que les cyber-optimistes et les cyber-pessimistes s’entendent au moins sur une chose, à savoir le potentiel de transformation extraordinaire qu’ils prêtent, en cœur, aux réseaux sociaux.
Reconnaître et mesurer ce potentiel est une première étape indispensable si l’on souhaite relever collectivement les défis auxquels ils nous confrontent. Or tout le monde le sent : les Etats ne peuvent rester inactifs face à des innovations qui interagissent à ce point avec l’intérêt général et les fonctions qui leur sont traditionnellement dévolues. Ceci pose le problème de la régulation des réseaux sociaux, auquel aucun Etat ne semble pour le moment avoir trouvé de solution. Que réguler, comment réguler, à quel niveau ? L’équation n’est pas simple si l’on garde à l’esprit que ces plateformes, qui s’apparentent de plus en plus à des infrastructures dont dépend l’essentiel de nos activités, économiques et sociales, restent contrôlées par des sociétés privées, étrangères pour la plupart et dont le profit est l’ultime objectif. Elle est encore plus ardue si l’on tient compte de ce que leurs modèles reposent sur des algorithmes gardés secrets et des processus automatisés rendant largement inefficaces les techniques de contrôles et de répression jusque-là mises en œuvre par les pouvoirs publics. Les réseaux sociaux nous invitent en d’autres termes à un véritable changement de paradigme en matière de régulation : beaucoup de chercheurs, d’administrations et de législateurs sont déjà au travail et le Conseil d’Etat se donne pour mission, sur ce point, de nourrir utilement la réflexion.
Un autre défi, pour les administrations, c’est de saisir les opportunités que leur offrent les réseaux sociaux afin d’améliorer aussi bien leur fonctionnement que la qualité du service public. Qu’il s’agisse de fluidifier la communication interne et la gestion des administrations, de recueillir des informations aux fins, par exemple, du renseignement et de la lutte contre certaines formes de délinquance, de tirer profit des services offerts par les réseaux sociaux en matière de santé et de travail, ou encore d’imaginer des dispositifs de gouvernement plus participatifs et plus démocratiques, les réseaux sociaux représentent, pour les administrations, des gisements d’innovation qu’elles doivent explorer, avec prudence et retenue toutefois, compte tenu des risques inhérents à ces technologies.
On le voit, Mesdames et Messieurs, le sujet auquel s’attaque le Conseil d’Etat est particulièrement vaste et compliqué. Je propose de l’introduire en ouvrant quelques pistes de réflexion sur ce que sont ces objets nouveaux (I) et sur les conséquences qu’implique leur développement pour les pouvoirs publics (II).
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I. Les réseaux sociaux, dont les modèles et les usages sont en constante évolution, ont révolutionné nos modes de communication et bouleversé nos sociétés.
A. En dépit de leur variété et de leur très rapide évolution, ces outils partagent certaines caractéristiques qui permettent de dessiner les contours d’un modèle commun.
1. L’histoire des réseaux sociaux est celle d’une fulgurance. Quelques sites comme SixDegrees, Ryze ou Match.com, créés à la fin des années 1990, sont généralement considérés comme les ancêtres des réseaux sociaux actuels. Friendster, LinkedIn et Myspace furent ensuite respectivement mis en service en 2002 et 2003. Il reste qu’en 2005, les sites à plus fortes audience étaient encore des services de vente en ligne ou de grands portails commerciaux comme eBay, Amazon, Microsoft ou AOL : ce sont eux qui ont accompagné la démocratisation de l’internet, notamment permise par la généralisation des ordinateurs personnels. Mais trois ans plus tard, Youtube, Myspace, Facebook, Wikipedia et Orkut avaient déjà supplanté ces sites et acquis une place centrale dans les pratiques des internautes. Quelques dates peuvent ensuite être retenues : 2009, qui voit l’émergence du premier réseau chinois, Weibo, de l’application Farmville mise à disposition par Facebook et qui inaugure une nouvelle forme de jeu vidéo communautaire, de WhatsApp ou encore de Grindr, qui révolutionne les rencontres sur internet et sera suivi trois ans plus tard par Tinder. 2010 voit l’apparition d’Instagram, qui délaisse le texte au profit des images et, rachetée par Facebook, connaîtra un succès phénoménal. A partir de 2015, les réseaux sociaux se convertissent au streaming avec le lancement d’applications comme Periscope, Twitch ou Facebook Live et celui des stories et de son IGTV par Instagram. Enfin, mais l’histoire n’est bien sûr pas terminée, TikTok est lancé sur le marché chinois en 2016 et comptait en 2021 un milliard d’utilisateurs actifs dans le monde.
2. Face à cette profusion, on est tenté de chercher à identifier des types cohérents de réseaux sociaux. Certains auteurs ont proposé de les distinguer selon qu’ils sont proposés à titre accessoire, comme les forums de discussion thématiques ou libres proposés par beaucoup de sites web, ou à titre principal, comme la plupart des plateformes que je viens de citer6. On peut également les distinguer selon leurs caractéristiques techniques, leurs fonctionnalités, leur caractère ouvert ou fermé ou encore leurs modalités de monétisation. D’autres typologies plus subtiles cherchent quant à elles à appréhender les réseaux sociaux en fonction des dynamiques de participation et de visibilité qui les sous-tendent7 : ceci conduit notamment à distinguer selon que les utilisateurs sont avant tout motivés par l’« amitié », comme Facebook ou WhatsApp, ou le partage avec des personnes ayant des centres d’intérêts commun, comme par exemple Youtube ou les sites de blogging8. De ces différences découlent en effet ce qu’on pourrait appeler des régimes de visibilité particuliers, à partir desquels Dominique Cardon avait par exemple révélé, il y a maintenant dix ans, quatre types d’identités des internautes, civile, agissante, narrative et virtuelle9.
3. Deux caractéristiques essentielles apparaissent toutefois tant bien que mal si l’on fait masse de cette diversité. La première me semble être que les réseaux sociaux reposent tous sur une forme d’interactivité qui est la marque du « web 2.0 ». La structure verticale des premiers sites de vente en ligne est complétée, voire remplacée par une horizontalité qui modifie en profondeur la situation, au sens le plus profond du terme, des utilisateurs sur la plateforme. A ceci est liée une seconde caractéristique fondamentale, qui est que les réseaux sociaux se nourrissent avant tout de contenus générés par leurs utilisateurs eux-mêmes, contrairement aux médias traditionnels. C’est sur la capacité à permettre et à encourager la création et la publication de tels contenus que reposent le modèle économique de tous les services qui tirent des profits de la publicité. On comprend dans ces conditions que beaucoup d’entre eux cherchent à favoriser les phénomènes de « viralité » à travers leurs algorithmes et des fonctionnalités comme le « like », le « re-sharing » ou le « hashtag ». Ces contenus constituent dans le même temps, pour les observateurs extérieurs – administrations, entreprises, chercheurs – de nouvelles et précieuses sources d’informations sur les comportements et les préférences de tel ou tel groupe social. Et ce sont d’eux que découlent la plupart des problématiques liées aux réseaux sociaux, notamment en matière de vie privée et de liberté d’expression.
B. Les réseaux sociaux ont, à n’en pas douter, bouleversé nos sociétés, mais leurs effets sont à la fois ambivalents et difficile à mesurer.
1. D’un point de vue individuel, les réseaux sociaux ont d’abord pour effet d’amplifier et de catalyser l’exercice de certains droits et libertés10. En offrant à tout un chacun la possibilité de s’exprimer, de diffuser des informations ou d’émettre des opinions et des critiques sans filtre ni sans aucune autre forme d’intermédiation, ces services en ligne favorisent en effet l’approfondissement des libertés d’opinion et d’expression, ainsi que le droit à l’information. Ils favorisent également l’apparition de nouvelles formes de créativité artistique et intellectuelle, d’humour voire de poésie, que l’on peut observer chaque jour sur Instagram, TikTok ou Snapchat, et peuvent ce faisant contribuer à l’épanouissement individuel de leurs utilisateurs. Ils peuvent enfin être perçus comme un moyen d’intensifier et d’élargir les liens sociaux, en retrouvant des connaissances perdues de vue, en en rencontrant d’autres avec qui nous partageons des centres d’intérêts ou des amis en commun, ou tout simplement en offrant un nouveau canal de communication avec nos familles, nos collègues ou nos amis les plus proches. Ces avantages doivent toutefois être regardés avec prudence. D’une part, car ils ne vont pas sans risques : la libération de la parole peut notamment être à l’origine d’excès délétères et l’information sur les réseaux sociaux se transformer en désinformation. D’autre part car les effets profonds des réseaux sociaux sur le rapport aux autres et le rapport à soi est difficile à mesurer : quelles seront notamment, à moyen terme, les conséquences du brouillage entre le privé et le public inhérent à ces plateformes ? Le rêve de singularité qui accompagne leur développement ne masque-t-il pas un processus d’uniformisation et de normalisation des rapports sociaux et de la consommation culturelle11 ? L’aspect libérateur des réseaux sociaux peut-il enfin être autre chose qu’une illusion au regard de « l’économie de l’attention » sur lesquels ils sont fondés, qui tire profit des comportements addictifs de leurs utilisateurs ?
2. Conjuguée à ces modèles, la disparition des intermédiations a également transformé les rapports des citoyens au politique et, plus largement, à toutes les formes d’institutions12. L’horizontalité qu’ils promeuvent remet en effet frontalement en cause la conception traditionnelle du pouvoir fondée sur une logique verticale et hiérarchique, ainsi que sur le présupposé de la « compétence politique13 » et scientifique. Beaucoup de membres de populations oppressées, de minorités ou de groupes sociaux traditionnellement mal représentés ont ainsi pu, grâce aux réseaux sociaux, entrer en communication et se constituer en communauté pour faire entendre leur voix ou, comme le disent les anglo-saxons, « speak to power ». Les réseaux se sont imposés comme des véhicules de la contre-démocratie permettant « d’articuler ensemble de multiples actions citoyennes à travers des activités de vigilance et de contestation14 » : que ces actions aient entraîné la chute de certains régimes, incité à infléchir des politiques publiques ou tout simplement ouvert les yeux de la population sur des problèmes inacceptables, il ne fait pas de doute qu’elles ont été et continueront d’être à l’origine de certains progrès pour les droits et libertés. Là aussi pourtant, tout n’est pas blanc. En Ethiopie, à Hong Kong, au Moyen Orient, une « répression 2.0 » a répondu aux contestations. Dans nos démocraties, les études empiriques s’accordent à dire que globalement, les réseaux sociaux n’ont pas renforcé la participation et l’engagement politique, mais plutôt reproduit les modes de communication traditionnels qui limitent la participation politique des citoyens et privilégient la diffusion de l’information partisane15. La modification de la relation entre les citoyens et leurs gouvernants est par ailleurs allée de pair avec la prolifération de discours polémiques, polarisants et anarchisants : le potentiel de déstructuration, voire de destruction que l’on prête à juste titre aux réseaux sociaux ne semble pas contrebalancé par des forces positives pourtant nécessaires. Enfin, et même s’il ne faut pas leur faire porter toute la responsabilité d’un mouvement beaucoup plus profond et ancien, également alimenté par les médias traditionnels, les réseaux sociaux accentuent la défiance vis-à-vis de toutes les formes de légitimité, celle des élus, des experts, des scientifiques et bien sûr des politiques. Or cette défiance est, pour nos démocraties, un cancer qu’elles n’ont pas encore semblé capables de traiter efficacement.
3. Les réseaux sociaux modifient enfin la manière dont nous exerçons la plupart de nos activités. Que l’on se lance dans le maraîchage, gère un restaurant ou dirige une entreprise de taille moyenne, il est de plus en plus difficile de se passer des réseaux sociaux pour exercer une activité professionnelle. Tous les métiers sont concernés, que l’on soit journaliste, chercheur, artiste, professionnel de santé – on estime à cet égard que plus de 70 % des discussions sur Facebook sont liées à la santé –, instituteurs ou enseignants… Le Conseil d’Etat est aussi sur Twitter dans le but d’être plus en contact avec la société qu’il sert et de mieux communiquer sur ses activités. De nouveaux métiers sont également apparus, des « community managers » aux « influencers » qui accompagnent la transformation de la publicité mais aussi du lobbying. Les métiers de la politique sont enfin directement concernés, qu’il s’agisse de la manière dont on fait campagne ou de celle dont on gouverne, ainsi que l’ont montré le précédent président des Etats-Unis ou nos propres dirigeants qui, de plus en plus, recourent aux réseaux sociaux au prix d’une transformation sensible des modes de communication gouvernementaux.
II. Dans ces conditions, les Etats n’ont pas d’autre choix que de prendre acte du développement des réseaux sociaux afin d’orienter leurs effets par le biais de la régulation ainsi que, le cas échéant, d’en tirer profit pour améliorer leurs modes de fonctionnement
A. Une régulation des réseaux sociaux semble s’imposer compte tenu de l’intensité de leurs interférences avec des intérêts essentiellement publics
1. Pour envisager de réguler les réseaux sociaux, il est indispensable, au préalable, de se mettre d’accord sur les objectifs que l’on poursuit et d’avoir à l’esprit les principaux obstacles auxquels on ne manquera pas d’être confrontés. Trois objectifs émergent des très riches débats menés sur ce sujet en Europe et aux Etats-Unis : le premier est celui de garantir aux citoyens et aux entreprises un accès et un traitement équitables (fair access and treamtent) sur les réseaux sociaux, ce qui inclut des objectifs en termes de non-discrimination, de neutralité ou encore de juste tarification. Le deuxième objectif vise à garantir la protection des utilisateurs : contre les atteintes à leur droit au respect de la vie privée, contre les effets préjudiciables des algorithmes qui, par nature, influent sur leurs décisions et leurs opportunités16, mais aussi contre la désinformation, les « fake news » et, par extension, les discours haineux. Le troisième objectif, qui est en quelque sorte la condition des deux premiers, consiste enfin à créer des formes pertinentes et efficaces de responsabilité (accountability) des plateformes, ce qui implique notamment de réfléchir en termes de transparence et de procédure. Les obstacles à la régulation tiennent quant à eux, en premier lieu, aux risques de capture qui sont particulièrement élevés dans ce secteur complexe où l’accès aux données techniques est restreint et où les régulateurs dépendent souvent des acteurs de l’industrie eux-mêmes pour obtenir les informations nécessaires à la conception et à l’application des règlementations17. Un autre obstacle tient, en deuxième lieu, à la difficulté de calibrer les interventions publiques pour atteindre les objectifs poursuivis sans détruire outre mesure le potentiel de croissance et d’innovation des réseaux sociaux. Il est en troisième lieu toujours délicat d’agir sur les contenus postés en ligne sans passer du côté de la censure. Enfin, du point de vue des Etats européens, la régulation est d’autant plus difficile que la plupart des réseaux sociaux sont des entreprises étrangères et que dans le monde de l’internet, les frontières nationales ne représentent pas grand-chose.
2. Dans ces conditions, plusieurs types de régulation sont envisageables. La première est de promouvoir l’autorégulation des plateformes, au besoin en édictant des codes de conduite ou des recommandations18. Cette option a d’abord été privilégiée par les Etats, qui ont longtemps semblé persuadés de leur impuissance face à des réseaux internationaux qui, de leur côté, revendiquaient leur qualité de simples hébergeurs et non d’éditeurs de contenus. Des scandales comme l’affaire Cambridge Analytica, les insuffisances patentes des mesures mises en œuvre par les plateformes19 et le risque d’une véritable privatisation de la censure – pensons à la « cour suprême » récemment instituée par Facebook20 – ont toutefois fini par décider la plupart des Etats prendre leurs responsabilités. Des mécanismes de régulation a posteriori ont ainsi commencé à voir le jour, consistant essentiellement en des obligations assorties de sanctions administratives ou judiciaires. Ce type de régulation a par exemple été mobilisé en France et en Allemagne afin de lutter contre la prolifération des discours haineux : c’est le sens de la loi allemande dite NetzDG21 et c’était celui de la loi du 24 juin 2020 dite « Avia22 » avant que ses principales dispositions ne soient censurées par le Conseil constitutionnel23. Une loi du 22 décembre 2018 a par ailleurs renforcer les pouvoirs du juge des référés afin de lutter contre la manipulation de l’information en période de campagne électorale24. De tels dispositifs ne vont toutefois, eux non plus, pas sans risques, puisqu’ils peuvent paradoxalement conduire à renforcer les pouvoirs des plateformes incitées au zèle par la menace des sanctions, mettre à l’écart du contrôle des contenus la justice et la société ou se révéler peu efficaces compte tenu de la désynchronisation entre le contrôle du régulateur et l’instantanéité de la diffusion des informations sur les réseaux25. La régulation peut enfin passer par la politique fiscale ou par le droit de la concurrence, qui peut difficilement rester en retrait face à la dynamique de concentration des marchés liés au numérique. Les grands réseaux sociaux s’apparentent à cet égard de plus en plus aux infrastructures qui ont justifié, dans le passé, la mise en œuvre de sévères politiques antitrust26. Les actions récemment engagées par le gouvernement américain27 et la Commission européenne28 à l’encontre de Facebook méritent de ce point de vue d’être regardées de près.
3. L’accumulation, ces dernières années, des textes et des expérimentations mis en œuvre pour réguler le secteur du digital semble donc montrer que le rapport de forces est en train de s’inverser et que la légitimité de l’intervention publique est dorénavant admise. Le tout est maintenant de s’accorder sur la bonne manière de définir et de combiner ces types de régulation. Ceci implique d’être au clair sur une question fondamentale : à quoi sommes-nous collectivement prêts à renoncer, en termes de liberté d’expression, de communication, de croissance et d’innovation pour préserver ce que nous considérons être l’intérêt général ? Car réguler reviendra nécessairement à se priver de certains bénéfices engendrés par les réseaux sociaux. A cette question politique s’ajoutent des questions juridiques tout aussi délicates : quel est le bon niveau de régulation, national ou international, sectoriel ou général ? Dans quelle mesure faut-il que les pouvoirs publics puissent accéder aux algorithmes ? Quelle transparence et traçabilité imposer ? A quel point faut-il éviter les concentrations d’entreprises, sachant que le contrôle d’un marché trop éclaté est très difficile ? Autant de questions, et il y en a bien d’autres, auxquelles nous devrons aussi répondre, comme a récemment entrepris de le faire la Commission européenne en vue d’un prochain paquet « service numériques29 ».
B. Les pouvoirs publics sont aussi concernés par les réseaux sociaux en tant qu’ils peuvent leur offrir les moyens d’innover et de remplir plus efficacement leurs missions de service public
1. Les contenus générés par les utilisateurs sur les réseaux sociaux constituent des mines d’informations quasiment inépuisables à qui sait les exploiter. Les Etats peuvent ainsi être tentés de s’en servir pour renforcer l’efficacité de certaines de leurs activités, comme le renseignement ou la lutte contre la délinquance. En France, un dispositif expérimental30 a par exemple été institué sur le fondement de la loi de finances pour 202031, qui permet aux administrations fiscale et douanière d’utiliser les données rendues publiques par les contribuables sur les réseaux sociaux pour détecter une série de comportements frauduleux limitativement énumérées. Ce dispositif s’inscrit dans une stratégie plus large de modernisation du contrôle fiscal, en particulier de la phase de ciblage des opérations, qui repose en grande partie sur le développement d’outils de data mining32. Aussi la plupart des Etats se servent-ils déjà des informations disponibles sur les réseaux sociaux pour les besoins des enquêtes de police et de la répression pénale, mais également de plus en plus à des fins préventives. Des techniques de police prédictive (predictive policing) sont ainsi mises en œuvre depuis longtemps au Royaume-Uni et sont en cours d’expérimentation en France, notamment à la gendarmerie nationale33. Qu’elles poursuivent des fins répressives ou prédictives, ces techniques sont prometteuses. Elles comportent néanmoins des risques importants et nouveaux liés, en particulier, aux biais contenus dans les algorithmes et les outils d’intelligence artificielle sur lesquels elles reposent34. L’un des principaux défis ne tient donc pas tant à la collecte et à la conservation des données qu’à l’élaboration d’instruments d’analyse éthiques et efficaces, qui doivent s’inscrire dans un cadre juridique facilitant leur contrôle. C’est l’une des problématiques – qui dépasse les seuls réseaux sociaux – à laquelle est en ce moment confronté, au Conseil d’Etat, un groupe de travail constitué à la demande du Premier ministre pour réfléchir aux usages de l’intelligence artificielle par la puissance publique.
2. Les réseaux sociaux offrent par ailleurs aux administrations publiques de très nombreuses opportunités pour rénover leurs processus décisionnels en les rendant plus ouverts, plus inclusifs et plus participatifs – autant de moyens de renforcer la confiance des citoyens dans leurs institutions. Les administrations et leurs responsables, aux niveaux national et local, peuvent trouver dans les réseaux sociaux un précieux moyen, dans un objectif de transparence, de mieux donner à voir ce qu’ils font, mais aussi de mieux « prendre le poul » de leurs administrés sur telle ou telle question, tel ou tel projet, voire de communiquer directement avec eux en engageant de véritables conversations. C’est ce que font beaucoup de préfectures et de communes en France. La police espagnole utilise quant à elle depuis plusieurs années des comptes Twitter, Facebook et Youtube de façon novatrice dans le but d’accroître sa proximité avec les citoyens et de mieux les servir : leur très grand succès tient avant tout au « style » ou au « ton » des contenus qu’elle y publie et qui témoignent de son choix de sortir du cadre de la relation traditionnelle entre gouvernants et gouvernés.
Dans d’autres domaines de l’action publique, les administrations sont par ailleurs de plus en plus amenées à composer avec le rôle central que remplissent de fait les réseaux sociaux. C’est notamment le cas en matière de recherche d’emploi, secteur aujourd’hui dominé par des sites spécialisés tels que LinkedIn, Viadeo ou Xing ou des sites généralistes comme Facebook. Les agences nationales chargées de l’emploi se trouvent concurrencées et doivent imaginer des moyens de mieux articuler leurs actions à celles de ces réseaux. Le département du travail américain, en concertation avec différents syndicats, a par exemple signé un partenariat avec Facebook qui a débouché sur le lancement de l’application Social Jobs Application, qui permet de consulter sur une seule et même page les offres d’emploi proposées par plusieurs sites spécialisés dans le recrutement. En Allemagne, l’agence nationale pour l’emploi s’est quant à elle engagée dans une coopération avec le réseau Xing visant à ce que toutes les offres d’emploi publiée sur ce site le soient aussi sur le listing national, et inversement35. Quels que soient les utilisations que font les administrations des réseaux sociaux, elles devront toutefois tenir compte des dangers qu’ils charrient, en particulier celui de créer ou de renforcer des discriminations et exclusions, qui peuvent découler des biais algorithmiques dont j’ai déjà parlé, mais aussi des fractures numériques liées à l’âge ou à l’éducation36.
3. Enfin, et j’en terminerai par là, les réseaux sociaux pourraient permettre aux administrations d’améliorer leurs processus de communication et de collaboration internes, par exemple en impliquant davantage les agents dans la construction des décisions et la gestion des services, en renforçant leurs liens et leur inclusion dans l’organisation, ou encore en contribuant à renforcer les liens inter-administrations.
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Mesdames et Messieurs, j’ai été long et n’ai pu qu’effleurer une partie des questions que pose le sujet de notre prochaine étude annuelle. Il est vaste, complexe et foisonnant : une année ne sera pas de trop pour l’explorer. Le Conseil d’Etat s’appuiera, comme à son habitude, sur les conférences de ce cycle et les auditions qui viseront à recueillir les points de vue de nombreux professionnels et experts confrontés aux problématiques des réseaux sociaux. Il est également probable cette année que nos enfants et nos petits-enfants soient interrogés dans un cadre plus informel… Je les en remercie par avance, comme je remercie vraiment très chaleureusement les trois intervenants de ce soir : Dominique Cardon, professeur de sociologie à Sciences Po et spécialiste, depuis longtemps, des sujets liés à l’internet, Philippe Colombet, directeur du journal La Croix et Dominique Reynié, lui aussi professeur à Sciences Po et directeur général de Fondapol. Je remercie également Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études qui chapeautera sa confection et modérera la conférence de ce soir, ainsi que François Séners, son président-adjoint et rapporteur général et Marie Grosset qui, pour la deuxième année consécutive, tiendra la plume de la section.
[1] Texte écrit en collaboration avec Guillaume Halard, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat
[2] Internet et les réseaux numériques, 1997, coll. Etudes du Conseil d’Etat (https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/984001519.pdf)
[3] Le numérique et les droits fondamentaux, étude annuelle 2014 (https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/144000541.pdf)
[4] Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’«ubérisation», étude annuelle 2017 (https://www.conseil-etat.fr/ressources/etudes-publications/rapports-etudes/etudes-annuelles/etude-annuelle-2017-puissance-publique-et-plateformes-numeriques-accompagner-l-uberisation)
[5] V° le Baromètre du numérique 2021 de l’ARCEP, p. 120 et les chiffres publiés par le Guide #Datamind Tendances 2021 (https://blog.digimind.com/fr/tendances/r%C3%A9seaux-sociaux-france-monde-chiffres-utilisation-2021)
[6] Pour cette distinction, voir le rapport de la mission « Régulation des réseaux sociaux – Expérimentation Facebook », Créer un cadre français de responsabilisation des réseaux sociaux : agir en France avec une ambition européenne, remis au secrétaire d’Etat chargé du numérique en mai 2019
[7] T. Stenger & A. Coutant, « Médias sociaux : clarification et cartographie - Pour une approche sociotechnique », Décisions Marketing, n° 70, 2013, p. 107
[8] M. Ito (ed.), Hanging Out, Messing Around, and Geeking Out: Kids Living and Learning with New Media. Boston, 2010, The MIT Press
[9] D. Cardon, « Réseaux sociaux de l’internet », Communications, n° 88, 2011, p. 141
[10] V° J.-M. Sauvé, « La protection des droits fondamentaux à l’ère du numérique », Intervention lors de la remise des prix de thèse de la Fondation Varenne le 12 décembre 2017
[11] D. Cardon, « Réseaux sociaux de l’internet », art. cit., in fine
[12] V° not. C. Richaud, « Les réseaux sociaux : nouveaux espaces de contestation et de reconstruction de la politique ? », Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, 2017/4, n° 57, p. 29
[13] V° P. Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, n° 318, 1972, p. 1295
[14] P. Flichy, « La démocratie 2.0 », Études, n° 412, 2010, p. 617
[15] B. Ben Mansour, « Le rôle des médias sociaux en politique : une revue de la littérature », Regards politiques, 2017, vol. 1, n° 1, p. 3
[16] V° sur ce sujet la notion d’« algorithmic nuisance » analysée par J. M. Balkin, « Free Speech in the Algorithmic Society: Big Data, Private Governance, and New School Speech Regulation », 51 U.C. Davis Law Review 1149 (2018)
[17] V° D. Awrey, « Complexity, Innovation, and the Regulation of Modern Financial Markets », 2 Harvard Business Law Review 235 (2012)
[18] C’est ce qu’a fait la Commission européenne en 2016 avec un code de conduite relatif aux discours haineux illégaux en ligne et la Recommandation (UE) 2018/334 de la Commission du 1er mars 2018 sur les mesures destinées à lutter, de manière efficace, contre les contenus illicites en ligne
[19] Not. A. Marantz, « Why Facebook Can’t Fix Itself », The New Yorker, 19 octobre 2020 (https://www.newyorker.com/magazine/2020/10/19/why-facebook-cant-fix-itself)
[20] Not. K. Klonick, « Inside the Making of Facebook’s Supreme Court », The New Yorker, 12 février 2021 (https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/inside-the-making-of-facebooks-supreme-court)
[21] Loi Netzwerkdurchsetzungsgesetz du 30 juin 2017
[22] Loi n° 2020-766 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet
[23] Décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020
[24] Loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information
[25] S. Abiteboul & J. Cattan, « Nos réseaux sociaux, notre régulation », Revue européenne du droit, n° 1, septembre 2021 (https://geopolitique.eu/articles/nos-reseaux-sociaux-notre-regulation/)
[26] V° sur ce point S. Rahman, « Régulating Informational Infrastructure: Internet Platforms as the New Public Utilities », 2 Georgetown Law Technology Review 234 (2018) qui évoque les gatekeeping power, transmission power et scoring power dont disposent les grands réseaux sociaux ; également, sur ce sujet, F. Marty, « Plateformes numériques, algorithmes et discrimination », Revue de l’OFCE, 2019/4 (164), p. 47
[27] https://www.nytimes.com/2021/08/19/technology/ftc-facebook-antitrust.html
[28] https://ec.europa.eu/newsroom/comp/items/713352
[29] https://digital-strategy.ec.europa.eu/en/policies/digital-services-act-package
[30] Décret n° 2021-158 du 11 février 2021
[31] Article 154 de la loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019
[32] https://www.bercynumerique.finances.gouv.fr/vivre-le-numerique-a-bercy/le-data-mining-a-la-dgfip
[33] Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Ile-de-France, La police prédictive. Enjeux soulevés par l’usage des algorithmes prédictifs en matière de sécurité publique, avril 2019, spéc. p. 15 (https://www.iau-idf.fr/fileadmin/NewEtudes/Etude_1797/Etude_Police_Predictive_V5.pdf)
[34] La recherche est extrêmement fournie sur ce sujet : voir par exemple, pour le Royaume-Uni, A. Babuta & M. Oswald, Data Analytics and Algorithmic Bias in Policing, briefing paper pour le Royal United Service Institute for Defense and Security Studies, 2020 (https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/831750/RUSI_Report_-_Algorithms_and_Bias_in_Policing.pdf)
[35] OCDE Working Papers on Public Governance n° 26, Social Media Use by Governments: A Policy Primer to Discuss Trends, Identify Policy Opportunities and Guide Decision Makers (https://www.oecd.org/gov/digital-government/government-and-social-media.htm)
[36] Ibid. ; M. Feeney & G. Porumbescu, « The Limits of Social Media for Public Administration Research and Practive », Public Administration Review, juillet 2020 (https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/puar.13276)