Les mutations contemporaines du droit de la commande publique

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Les mutations contemporaines du droit de la commande publique

Conférence de presse, Conseil d’État - Mardi 3 juin 2014

Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État

 

Mesdames et Messieurs,

Je suis heureux de vous accueillir aujourd’hui au Conseil d’État à l’occasion de cette conférence de presse consacrée aux mutations récentes du droit de la commande publique.

Il est en effet apparu pertinent de revenir sur l’origine et les conséquences de ces mutations mais, surtout, sur leur cohérence et sur les lignes directrices qui ont présidé aux interventions du législateur et des juges. Dans ce domaine, les grands arrêts du Conseil d’État se sont succédé à un rythme soutenu depuis la fin des années 2000[2] -  le dernier en date, Département de Tarn-et-Garonne, vient d’être rendu le 4 avril dernier[3]. Toutefois, cette effervescence jurisprudentielle, comparable à celle du début du XXème siècle, loin de signaler le délitement d’un droit friable et inconstant, marque au contraire son ajustement progressif et raisonné aux exigences nouvelles du droit de la concurrence, du droit au recours et de la sécurité juridique. Elle montre la recomposition d’un équilibre indispensable entre le respect du principe de légalité et la sécurisation juridique des contrats administratifs.

L’heure est en effet à la recherche d’une plus grande stabilité des relations contractuelles. Si les tiers disposent d’une pluralité de voie de recours pour contester la régularité des procédures et la validité des contrats, cet accès élargi au prétoire du juge administratif ne saurait induire un amoindrissement des capacités d’action des personnes publiques, en les soumettant à des procédures trop longues, trop complexes et trop coûteuses (I). C’est en ce sens qu’ont été rationalisées les voies de recours ouvertes contre les contrats et qu’a été refondé en la matière l’office du juge administratif (II).

I.  La diversification des voies de recours ouvertes aux tiers, qui a conféré une pleine et efficace portée aux principes de la commande publique, a pu être source de complexité et d’atteintes excessives à la stabilité des relations contractuelles.

A. En application du droit de l’Union européenne[4] auquel ont fait écho de nouvelles exigences constitutionnelles[5], ont été consacrés les trois principes du droit de la commande publique : la liberté d’y accéder, l’égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures. L’effectivité de ces principes s’est trouvée assurée par le renforcement progressif des garanties procédurales offertes aux tiers à des contrats administratifs.

Dès le début du XXème siècle, le Conseil d’État a permis, d’une manière libérale, à tout tiers intéressé[6] – notamment les usagers des services publics ou encore les contribuables locaux -  d’obtenir l’annulation pour excès de pouvoir des actes unilatéraux pris pour la passation ou l’exécution d’un contrat administratif (dits « actes détachables »)[7]. Au cours des années 1990, une telle annulation a cessé d’être « platonique »[8], en conduisant parfois à la disparition du contrat lui-même[9]. Dans le même temps, le Conseil d’État a admis, avec la même libéralité, que puissent être contestées devant le juge de l’excès de pouvoir les clauses réglementaires d’un contrat administratif[10] ainsi que les contrats de recrutement d’agents publics[11].

Parmi les tiers, les « concurrents évincés »[12] bénéficient d’une place privilégiée. Ceux-ci peuvent contester, avant la signature d’un contrat, l’irrégularité de la procédure de passation, en saisissant en urgence le juge du référé précontractuel[13]. Une fois le contrat signé, ils peuvent encore invoquer devant le juge du référé contractuel[14] les irrégularités les plus graves qui ont entaché cette procédure, c’est-à-dire la méconnaissance des principes de base de la commande publique. En complément, le Conseil d’État leur a ouvert en 2007[15] une voie de droit nouvelle les autorisant à contester, par tout moyen[16], la validité du contrat et à demander une réparation[17] de leurs droits lésés.

Sans oublier le recours de plein contentieux[18] que peut former[19] le représentant de l’État contre les contrats passés par les collectivités territoriales et leurs établissements, les deux dernières décennies se sont donc caractérisées par une diversification des voies de droit ouvertes aux tiers.

B. Celle-ci a cependant complexifié la cartographie des recours contentieux et, surtout, elle a pu ouvrir la voie à des atteintes excessives à la stabilité des relations contractuelles.

Les procédures contentieuses se caractérisaient en effet par une longueur et une complexité excessives : dans certains cas[20], trois juges distincts intervenaient, parfois à des intervalles de temps éloignés, pour que fût apportée une solution définitive à un différend. Cette « période d’incertitude »[21] retardait l’avancement d’opérations de grande ampleur et pouvait conduire, par anticipation du risque contentieux, à un renchérissement du prix des contrats signés par les administrations.

Les pouvoirs du juge du contrat ne permettaient pas non plus de proportionner la décision rendue à la gravité des vices relevés, en l’absence d’une définition resserrée des irrégularités devant entraîner l’annulation d’un contrat. Les relations contractuelles pouvaient être mises à néant sans nécessité. En outre, un intérêt pour agir trop lâche, combiné à un large éventail de moyens invocables, augmentait d’une manière déraisonnable la vulnérabilité des relations contractuelles.

 

II. Pour remédier à ces difficultés, les voies de recours ouvertes aux tiers ont été rationalisées et l’office du juge du contrat a été rénové.

A. Par son arrêt du 4 avril dernier, Département de Tarn-et-Garonne, le Conseil d’État a en effet jugé que, désormais, tout tiers intéressé, et plus seulement les concurrents évincés, peut contester directement devant le juge de plein contentieux la validité d’un contrat administratif.

Le sens de cette évolution jurisprudentielle ne doit pas être méconnu : l’intérêt pour agir des tiers « ordinaires » sera apprécié d’une manière plus stricte[22] et la gamme des moyens invocables, notamment par les concurrents évincés[23], pourra être réduite. A l’exception du représentant de l’État et des membres des organes délibérants des collectivités territoriales ou de leurs groupements[24], tout tiers ne pourra plus invoquer que des moyens en relation directe avec le droit lésé invoqué pour contester la validité d’un contrat administratif.  

Ce resserrement s’inscrit dans le prolongement de la jurisprudence sur le référé précontractuel. Par son arrêt SMIRGEOMES du 3 octobre 2008[25], le Conseil d’État avait déjà jugé qu’il appartient en effet au juge des référés de « rechercher si l’entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente ».

B. Cette remise en ordre des voies de recours ouvertes aux tiers appelait par ailleurs une rénovation de l’office du juge du contrat, dans le sillage de la décision Commune de Béziers du 28 décembre 2009[26].

Devant le juge du contrat saisi par les parties, seules les irrégularités les plus graves sont depuis cet arrêt susceptibles d’entraîner l’annulation d’un contrat administratif : il s’agit des vices tenant au caractère illicite du contrat, ceux portant sur les conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement et, enfin, de tout vice d’une « particulière gravité » que le juge doit relever d’office[27]. A cet égard, l’exigence de loyauté des relations contractuelles implique une appréciation plus fine des moyens invoqués et, en principe, de régler les différends entre parties sur le terrain contractuel. L’objectif poursuivi par le juge est dès lors d’assurer une stabilité renforcée des relations contractuelles, dont désormais le cocontractant peut demander la reprise en cas de résiliation[28].

Cette restriction des cas d’annulation est désormais prise en compte, depuis la décision du 4 avril dernier Département de Tarn-et-Garonne, par le juge du contrat, lorsqu’il est saisi par les tiers. A chaque irrégularité doit correspondre, selon leur gravité, une réponse proportionnée du juge qui peut, par exemple, ordonner la modification d’une clause du contrat ou le versement d’une indemnité. Les irrégularités vénielles ou régularisables ne doivent pas faire obstacle à la poursuite des relations contractuelles. Dans les autres cas, le juge doit envisager qu’il soit mis un terme à ces relations sans effet rétroactif. En outre, sa décision, dont les effets peuvent être différés, ne saurait porter une atteinte excessive à l’intérêt général.

 

Vous l’aurez compris, le juge administratif statue sans œillère, il demeure le garant du principe de légalité, mais il est aussi attentif aux conséquences économiques et financières de ses décisions et il veille, sans porter atteinte au droit à un recours effectif, à ne pas se laisser instrumentaliser. Dans le domaine contractuel, comme dans celui de l’urbanisme[29], il cherche à mieux équilibrer l’effectivité des droits individuels et les exigences de sécurité juridique, dont la stabilité des relations contractuelles est une composante essentielle.

[1] Texte écrit en collaboration avec M. Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de Cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2]Pour ne citer que les nouvelles entrées dans le GAJA : CE, Ass., 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, GAJA n°113, p. 905 ; CE, Ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, GAJA n°116, p. 939, 19e édition.

[3]CE, Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n°358994.

[4]Voir not. CJCE 7 décembre 2000, C-324/98, Telaustria Verlags GmbH et Telefonadress GmbH contre Telekom Austria AG, Rec. 2000 p. I-10745

[5]CC 26 juin 2003, n°2003-473 DC, Loi habilitant le Gouvernement à simplifier le droit ; CC 2 décembre 2004, Loi de simplification du droit, n°2004-506 DC ; CC 24 juillet 2008, Loi relative aux contrats de partenariat, n°2008-567 DC.

[6]CE 4 août 1905, Martin, Rec. 749, GAJA n°15.

[7]S’agissant des moyens invocables, peuvent être soulevés des vices propres à l’acte détachable attaqué mais aussi des vices tenant au contrat lui-même (CE 9 décembre 1934, Chambre de commerce de Tamatave, Rec. 1034).

[8] « Nous ne vous dissimulons pas que l’annulation pour excès de pouvoir dans cette catégorie de litiges n’aura parfois qu’un caractère platonique », concl. Romieu sur CE 4 août 1905, Martin, précité.

[9]Le juge du contrat tire en effet toutes les conséquences de l’annulation d’un acte détachable sur la validité du contrat : CE, Sect., 7 octobre 1994, Epoux Lopez, Rec. 430.

[10]CE, Ass., 10 juillet 1996, Cayzeele, n°138536.

[11]CE, Sect., 30 octobre 1998, Ville de Lisieux, n°149662.

[12]Par commodité, cet terme est utilisé même si, selon les termes des art. L. 551-10 et L. 551-14 du code de justice administrative, sont habilitées à engager, respectivement, un référé précontractuel et un référé contractuel les personnes « qui ont un intérêt à conclure le contrat et qui sont susceptibles d'être lésées par le manquement invoqué ». Cette formulation recouvre en effet mutadis mutandis l’interprétation retenue par le Conseil d’Etat de l’intérêt pour agir des « concurrents évincés » contestant la validité d’un contrat administratif devant le juge du contrat (CE, avis contentieux, 11 avril 2012, Société Gouelle, n°355446).

[13]Art. L. 551-1 du code de justice administrative ; le référé précontractuel a été créé par les lois du 4 janvier 1992 et du 29 décembre 1993, portant transposition des directives « recours » du 21 décembre 1989 et du 25 février 1992, et a été révisé en partie par l’ordonnance du 7 mai 2009, n°2009-515.

[14]Art. L. 551-13 du code de justice administrative ; le référé contractuel a été crée par l’ordonnance du 7 mai 2009, n°2009-515, pris pour la transposition de la nouvelle directive « recours » du 11 décembre 2007, 2007/66 CE.

[15]CE, Ass., 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, n°291545.

[16]CE, avis contentieuse, 11 avril 2012, Société Gouelle, n°355446.

[17]Dans les conditions précisées par CE, avis contentieux, 11 mai 2011, Société Rébillon Schmit Prévôt, n°347002.

[18]CE 23 décembre 2011, Ministre de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités locales et de l’immigration, n°348647-348648, abj. CE 26 juillet 1991, Commune de Sainte Marie de la Réunion, n°117717.

[19]Au titre de son  « contrôle administratif » voir Art. 72 al. 3 ; sur la nature et la portée de ce contrôle, voir CC 25 février 1982, Loi relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, n°82-137 DC.

[20]Dans le contentieux des actes détachables, pouvaient se succéder le juge de l’excès de pouvoir, le juge de l’exécution et le juge du contrat.

[21]Selon l’expression de B. Dacosta, concl. sur l’affaire Département de Tarn-et-Garonne précitée, p. 7.

[22]Selon les termes de l’arrêt : «  (…) tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles. ».

[23]« les autres tiers ne peuvent invoquer que des vices en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office ». A cet égard, le recours Tarn-et-Garonne ne peut être présenté comme une simple généralisation du recours Tropic.

[24]« le représentant de l’Etat dans le département et les membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné, compte tenu des intérêts dont ils ont la charge, peuvent invoquer tout moyen à l’appui du recours ainsi défini ».

[25]CE, Sect., 3 octobre 2008, SMIRGEOMES, n°305420.

[26]CE, Ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, n°304802, GAJA n°116, 19e édition, p. 939.

[27]A cet égard, « lorsque le juge est saisi d’un litige relatif à l’exécution d’un contrat, les parties à ce contrat ne peuvent invoquer un manquement aux règles de passation, ni le juge le relever d’office, aux fins d’écarter le contrat pour le règlement du litige ». « Par exception, il en va autrement lorsque, eu égard d’une part à la gravité de l’illégalité et d’autre part aux circonstances dans lesquelles elle a été commise, le litige ne peut être réglé sur le fondement de ce contrat », voir CE 12 janvier 2011, Manoukian, n°338551.

[28]CE 21 mars 2011, Commune de Béziers, n°304806.

[29]Ordonnance n° 2013-638 du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l'urbanisme.