Intervention le 27 septembre 2013 à la Faculté de droit de Nancy
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Les lois relatives à la transparence de la vie publique
Salon du livre juridique "Place au droit", Nancy, le vendredi 27 septembre 2013
Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, président de la Commission pour la transparence financière de la vie politique
Monsieur le doyen de la Faculté de droit de Nancy,
Madame la présidente de la chambre des notaires,
Monsieur le bâtonnier,
Monsieur le directeur de la Fédération bancaire française,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mesdames et Messieurs,
Mes chers collègues,
Il est des évolutions de la vie publique qui paraissent inéluctables mais qui se font attendre. L’enrichissement de notre pacte démocratique par des dispositions propres à favoriser une nouvelle culture de la déontologie et de la transparence est de celles-ci. Il faut donc, en dépit de limites sur lesquelles je reviendrai, saluer l’adoption, le 17 septembre dernier, de la loi organique et de la loi relative à la transparence de la vie publique[i]. La discussion parlementaire[ii], parfois houleuse, a débouché sur un désaccord entre les deux assemblées et l’échec en juillet de la commission mixte paritaire : le « dernier mot » a donc été donné à l’Assemblée nationale. Ces textes n’ont pas permis de dépasser les traditionnels clivages partisans, malgré l’occasion propice qu’ils semblaient offrir compte tenu de la transversalité et de l’importance des enjeux traités[iii]. J’ajoute que le Conseil constitutionnel a été saisi de ces deux lois : c’est donc sous réserve de leur conformité à la Constitution et de leur promulgation que je m’exprime[iv].
La satisfaction, parfois teintée de regrets, de cette prise de position de la Représentation nationale est à la mesure de la longueur de l’attente qui l’a précédée. Jusqu’à présent en effet, hormis la répression, aussi ancienne et sévère en droit que rarement effective, de la prise illégale d’intérêts, la déontologie comme la prévention des conflits d’intérêts étaient largement absentes de notre droit, quand d’autres démocraties comparables à la nôtre s’étaient dotées de dispositifs complets et ambitieux[v].
Mais le besoin de rigueur, d’impartialité et de transparence de la vie publique exprimé par les citoyens était tel qu’il devenait urgent d’y répondre. Ce n’est rien d’autre qu’un pilier de notre pacte social, à savoir la confiance que les citoyens ont dans les responsables publics, qui était en jeu. Les citoyens veulent avoir l’assurance que leurs représentants et, plus largement, les « acteurs publics », en se consacrant à leur service, ne servent pas simultanément des intérêts personnels ou privés ou tout simplement des intérêts étrangers à leur fonction. L’émotion suscitée par ce qu’il est désormais commun de nommer « l’affaire Cahuzac » a agi comme un catalyseur, dans la droite ligne d’une histoire qui nous enseigne que les scandales politico-financiers sont souvent à l’origine d’évolutions de la législation[vi]. D’un mal peut donc sortir un bien[vii] et les réformes, trop longtemps différées, devaient être à la hauteur des problèmes récurrents et des enjeux.
Le contexte était également favorable après la remise de deux rapports qui appelaient à l’adoption d’un corpus législatif en la matière. En 2011 d’abord, celui de la Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique[viii], que j’ai eu l’honneur de présider – commission qui avait été créée à la suite, déjà, d’une affaire mettant en cause un autre ministre de la République. Ce rapport a débouché sur un projet de loi, élaboré avec une sage lenteur et une ambition limitée, qui n’a jamais eu l’honneur d’être soumis au Parlement. En 2012, la Commission pour la rénovation et la déontologie de la vie publique[ix], présidée par M. Lionel Jospin, a remis un second rapport remarqué. Outre ces deux commissions, le débat a été également animé par d’autres acteurs, comme par exemple la Commission pour la transparence financière de la vie politique – que je préside pour quelque temps encore avant qu’elle ne disparaisse[x] –, commission qui, dans ses quinze rapports publiés depuis 1988, n’a pas manqué d’alerter les pouvoirs publics et les citoyens sur l’insuffisance des moyens juridiques dont elle disposait pour mener à bien ses missions.
Dans ce contexte, l’adoption des lois organique et ordinaire relatives à la transparence de la vie publique marque une forme de rupture dans notre façon d’appréhender les conflits d’intérêts et la transparence de la vie publique : c’est, de fait, un nouveau paradigme qui émerge, sans toutefois que tous les moyens aient été prévus pour que le dispositif mis en place soit pleinement efficace (I). Les textes adoptés, qui parviennent à concilier plusieurs impératifs démocratiques, constituent néanmoins un pas décisif qui devra être suivi d’autres progrès (II).
I. Un enrichissement démocratique, mais des moyens encore insuffisants.
L’état du droit antérieur en matière de déontologie de la vie publique reposait sur un équilibre singulier. Existait ainsi une législation essentiellement répressive et peu appliquée, tandis que le volet préventif était largement absent. Ce déséquilibre plaçait la France dans une situation atypique par rapport à des pays comparables[xi]. Les textes votés prennent acte de ce constat et se situent en rupture : il y est insisté sur la prévention et les risques d’exposition des responsables publics à des situations de conflit d’intérêts cessent d’être ignorés. Dans les principes qu’ils posent et les lignes directrices qu’ils tracent, ils rompent avec l’état du droit antérieur et constituent une avancée démocratique.
1. Les lois relatives à la transparence de la vie publique se traduisent d’abord par uneclarification et un renforcement des obligations pesant sur les acteurs publics.
C’est sur la prévention des conflits d’intérêts que les textes adoptés mettent l’accent. Une définition de la notion de « conflit d’intérêts » est retenue : le conflit d’intérêts désigne désormais « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction »[xii]. Cette définition, qui était appelée de leurs vœux par les deux rapports susmentionnés[xiii], doit, je le crois, être lue comme visant les seuls conflits qui, par leur intensité, peuvent raisonnablement être regardés comme influençant ou paraissant influencer l’exercice d’une fonction publique. Il faut noter qu’elle peut s’appliquer à des conflits entre différents intérêts publics et qu’elle reprend à son compte la distinction désormais traditionnelle entre impartialité subjective et impartialité objective.
Les grandes obligations déontologiques des responsables publics se trouvent également consacrées dès le premier article de la loi : ceux-ci doivent exercer leurs fonctions avec « dignité, probité et impartialité » et veiller « à prévenir ou à faire cesser immédiatement » les situations de conflit d’intérêts, notamment en s’abstenant d’exercer leurs compétences ou en se faisant suppléer[xiv].
L’obligation de remplir des déclarations de situation patrimoniale et d’intérêts est également généralisée. On estime que plus de sept mille personnes devront désormais se soumettre à cet exercice[xv], parmi lesquels les membres du Parlement national et européen, les membres du Gouvernement, les principaux élus locaux participant aux fonctions exécutives, mais également les membres des cabinets ministériels, les collaborateurs du Président de la République, les membres des autorités indépendantes, les titulaires des emplois à la décision du Gouvernement nommés en conseil des ministres ou encore les présidents et directeurs généraux des principaux établissements et entreprises publics[xvi]. C’est à ce champ d’application très vaste[xvii] que se mesure également l’ambition des textes adoptés. Le champ n’est d’ailleurs pas limitatif, puisque des dispositions relatives aux fonctionnaires et aux magistrats devraient être prochainement adoptées.
Pour assurer l’efficacité générale du dispositif, les mécanismes répressifs sont également en partie revus. Je souligne en particulier que les membres du Gouvernement et les titulaires d’une fonction exécutive locale entrent désormais dans le champ du « délit de pantouflage » de l’article 432-13 du code pénal[xviii] et qu’une nouvelle rédaction du délit de déclaration mensongère permettra de le mettre plus aisément en œuvre[xix].
Définition du conflit d’intérêts, clarification des obligations déontologiques, généralisation des déclarations d’intérêts et de patrimoine et renforcement des sanctions : les textes relatifs à la transparence de la vie publique sont ambitieux, y compris dans la rupture qu’ils marquent avec le droit antérieur.
2. Cette ambition se retrouve au plan organique, puisque le législateur crée, comme clé de voûte du dispositif de contrôle des patrimoines et de lutte contre les conflits d’intérêts, une Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.
Le rapport de la Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique comme celui de la Commission pour la rénovation et la déontologie de la vie publique insistaient sur la nécessité de bâtir une architecture institutionnelle propre à faire émerger une véritable culture de la déontologie. Est ainsi créée une nouvelle autorité administrative indépendante, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique[xx], qui reprend notamment les missions de la Commission pour la transparence financière de la vie politique[xxi].
Pour garantir l’indépendance de cette Haute Autorité, le choix a été fait de la composer de hauts magistrats nommés par décret du Président de la République, qui seront au nombre de six : deux conseillers d’Etat, deux conseillers à la Cour de cassation et deux conseillers maîtres à la Cour des comptes. Deux personnalités qualifiées seront en outre nommées par les présidents des assemblées parlementaires[xxii]. La Haute Autorité sera présidée par un neuvième membre nommé par le Président de la République. Ces membres, nommés ou élus pour un mandat de six ans non renouvelable, seront assistés par des rapporteurs ayant la qualité de membre du Conseil d’Etat ou de magistrat.
La Haute Autorité constitue le carrefour vers lequel convergent une grande partie des dispositions législatives. Ses missions[xxiii] sont larges : elle reçoit les déclarations d’intérêts et de patrimoine et en contrôle l’exhaustivité, l’exactitude et la sincérité ; elle contrôle en particulier les variations de la situation patrimoniale des membres du Gouvernement, des parlementaires et des principaux élus et responsables publics[xxiv] ; elle remplit encore une mission de conseil confidentiel sur les questions déontologiques posées par les personnes assujetties aux obligations de déclaration et une mission de recommandation et de définition des lignes directrices en matière de déontologie.
3. Mais la définition de missions n’est rien si n’y sont pas associés les pouvoirs indispensables à leur exercice effectif.
La Haute Autorité dispose à cet égard de pouvoirs renforcés. Lui est ainsi confié un pouvoir d’injonction à l’égard des membres du Gouvernement, du Parlement et de l’ensemble des assujettis, en cas de déclaration tardive ou incomplète. Elle peut également enjoindre aux assujettis, sauf au Premier ministre et aux membres du Parlement européen[xxv], de faire cesser toute situation de conflit d’intérêts et décider de rendre publique cette injonction. Lorsqu’elle constate une évolution inexpliquée de la situation patrimoniale d’un membre du Gouvernement ou d’un grand élu responsable public, elle publie au Journal officiel un rapport spécial et saisit le parquet. Pour les membres du Parlement, elle saisit le parquet et le Bureau des l’Assemblée concernée. Elle informe également de tout manquement aux obligations déontologiques des personnes soumises à son contrôle leurs « supérieurs » politiques ou hiérarchiques, qui vont du Président de la République au Premier ministre, aux présidents des assemblées parlementaires ou des autorités indépendantes ou encore aux autorités de nomination.
Au cœur des pouvoirs de la Haute Autorité, se trouvent ses liens avec l’administration fiscale qui dispose de multiples informations utiles à son office. La fluidité des échanges avec cette administration est donc un enjeu essentiel. Or, sur ce point, les avancées ne peuvent masquer certaines lacunes.
Les avancées tout d’abord. En premier lieu, l’administration fiscale fournit, dès la transmission de la déclaration des membres du Gouvernement et des parlementaires, « tous les éléments lui permettant d’apprécier l’exhaustivité, l’exactitude et la sincérité de la déclaration de situation patrimoniale »[xxvi]. En deuxième lieu, la Haute Autorité[xxvii] peut demander à l’administration fiscale d’exercer l’ensemble des droits de communication qui sont les siens, pour avoir connaissance d’informations recueillies auprès d’établissements privés comme de personnes publiques. En troisième lieu, la Haute Autorité peut demander communication des déclarations fiscales, non seulement aux personnes soumises à son contrôle, mais aussi àleurs conjoints[xxviii]. A défaut de communication spontanée, l’administration fiscale en fournit une copie.
Ces avancées ne doivent pas masquer que le contrôle exercé par la Haute autorité ne pourra pas être assuré dans des conditions pleinement satisfaisantes. Les dispositions que j’ai évoquées sont en effet trop largement laissées à la discrétion de l’administration fiscale. De fait, il est reconnu à celle-ci une marge d’appréciation dans le choix des éléments qu’elle transmet lorsque les déclarations de situation patrimoniale lui sont communiquées, et cela contrairement à la volonté exprimée par le Sénat en première lecture. Ensuite, la Haute Autorité ne peut exercer ses pouvoirs qu’à travers la médiation de l’administration fiscale qui fait en quelque sorte écran, même si l’on peut comprendre l’enjeu de synergie et de simplification inhérent aux choix opérés. Mais cette administration est placée sous l’autorité du pouvoir exécutif. Sans que sa déontologie ne puisse être mise en doute, il est regrettable, du point de vue tant des principes que de l’efficacité des contrôles, qu’existe une forme de dépendance d’une autorité indépendante à l’égard d’un service relevant du pouvoir exécutif.
Mais il manque surtout une disposition, dont la Commission pour la transparence financière de la vie politique avait souligné la grande importance et pour laquelle le Gouvernement avait déposé un amendement, ainsi rédigé : « [La Haute autorité] peut demander à l'administration fiscale transmission de tout document dont elle dispose concernant [un membre du Gouvernement ou son conjoint] [ainsi que toute autre personne soumise à son contrôle] »[xxix]. Cette disposition, adoptée en première lecture par le Sénat, a été ultérieurement écartée par l’Assemblée nationale, au motif qu’elle était inutile, exagérément intrusive et disproportionnée[xxx]. Une disposition « miroir » avait aussi été proposée par la Commission pour la transparence financière de la vie politique pour les parlementaires, mais elle n’a pas non plus été adoptée. Des dispositions de cette nature auraient été à même d’assurer un contrôle plus efficace des déclarations de patrimoine et d’intérêts, notamment en donnant à la Haute autorité accès aux redressements fiscaux, aux donations et au fichier des comptes bancaires. La Haute autorité eût pu être ainsi mieux armée pour détecter des variations de patrimoine anormales ou frauduleuses ou des intérêts conflictuels.
Enfin, d’autres instruments auraient sans doute été utiles à sa mission, tels que la possibilité d’examiner le patrimoine des enfants mineurs de l’assujetti, ou encore l’octroi d’un pouvoir d’enquête donnant, pour la recherche d’une infraction précise, accès aux locaux professionnels. De tels pouvoirs, qui ont été demandés par la Commission pour la transparence financière de la vie politique ou envisagés lors de la discussion parlementaire, n’ont finalement pas été retenus. En revanche, la question, qui a défrayé la chronique, de la transparence absolue des déclarations de patrimoine n’est pas apparue à la Commission que je préside comme un enjeu significatif en termes d’efficacité des contrôles et donc comme une mesure nécessaire.
Les lois adoptées le 17 septembre dernier marquent, en tout cas, indéniablement une évolution profonde de notre droit, un véritable changement de paradigme, essentiellement sur la question des conflits d’intérêts. Le système français de lutte contre ces conflits est ainsi recentré sur la prévention, son champ d’application est élargi et une nouvelle autorité en devient la clé de voûte.
II. Ces avancées, qui sont également marquées par le respect des grands équilibres démocratiques, constituent les fondations indispensables à l’affirmation d’une culture moderne de la déontologie.
1. Le risque est réel, lors de l’adoption « à chaud » de dispositions législatives à la suite d’une « affaire », voire d’un scandale, de « surréagir » et de porter atteinte à des équilibres fondateurs. On légifère rarement bien dans l’urgence. Or globalement, les textes adoptés paraissent éviter cet écueil.
La frontière entre la sphère publique et la vie privée est centrale en démocratie. Elle est l’un des piliers de l’Etat de droit. La recherche de transparence peut conduire à la déplacer, tant il est vrai que dans nos sociétés, cette aspiration semble être devenue irrésistible, au point parfois de devenir « névrotique »[xxxi]. Dans les lois qui viennent d’être votées, il existe au moins deux cercles de transparence visés par le législateur. Le premier, dont j’ai déjà parlé, c’est la transparence vis-à-vis de la Haute autorité et, le cas échéant, de l’autorité hiérarchique pour les hauts fonctionnaires ou les dirigeants d’entreprises publiques. Le second, c’est la transparence au sens du panoptique de Bentham, consistant à rendre publiques vis-à-vis de tous les informations sur le patrimoine et les intérêts, à lever le voile sur tout et aux yeux de tous. Ce deuxième enjeu de transparence est bien plus délicat que le premier. A cet égard, les lois adoptées semblent atteindre un certain équilibre. La publicité est dans certains cas très large, en particulier en matière de déclaration d’intérêts. La réutilisation des données est même permise, le législateur ayant voulu jouer le jeu de l’open data. De même, il faut saluer, dans la mesure où il s’agit de fonds publics, la transparence totale qui prévaudra désormais en ce qui concerne l’utilisation de la « réserve parlementaire ». Mais la publicité n’est toutefois pas entière et ne prévaut pas à tout prix. Certaines informations – sur les déclarations de patrimoine, en particulier – resteront confidentielles. La publication ou la divulgation d’éléments confidentiels ou uniquement consultables de manière limitée seront même considérées comme une atteinte à la vie privée, au sens des articles 226-1 et suivants du code pénal.
Il est également important, en démocratie, que soit encouragée l’action de ce que l’on pourrait nommer les « auxiliaires déontologiques ». Les associations de lutte contre la corruption joueront ainsi un rôle de vigie dans le dispositif, car elles ont la possibilité de saisir la Haute autorité. En outre, les lanceurs d’alerte de bonne foi bénéficieront d’une protection juridique[xxxii]. Cette protection sera toutefois limitée non pas à la vérification de toute infraction ou soupçon d’infraction pénale, mais aux seuls soupçons de conflits d’intérêts[xxxiii].
L’équilibre démocratique repose aussi sur le respect des fonctions publiques. Une meilleure dissociation entre ces fonctions et les fonctions professionnelles antérieures et postérieures était nécessaire. On doit relever à cet égard le renforcement d’un certain nombre d’incompatibilités. Les membres du Parlement ne peuvent plus ainsi exercer d’activité d’arbitrage ou de conciliation, ni prendre une activité professionnelle qu’ils n’exerçaient pas avant le début de leur mandat, ce qui ne va pas sans sérieusement poser question au regard du principe d’égalité. Quant aux membres du Conseil constitutionnel, ceux-ci ne peuvent plus exercer d’activités annexes, sauf travaux scientifiques, littéraires ou artistiques. Il est spécifié, au cas où la précédente incompatibilité aurait manqué de clarté ou n’aurait pas été comprise, que l’exercice de l’activité d’avocat est incompatible avec les fonctions de membre de cette institution. La séparation entre vie publique et vie professionnelle est également plus nette pour les fonctionnaires élus membres du Parlement, puisque ceux-ci sont désormais placés en position de disponibilité et non plus de détachement[xxxiv].
Enfin, les textes votés prennent également soin de respecter le principe de la séparation des pouvoirs et l’autonomie des assemblées parlementaires : par suite, les manquements éventuels à la déontologie des députés et des sénateurs ne peuvent être sanctionnés par une autorité administrative, fût-elle indépendante, sous forme de publication d’un rapport au Journal officiel. Seuls des organes propres aux assemblées parlementaires, les Bureaux de ces assemblées, peuvent y pourvoir, ce qui ouvre la voie à une autorégulation de la déontologie pour les membres du Parlement.
Les textes votés permettent ainsi de « faire bouger » les lignes, sans toutefois peser indûment sur les grands équilibres démocratiques. Ils constituent, en outre, une étape indispensable à l’émergence d’une nouvelle culture de la déontologie.
2. Des fondations indispensables à l’émergence d’une nouvelle culture de la déontologie
Les lois adoptées ne résoudront certes pas tous les problèmes de conflits d’intérêts et tous les manquements déontologiques des responsables publics. Le processus de conversion de notre vie publique à une démocratie plus ouverte et plus exemplaire est en cours ; certaines conditions doivent encore être réunies pour permettre de progresser plus en avant dans cette voie.
D’abord, des dispositions applicables à d’autres catégories de personnes sont attendues prochainement, en particulier dans les instruments législatifs à venir sur la fonction publique et les magistrats judiciaires. Parmi les autres dispositions législatives qui, à terme, seraient nécessaires dans une démocratie comme la nôtre, je mentionnerais principalement l’encadrement du lobbying, qui demeure encore un sujet tabou dans notre pays. Il est certainement prématuré de légiférer dans l’immédiat sur ce sujet, mais le besoin de codes de conduite définissant des règles du jeu rigoureuses se fait de plus en plus sentir.
Ensuite, si la création législative de la Haute autorité constitue un progrès majeur, il faudra que celle-ci construise sa légitimité et que lui soient donnés les moyens matériels de son action. Le contrôle de la situation de plus de 7 000 assujettis, compte non tenu des juges et des hauts fonctionnaires, ne pourra être effectué qu’à proportion de ces moyens.
De manière plus générale, seule l’émergence d’une culture de la déontologie permettra d’accéder résolument à un nouveau palier de notre vie publique. Les lois adoptées posent des bases solides : j’en veux pour preuve le fait qu’elles ne mettent pas hors jeu l’autorité administrative concernée, par le biais du supérieur hiérarchique par exemple qui doit être responsable de la déontologie dans son service, tout en s’appuyant sur un principe d’externalisation, en faisant appel à des tiers pour assurer certaines missions, par exemple la gestion d’éléments de patrimoine pouvant interférer avec certaines fonctions publiques, spécialement en matière économique et financière.
Ces bases étaient indispensables. Mais la déontologie doit aussi se construire hors du cadre de la loi. Il appartient ainsi aux personnes publiques de créer les conditions d’une nouvelle culture déontologique. Celle-ci est d’abord affaire d’organisation collective : un chef de gouvernement, le responsable d’un exécutif ou encore un chef de service doivent sensibiliser leurs collègues, veiller à ne pas les placer en situation de conflits d’intérêts et diffuser des bonnes pratiques. La mise en place de lieux de discussion et de conseil au sein des institutions publiques est également nécessaire. La création de fonctions de déontologue ou de collèges de déontologie pourrait constituer une réponse adaptée dans de nombreuses administrations. Enfin, le changement de culture doit également prendre appui sur des instruments de droit souple, à même de favoriser la diffusion des principes et des bonnes pratiques déontologiques ainsi que leur acceptation par les publics concernés.
Au lendemain de la révélation de « l’affaire Cahuzac », le Président de la République, annonçant la création d’une future Haute autorité, avait déclaré que « l’exemplarité de la République [était] la condition de son autorité »[xxxv]. Les lois votées par le Parlement le 17 septembre 2013 apportent de nombreuses réponses et portent en elles un changement démocratique majeur. En recentrant la lutte contre les conflits d’intérêts sur les aspects préventifs, elles permettent de rompre avec une culture répressive qui n’a jamais donné que des résultats médiocres. Les textes adoptés trouvent en outre une voie entre les divers impératifs démocratiques en présence et ils parviennent à les concilier, notamment afin que la transparence, au sens de publicité, ne devienne pas transgression ou excessive intrusion dans la vie privée.
Il faut espérer qu’en dépit de ses insuffisances, appréciées à l’aune des vingt-cinq années de travail méconnu de la Commission pour la transparence financière de la vie politique qui était, elle, dépourvue de tout moyen d’investigation, le dispositif qui vient d’être adopté par le Parlement porte les fruits que l’on attend de lui et qu’il prévienne aussi efficacement que possible les imprudences ou les dérapages récurrents de certains responsables publics. Sans nourrir à ce sujet, compte tenu de ce qu’est la nature humaine, d’excessives illusions qui seraient le paravent de la naïveté, on peut raisonnablement penser que les dispositifs préventifs et les moyens de contrôle institués par les lois votées, aussi imparfaits soient-ils, permettront, dans le contexte des fortes attentes de l’opinion publique, de franchir une étape importante dans les progrès de la déontologie et de la culture déontologique dans notre vie publique. Il ne s’agit pas, au bout du compte, de se prémunir contre toute défaillance. Il s’agit de contribuer à restaurer la confiance du public dans ses dirigeants. Sans cette confiance, qui s’est érodée au fil des décennies, c’est le fonctionnement même de notre démocratie représentative qui serait compromis. Nous n’avons donc d’autre issue que de réussir. Dans ce domaine comme en d’autres, de l’efficacité des politiques engagées dépendent à la fois la confiance de nos compatriotes dans leurs dirigeants et, plus profondément, la cohésion du lien social dans notre pays.
[i] Ces lois ont été promulguées le 11 octobre 2013 : il s’agit de la loi organique n°2013-906 du 11 octobre 2013, relative à la transparence de la vie publique et de la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.
[ii]Discussion raccourcie du fait de l’engagement de la procédure accélérée – cinq mois se sont ainsi écoulés entre la présentation des textes en conseil des ministres et le jour du vote solennel – mais qui a néanmoins laissé une large place aux débats.
[iii]Voir les analyses des scrutins n°594 et 595 sur le site de l’Assemblée nationale.
[iv]Le Conseil constitutionnel s’est prononcé par deux décisions CC n°2013-675 DC du 9 octobre 2013, Loi organique relative à la transparence de la vie publique et CC n°2013-676 DC du 9 octobre 2013, Loi relative à la transparence de la vie publique. Par sa décision n°2013-675 DC, le Conseil constitutionnel a censuré des dispositions de l’article 1er de la loi organique, relatives à l’obligation de mentionner, dans la déclaration d’intérêts et d’activités, les activités professionnelles exercées par les enfants et les parents du déclarant ainsi qu’à l’obligation de renseigner dans cette même déclaration les « autres liens susceptibles de faire naître un conflit d’intérêts » ; des dispositions de l’article 2 de la loi organique, relatives à l’interdiction pour un député d’exercer une activité professionnelle qui n’était pas la sienne avant le début de son mandat – hors travaux scientifiques, littéraires ou artistiques -, ainsi qu’à l’interdiction pour lui d’exercer une fonction de conseil, sauf dans le cadre d’une profession libérale soumise à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé et qu’il exerçait avant le début de son mandat ; des dispositions de l’article 6 de la loi organique, relatives à l’entrée en vigueur de cette loi ; enfin, des dispositions de l’article 9 de la loi organique, relatives à la possibilité pour la Haute autorité pour la transparence de la vie publique d’assortir la publication des déclarations patrimoniales des candidats à l’élection du président de la République, qui intervient au moins quinze jours avant le premier tour de scrutin, de toute appréciation qu’elle estimerait utile quant à l’exhaustivité, l’exactitude et la sincérité des ces déclarations. Par sa décision n°2013-676 DC, le Conseil constitutionnel a censuré des dispositions des articles 1er et 5 de la loi ordinaire, relatives à l’obligation de mentionner, dans les déclarations d’intérêts et d’activités, les activités professionnelles exercées par les enfants et les parents du déclarant ; des dispositions de l’article 4, relatives à l’obligation de renseigner dans la déclaration d’intérêts « les autres liens susceptibles de faire naître un conflit d’intérêts » ; enfin, des dispositions de l’article 12, relatives à la publicité des déclarations de situation patrimoniale d’élus d’établissements publics et de collectivités territoriales.
[v]La Suède, l’OCDE, le Conseil de l’Europe, l’Union européenne, mais aussi le Canada sont souvent pris pour exemple. Voir Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts, Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, La documentation française, 2011, p. 12-15.
[vi] Au début du XXe siècle, l’affaire des fiches a par exemple conduit à l’adoption de l’article 65 de la loi du 22 avril 1905 ordonnant la communication à tous les agents publics de leur dossier avant toute mesure disciplinaire. Plus récemment, le scandale des notes de frais au sein du Parlement britannique, en 2009, a abouti à la création d’une autorité de contrôle, l’Independent Parliamentary Standards Authority.
[vii]J.-M. Sauvé, « D’un mal peut et doit sortir un bien », Le Monde, 15 avril 2013.
[viii]Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts, Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, La documentation française, 2011.
[ix]Commission pour la rénovation et la déontologie de la vie publique, Pour un renouveau démocratique, La documentation française, 2012.
[x]Cette commission s’éteindra après nomination, par décret du Président de la République, du président de la Haute Autorité.
[xi] Rapport précité de la Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique.
[xii] Article 2 de la loi ordinaire, qui reprend la définition proposée la Commission pour la rénovation et la déontologie de la vie publique (rapport précité, p. 84).
[xiii]Ibid. et rapport précité de la Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, p. 19.
[xiv]Article 2 de la loi ordinaire. Cette obligation s’appliquera aux membres des autorités administratives indépendantes, aux titulaires de fonctions exécutives locales, aux agents chargés d’une mission de service public. Un décret en Conseil d’Etat fixe les modalités d’application de cet article ainsi que les conditions dans lesquelles il s’applique aux membres du Gouvernement.
[xv] Etude d’impact au projet de loi ordinaire, 24 avril 2013.
[xvi]Voir article 1er de la loi organique et article 4 et 11 de la loi ordinaire.
[xvii] A titre d’exemple, la Commission pour la transparence financière de la vie publique contrôlait jusqu’à maintenant l’évolution du patrimoine d’un peu plus de 6000 personnes, soit environ 1500 dossiers par an.
[xviii]Article 28 de la loi ordinaire.
[xix]Comparez les rédactions de l’article 24 de la loi n°2011-412 du 14 avril 2011avec l’article 1er de la loi organique et l’article 26 de la loi ordinaire.
[xx]Article 19 et suivants de la loi ordinaire.
[xxi] Commission qui s’éteint donc après vingt-cinq années d’existence (et sa création par la loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique) pendant lesquelles, compte tenu de ses moyens très limités, elle aura finalement fait beaucoup. La loi organique n° 2011-410 du 14 avril 2011 relative à l’élection des députés et sénateurs et la loi n° 2011-412 du 14 avril 2011 portant simplification de dispositions du code électoral et relative à la transparence financière de la vie politique, ont permis plusieurs modifications aux textes régissant le fonctionnement de la Commission pour la transparence financière de la vie politique. Une partie des préconisations formulées par la Commission dans ses rapports d’activité avait alors été adoptée.
[xxii] Le nombre de deux semble préférable à celui de quatre, qui avait la préférence des sénateurs. Il semble en effet de la plus haute importance que la composition de la Haute Autorité soit un gage fort de son indépendance.
[xxiii]Voir en particulier l’article 20 de la loi ordinaire.
[xxiv]Voir le IV de l’article 1er de la loi organique ainsi que les articles 7 et 11 de la loi ordinaire.
[xxv] Voir les articles 10 et 11 de la loi ordinaire.
[xxvi] Article 5 de la loi ordinaire et article 1er de la loi organique.
[xxvii] Article 6 de la loi ordinaire.
[xxviii]Voir le III de l’article 1er de la loi organique ainsi que les articles 6 et 11 de la loi ordinaire.
[xxix] Amendement n°192, relatif à l’article 5 du projet de loi relatif à la transparence de la vie publique.
[xxx] Voir le compte-rendu des débats à l’Assemblée nationale saisie en nouvelle lecture : 2ème séance publique du lundi 22 juillet 2013, discussion sur l’article 5 du projet de loi relative à la transparence de la vie publique.
[xxxi] G. Carcassonne, « Le trouble de la transparence », Pouvoirs, 2001/2, n° 97, p. 17.
[xxxii] Article 25 de la loi ordinaire. Ce mécanisme n’est pas sans rappeler celui de l’« alerte éthique » préconisé notamment par le rapport de 2011 : « Le principe [de l’alerte éthique] serait qu’un acteur public, témoin d’actes illicites ou de risques sérieux d’infraction pénale dans le cadre de son activité professionnelle, puisse alerter les autorités ayant le pouvoir d’y mettre fin, tout en bénéficiant d’une protection à ce titre. », op. cit., p. 89.
[xxxiii]Article 25 du projet de loi ordinaire.
[xxxiv] Aux termes de l’article 24 du projet de loi ordinaire : « « Lorsqu’il occupe un emploi public autre que ceux mentionnés aux 1° et 2° de l’article L.O.142 du code électoral, il est placé d’office, pendant la durée de son mandat, en position de disponibilité ou dans la position équivalente prévue par son statut ne lui permettant pas d’acquérir de droits à l’avancement et de droits à pension ».
[xxxv] Déclaration du 10 avril 2013.