Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, le vendredi 6 avril 2018
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Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’Etat
Lorsque l’on évoque le renseignement ou les services secrets, surgit rapidement à l’esprit le nom de celui qui en a incarné à la fois l’essence, l’opacité et les excès : Joseph Fouché, dont Stefan Zweig a immortalisé la biographie[2]. Non que Fouché ait été le premier à recueillir de l’information au service de desseins politiques particuliers. Mais celui qui, au retour d’un exil subi, fut nommé ministre de la police du Directoire, puis du Consulat et de l’Empire avait instauré, grâce à un réseau très dense d’informateurs disséminés sur tout le territoire, un « appareil de contrôle universel »[3] par lequel il acquit « plus de puissance sur les hommes que celle de Napoléon lui-même », si l’on en croit le portrait que Balzac en fit de lui[4].
Les pratiques ont certes bien changé depuis lors, ne serait-ce que parce que ces réseaux personnels et informels ont été progressivement institutionnalisés au sein de l’appareil administratif. Mais le renseignement demeure toujours une fonction essentielle de l’Etat[5]. La fin de la guerre froide et la disparition de l’URSS en 1991 l’ont même paradoxalement maintenu ou replacé sur le devant de la scène, car ces évènements ont fait émerger un monde encore plus instable et incertain où les menaces d’acteurs déterminés et imprévisibles se multiplient et se diversifient. Les attentats du 11 septembre 2001 ont révélé et amplifié cette tendance. Depuis plusieurs décennies, le besoin de renseignement s’est ainsi fait plus pressant. Devenu « connaissance et anticipation », le Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationalede 2008 a érigé le renseignement en première ligne de la défense de notre sécurité et de nos intérêts nationaux[6]. Si les menaces et les enjeux ont bien évolué depuis le cabinet noir de Louis XV, le renseignement demeure, par nature autant que par nécessité, une activité de l’ombre et du secret. Mais l’importance prise par cette activité avec l’apparition de nouvelles menaces, plus diffuses, plus graves et moins facilement saisissables a profondément renouvelé la manière dont les pouvoirs publics et l’opinion comme la société appréhendent les services de renseignement. S’il faut bien sûr que ces services s’adaptent à la diversification des risques et des menaces, y compris technologiques, ils opèrent aujourd’hui dans une économie et un système juridique de plus en plus globalisés et ouverts et avec des technologies totalement renouvelées en termes de captation, de traitement et de conservation des données, alors que l’on assiste, en parallèle, à l’évolution de la dialectique sécurité-libertés au profit de conceptions qui mettent l’accent sur la transparence et la protection des libertés individuelles.
Dans ce contexte, la question de la conciliation des impératifs d’efficacité et de discrétion des activités de renseignement avec les principes de l’Etat de droit ne cesse de se poser. Elle a justifié, dans notre pays comme dans la plupart des grandes démocraties européennes et occidentales, que les pouvoirs publics s’interrogent à nouveau sur l’équilibre à atteindre entre les exigences de la sécurité et la protection des libertés individuelles et définissent un cadre juridique renouvelé pour les activités de renseignement.
I. La transformation des enjeux de sécurité et de défense renouvelle profondément les conditions d’intervention des services de renseignement.
A. L’intensification et la diversification des menaces autant que l’irruption de ces questions dans le débat public ont mis en évidence la nécessité de définir un cadre juridique rénové pour les activités de renseignement.
La publication du Livre blanc sur la sécurité nationale et la défense en juin 2008 a marqué la première étape de la transformation de l’approche politique de la question du renseignement. Dans son prolongement, le Gouvernement français s’est attaché à réformer la gouvernance du renseignement[7] puis, avec les lois de programmation militaire de 2009[8] et 2013[9], à rénover sa fonction dans notre pays. La loi du 24 juillet 2015[10] est venue, sans doute pour une longue durée, parachever cette transformation en donnant aux activités de renseignement menées dans notre pays le cadre juridique et légal qui leur faisait cruellement défaut auparavant. Après un rappel solennel du caractère fondamental du respect de la vie privée dans toutes ses composantes placé au frontispice du livre VIII du code de la sécurité intérieure[11], la loi du 24 juillet 2015 consacre la politique du renseignement dont la finalité est d’assurer la sécurité nationale et de concourir « à la défense et à la promotion des intérêts fondamentaux de la Nation »[12]. Seule la défense de ces intérêts, limitativement énumérés, peut justifier que les services recourent à des techniques de renseignement. A ce titre, les services spécialisés assurent « la recherche, la collecte, l’exploitation et la mise à disposition du Gouvernement des renseignements relatifs aux enjeux géopolitiques et stratégiques ainsi qu’aux menaces et aux risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation » afin de les prévenir et de les entraver[13]. La loi du 24 juillet 2015 énumère les motifs qui légitiment le recours à des techniques de renseignement et elle en encadre la mise en œuvre en imposant une obligation de motivation des demandes[14], une autorisation limitée dans le temps[15] et des conditions précises de conservation et de destruction des données collectées[16]. Le droit du renseignement reste dans ces conditions un droit d’exception mais, par rapport au non-droit ou au no man’s land juridique qui a longtemps prévalu, il offre désormais une base légale claire et stable aux activités des services de renseignement répondant de cette manière à la nécessité, d’une part, de sécuriser l’action des services de renseignement, désormais « couverts » par un cadre légal clarifié et des autorisations du Premier ministre et, d’autre part, de répondre aux attentes de transparence de la société. Ce dispositif satisfait en outre aux exigences du Conseil constitutionnel, qui l’a en grande partie déclaré conforme à la Constitution[17], et de la Cour européenne des droits de l’homme qui, en matière de renseignement, n’autorise la limitation des droits individuels que lorsque l’ingérence constatée est précisément prévue par la loi[18], celle-ci devant indiquer clairement « en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à prendre pareilles mesures »[19].
La transformation menée en 2015 par le législateur a également permis la prise en compte de l’essor d’internet et des nouveaux outils numériques de communication. La construction d’un droit du renseignement « augmenté » qui intègre ces nouvelles technologies[20] était en effet devenue impérative, dès lors que les menaces à la sécurité nationale s’en nourrissent et sont amplifiées par les possibilités de contournement, de mise en réseau et de dissimulation qu’elles permettent. D’autres évolutions, notamment en matière biologique ou chimique, font aussi peser de très graves menaces sur notre sécurité et prospèrent notamment grâce aux possibilités offertes par le numérique. Dans ces conditions, les services de renseignement devaient impérativement se mettre au niveau de ces risques et disposer des moyens juridiques de recourir eux aussi à des technologies, notamment numériques, permettant d’accroître leurs capacités d’information, d’intervention et d’analyse. Le livre VIII du code de la sécurité intérieure s’explique ainsi en partie par la volonté de reconnaître expressément aux services de renseignement des moyens d’action efficaces contre des agents criminels ou terroristes qui n’hésitent pas à recourir aux messageries chiffrées ou au « dark net ». Les dispositions de ce livre démultiplient les options à la disposition des services en leur offrant la possibilité de surveiller les données techniques de connexion[21] ou de mettre en œuvre des algorithmes susceptibles de détecter une menace terroriste[22]. En outre, la loi du 30 novembre 2015 a déterminé le cadre légal de la surveillance internationale des réseaux et moyens de communication numériques[23]. Enfin, la surveillance et le contrôle des communications hertziennes, qui échappaient jusqu’à présent à toute formalité, sont désormais encadrés par la loi du 30 octobre 2017 qui fait suite à la décision du Conseil constitutionnel du 21 octobre 2016[24].
B. Le caractère globalisé et la multitude des menaces actuelles appellent aussi une coopération renforcée des services de renseignement à l’échelle régionale et internationale.
La coopération entre les services de police et de renseignement de plusieurs pays n’est certes pas une nouveauté. Les services français et espagnol ont par exemple noué une relation de travail ancienne et approfondie dans la lutte contre le terrorisme nationaliste basque de l’ETA[25]. Cette coopération bilatérale s’est progressivement étendue à d’autres pays dans la lutte, cette fois, contre la menace djihadiste[26]. Cependant, l’intensité actuelle de la menace terroriste, qui fait fi de toute frontière, a mis en évidence la nécessité d’une coopération renforcée des services de renseignement. Au sein de l’Union, a notamment été instauré un coordonateur de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme[27], dont je salue la présence parmi nous, et un centre européen de lutte contre le terrorisme créé au sein d’Europol en janvier 2016. En outre, le groupe antiterroriste (GAT), qui est une émanation du club de Berne, réunit les services de renseignement européens des 28 Etats membres, de la Suisse et de la Norvège. Créée après le 11 septembre 2001, cette enceinte permet aux services concernés de partager des informations et des analyses sur les risques et les menaces existants. Enfin, le système d’information Schengen[28] et le registre des données sur les passagers des vols (PNR)[29] permettent un partage d’information indispensable sur le franchissement des frontières par les personnes signalées ou recherchées. La coopération des services de renseignement européens prend ainsi appui sur les structures européennes mais, malgré des appels à la création d’une agence européenne du renseignement[30], elle continue de reposer en priorité sur un dialogue bilatéral ou multilatéral de nature intergouvernementale.
Cette rétention de leur souveraineté par les Etats ne fait toutefois pas obstacle à ce que la Cour de justice de l’Union européenne définisse, dans son champ de compétence, des orientations quant à la nature de l’équilibre à atteindre entre libertés individuelles et préservation de l’ordre public ou lutte contre le terrorisme. Deux affaires à cet égard ont été marquantes. D’une part, par sa décision Kadi I du 3 septembre 2008, la Cour de justice de l’Union européenne a rappelé que l’efficacité de la lutte contre le terrorisme ne pouvait s’exercer au détriment de la protection des droits fondamentaux des personnes concernées. Elle a ainsi estimé que la communication des motifs des décisions ordonnant le gel des fonds de personnes suspectées de liens avec des organisations terroristes était nécessaire eu égard au respect des droits de la défense, mais que celle-ci devait être faite dans des conditions qui préservent l’effet de surprise indispensable à leur effectivité[31]. Dans le second volet de cette affaire, l’arrêt Kadi II du 18 juillet 2013, la Cour a jugé que le juge de l’Union ne pouvait se voir opposer le secret ou la confidentialité de certaines informations et que c’est donc à lui qu’il revient de concilier les considérations de sécurité avec les droits de la défense en décidant, lorsque c’est possible, de communiquer des éléments confidentiels en débat[32]. D’autre part, par son arrêt Tele2 Sverige du 21 décembre 2016, la Cour de justice de l’Union européenne a cette fois précisé, d’une manière qui me paraît excessivement contraignante, les conditions de la conciliation des impératifs de sauvegarde de l’ordre public avec le droit à la protection des données personnelles et au respect de la vie privée dans un sens résolument favorable à ces derniers. Elle a ainsi jugé que, même pour des motifs de sauvegarde de l’ordre public, les Etats membres ne pouvaient imposer une obligation générale, y compris pendant une durée pré-déterminée, de conservation de données aux fournisseurs de services de communications électroniques[33]. Cette jurisprudence très restrictive s’éloigne assez nettement, me semble-t-il, de l’attitude plus équilibrée adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme depuis plusieurs décennies.
Le droit du renseignement a ainsi connu, depuis 2008, mais surtout depuis 2015, de profondes transformations qui ont contribué à légitimer et sécuriser l’action des services compétents, ceux-ci bénéficiant en outre de moyens d’intervention élargis et clarifiés.
II. L’extension des capacités et des pouvoirs des services de renseignement appellent en contrepartie l’instauration d’un contrôle plus approfondi et adapté à leur action.
A. Le contrôle, opaque et limité, traditionnellement exercé sur les activités de renseignement a été mis en cause par l’essor des droits fondamentaux de la personne.
Les services de renseignement qui opéraient initialement dans un cadre juridique incertain, voire inexistant, faisaient l’objet d’un contrôle très limité et reposant principalement sur des leviers politiques. A la différence du Royaume-Uni[34] ou de la plupart des autres pays européens, où des organes de contrôle ont précocement été créés[35], les services français sont longtemps restés dans un système assez dépourvu de contrôles externes. Il a fallu attendre la création de la délégation parlementaire au renseignement commune à l’Assemblée nationale et au Sénat, par la loi du 9 octobre 2007[36], pour que soit instituée une première instance de contrôle détachée de l’exécutif. C’était une rupture radicale avec le passé, mais les moyens de cette délégation, composée de parlementaires habilités au secret de la défense nationale, étaient limités, cette délégation se bornant à assurer un suivi de l’activité générale et des moyens des services de renseignement, sur la base d’informations transmises par les ministres compétents. Ce n’est qu’avec la loi de programmation militaire pour les années 2014 à 2019 que la délégation parlementaire au renseignement a obtenu les moyens lui permettant d’exercer un contrôle plus concret et effectif des services de renseignement[37]. Désormais, elle exerce le contrôle, et non plus seulement le suivi, de l’action du Gouvernement en matière de renseignement et elle évalue la politique conduite en ce domaine. Elle a par ailleurs obtenu le droit de demander la communication des rapports qui peuvent être utiles à son contrôle. En théorie, la délégation parlementaire au renseignement dispose ainsi de moyens de contrôle significatifs dont la mise en œuvre concrète dépend de la relation qu’elle est en mesure de créer avec les services concernés.
Ce contrôle politique est toutefois apparu insuffisant à la lumière d’une demande croissante de transparence et de l’essor du principe de légalité qui doit être rendu applicable à toutes les institutions et tous les services publics, même spéciaux, afin de garantir une protection effective des libertés individuelles. Le développement des techniques de surveillance fondées sur la technologie numérique a, en particulier, alimenté la crainte de voir naître une surveillance massive et généralisée des citoyens. Les révélations faites par Edward Snowden sur les pratiques de l’Agence nationale de sécurité des Etats-Unis (NSA) n’ont fait que renforcer les inquiétudes déjà présentes dans une partie de la population. A cet égard, le cadre juridique qui existait avant 2015 est apparu inadapté aux nouveaux outils numériques et inapte à garantir une protection effective des libertés fondamentales. Or la confiance du public est nécessaire pour permettre aux services de renseignement d’obtenir des résultats durables et socialement acceptés. En parallèle, les citoyens relayés par les corps intermédiaires ont manifesté une volonté accrue de protéger leur vie privée de toute ingérence publique ou étatique et ils commencent justement à se préoccuper d’autres ingérences, bien plus massives et aussi graves : les ingérences privées. Les recours portés devant la Cour européenne des droits de l’homme ou devant la Cour de justice de l’Union européenne témoignent bien de leur réticence à ce que leurs conversations téléphoniques puissent être écoutées[38] ou que leurs données personnelles soient partagées sans leur consentement[39]. Ces hautes juridictions ont, à plusieurs reprises, souligné que les services de renseignement ne peuvent limiter l’exercice des droits et libertés individuels que lorsque ces atteintes sont nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi. La décision Tele2 Sverige de la Cour de justice de l’Union européenne que j’évoquais précédemment en est un exemple très clair.
B. La loi du 24 juillet 2015 a par conséquent cherché à définir un nouvel équilibre tendant à préserver l’efficacité du renseignement sans porter atteinte aux principes de l’Etat de droit.
Le droit du renseignement fait désormais l’objet d’un contrôle plus approfondi grâce, en particulier, à la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement créée par cette loi[40]. Cette dernière s’est substituée à la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, créée en 1991, dont les compétences étaient beaucoup plus limitées. Désormais la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement exerce une action continue de contrôle[41]. Elle doit notamment être saisie pour avis préalablement à l’autorisation d’une technique de renseignement[42]. Pour être délivrée, cette autorisation doit respecter les principes de proportionnalité et de subsidiarité, expressément prévu pour les techniques les plus intrusives, et ne porter atteinte au respect de la vie privée qu’en cas de nécessité d’intérêt public[43]. La commission dispose en outre de pouvoirs de contrôle et de suivi étendus dès lors, notamment, qu’elle peut vérifier, de sa propre initiative, qu’aucune technique de renseignement n’a été irrégulièrement mise en œuvre[44] et qu’elle peut adresser des recommandations à l’administration tendant à ce qu’une technique soit interrompue ou que les renseignements collectés soient détruits[45]. En instituant un « sas » entre la transparence et le contrôle, d’une part, le secret et l’efficacité, de l’autre, la Commission nationale du contrôle des techniques de renseignement garantit la confidentialité des demandes présentées par le pouvoir exécutif, tout en assurant un contrôle sur les motifs qui les sous-tendent, leur régularité et leur proportionnalité. La Commission nationale consultative du secret de la défense nationale, créée en 1998[46], remplit une fonction similaire, en permettant au juge qui se voit opposer le secret de la défense nationale de demander à cette commission la déclassification du document concerné. Il faut se garder de toute vision angélique du monde dans lequel nous vivons. L’intérêt général commande que certaines informations soient gardées confidentielles pour préserver les intérêts fondamentaux de la Nation et protéger l’avenir même de la collectivité. Mais l’existence d’un contrôle effectif, par des personnes habilitées, concourt à l’établissement d’une relation de confiance entre le public et les services de renseignement. En retour, l’action de ces derniers est mieux respectée et elle apparaît plus légitime.
Le dispositif de contrôle issu de la loi du 24 juillet 2015, qui relève de la police administrative, peut faire l’objet d’un contrôle par le juge administratif, selon des modalités adaptées. Cette loi a en effet créé, au sein du Conseil d’Etat, une chambre spécialisée dont les membres sont habilités ès-qualités au secret de la défense nationale et se prononcent sur la mise en œuvre des techniques de renseignement par un contrôle de proportionnalité[47]. A rebours de la jurisprudence Moon[48] qui impose au juge de ne statuer qu’au vu des pièces du dossier qui ont été communiquées à toutes les parties, y compris lorsqu’il s’agit de documents qui intéressent la sûreté de l’Etat, les membres de cette chambre se déterminent sur la base de pièces qui peuvent ne pas être intégralement communiquées au requérant, le débat contradictoire étant aménagé pour tenir compte des exigences du secret de la défense nationale[49]. Les parties peuvent en outre être entendues séparément et le rapporteur public rend ses conclusions hors de leur présence[50]. Cette asymétrie dans le débat contradictoire, que permet expressément le droit de l’Union européenne[51], est toutefois compensée par les pouvoirs d’instruction dont disposent les membres de la formation spécialisée, qui leur permettent de se prononcer en toute connaissance de cause, et de la faculté qu’ils ont de se saisir d’office de tous les moyens[52] afin de compenser l’ignorance dans laquelle se trouve le requérant particulier face à des procédés par nature secrets[53]. Cette asymétrie nettement assumée dans le dispositif actuel me paraît conforme aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme[54] qui impose principalement que les dispositions applicables en matière de renseignement organisent des garanties suffisantes et, notamment, une procédure de surveillance et de contrôle[55].Enfin, les décisions rendues obéissent à une motivation minimale, la formation de jugement se bornant à constater, le cas échéant, l’absence d’illégalité, sans confirmer, ni infirmer la mise en œuvre d’une technique de renseignement. Lorsqu’en revanche elle constate que l’une de ces techniques a été mise en œuvre illégalement, elle peut annuler l’autorisation en se bornant à indiquer qu’une illégalité a été commise. Le bilan des premières années de travail de cette formation de jugement témoigne des premières étapes de l’équilibre atteint par les dispositions de la loi du 24 juillet 2015, qui a fait entrer les activités de renseignement dans le champ du contrôle du juge[56].
Enfin, outre le contrôle exercé par sa formation juridictionnelle spécialisée, le Conseil d’Etat s’est aussi attaché à exercer, comme la Cour européenne des droits de l’homme[57] et le Conseil constitutionnel[58], un contrôle approfondi sur les décrets instituant des fichiers ou sur les dispositions relatives à l’accès aux données de connexion dans la lutte contre le terrorisme ou la criminalité organisée[59].
Il y a dans le renseignement cette immarcescible et légitime volonté des Etats de connaître pour pouvoir anticiper et assurer leur défense contre les menaces et les risques auxquels ils sont confrontés. Car, comme pour Fouché, « l’information, c’est tout, à la guerre, comme pendant la paix, dans la politique, comme dans la finance »[60]. Mais dans un Etat de droit, l’information ne saurait être obtenue sans considération pour le respect des libertés individuelles ou des droits de la défense. Notre Etat de droit et nos principes républicains ne peuvent plus aujourd’hui s’accommoder de l’opacité qui avait prévalu jusque là. En cela, la loi du 24 juillet 2015 s’est attachée à opérer une conciliation plus équilibrée entre les impératifs du renseignement – la discrétion, l’ombre et le secret – et les principes d’un Etat de droit dans une société démocratique – la transparence des procédures, le droit au recours et la protection des libertés individuelles. Elle le permet en posant un cadre juridique précis et en instituant des mécanismes de contrôle et de recours plus clairs et facilement identifiables.
[1]Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.
[2]S. Zweig, Fouché, Grasset, Poche, 2011.
[3]S. Zweig, op.cit. note 2.
[4]Balzac, cité par S. Zweig dans la préface de Fouché, op.cit. note 2, p. 11.
[5]B. Warusfel, « Le renseignement, dimension majeure de l’action publique dans une société d’information », in B. Warusfel (dir), Le renseignement français contemporain. Aspects politiques et juridiques, L’Harmattan, 2003, p. 9.
[6]Défense et Sécurité nationale, Le Livre Blanc, La documentation française, 2008.
[7]Création de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) par le décret n° 2008-609 du 27 juin 2008 relatif aux missions et à l’organisation de la direction centrale du renseignement intérieur. Cette direction a depuis été remplacée par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) (décret n° 2014-445 du 30 avril 2014 relatif aux missions et à l’organisation de la direction générale de la sécurité intérieure).
[8]Loi n° 2009-928 du 29 juillet 2009 relative à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014, qui consacre l’importance de la fonction « connaissance et anticipation » et le rôle majeur de l’activité de renseignement dans la défense et la sécurité de notre pays.
[9]Loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019, qui confirme l’importance des activités de renseignement et renforce les attributions de la délégation parlementaire au renseignement.
[10]Loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement.
[11]Art. L. 801-1 du code de la sécurité intérieure issu de l’article 1er de la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement.
[12]Art. L. 811-1 du code de la sécurité intérieure.
[13]Art. L. 811-2 du code de la sécurité intérieure.
[14]Art. L. 821-2 du code de la sécurité intérieure.
[15]Art. L. 821-4 du code de la sécurité intérieure.
[16]Art. L. 822-2 du code de la sécurité intérieure.
[17]CC, 23 juillet 2015, Loi relative au renseignement,n° 2015-713 DC : le Conseil constitutionnel a censuré les dispositions prévoyant des mesures de surveillance internationale faute pour la loi de définir un cadre suffisamment précis sur les conditions d’exploitation, de conservation et de destruction des renseignements collectés ainsi que les dispositions prévoyant une procédure particulière en cas d’urgence opérationnelle, dès lors qu’elle permettait de déroger à la délivrance préalable d’une autorisation par le Premier ministre ainsi qu’à la délivrance d’un avis préalable de la CNCTR. Le reste des dispositions a été déclaré conforme à la Constitution.
[18]CEDH, 6 septembre 1978, Klass c. Allemagne, aff. n° 5029/71 et CEDH, 24 avril 1990, Kruslin c. France, aff. n° 11801/85, pt. 36. Voir, pour une décision plus récente en matière de renseignement : CEDH, 27 octobre 2015, R.E. c. Royaume-Uni, aff. n° 62498/11.
[19]CEDH, 26 mars 1987, Leander c. Suède, aff. n° 9248/81, pt. 50 ; CEDH, 24 avril 1990, Huvig c. France, aff. n° 1105/84, pt.29. Voir, très récemment, l’arrêt CEDH, 4 décembre 2015, Roman Zakharov c. Russie, aff. n° 47143/06 qui fait le point sur la jurisprudence de la Cour en la matière.
[20]X. Latour, « Sécurité intérieure : un droit augmenté ? », AJDA, 2018, p. 431.
[21]Art. L. 851-2 du code de la sécurité intérieure.
[22]Art. L. 851-3 du code de la sécurité intérieure.
[23]Loi n° 2015-1556 du 30 novembre 2015 relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales.
[24]CC, 21 octobre 2016, La quadrature du Net et autres [surveillance et contrôle des transmissions empruntant la voie hertzienne],n° 2016-590 QPC. La loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme a défini le nouveau régime de surveillance et de contrôle des transmissions hertziennes.
[25]F. Molins, « La coopération judiciaire en matière de terrorisme », AJ Pénal, 2017, p. 108.
[26]F. Molins, op.cit. note 25, p. 108. La coopération entre l’Espagne et la France, née le 2 février 2001, a été étendue au Maroc par un protocole du 17 janvier 2007 puis à la Belgique par un avenant du 24 mars 2011.
[27]Cette création fait suite à la déclaration sur la lutte contre le terrorisme, adoptée par le Conseil européen le 25 mars 2004, immédiatement après les attentats de Madrid. Le poste a été officiellement créé en septembre 2007 et il est depuis lors occupé par M. Gilles de Kerchove.
[28]Règlement (CE) n° 1987/2006 du Parlement européen et du Conseil du 20 décembre 2006 sur l’établissement, le fonctionnement et l’utilisation du système d’information Schengen de deuxième génération (SIS II).
[29]Directive (UE) 2016/681 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relative à l’utilisation des données des dossiers passagers (PNR) pour la prévention et la détection des infractions terroristes et des formes graves de criminalité, ainsi que pour les enquêtes et les poursuites en la matière.
[30]Le Président de la République, Emmanuel Macron, a notamment appelé à la création d’une Académie européenne du renseignement pour renforcer les liens entre les pays de l’Union (« Initiative pour l’Europe. Discours pour une Europe souveraine, unie et démocratique », 26 septembre 2017, Paris).
[31] CJCE, 3 septembre 2008, Kadi, aff. C-402/05 P et C-415/05 P, pts. 335 à 341.
[32]CJUE, 18 juillet 2013, Commission européenne c. Royaume-Uni ( « Kadi II »), aff. C-584/10 P, pt. 125.
[33]CJUE gr.ch., 21 décembre 2016, Tele2 Sverige AB et Secretary of State for the Home Department c. Tom Watson, aff. C-203/15 et C-698/15.
[34]Intelligence Service Act de 1994 pour les activités du Secret Intelligence Service (MI6) et Security Service Act de 1989 pour le Security Service (MI5). Le contrôle des services de renseignement a été renforcé par l’adoption du Regulation of Investigatory Powers Act de 2000, qui crée plusieurs instances de contrôle ainsi qu’une juridiction spéciale (Investigatory Powers Tribunal).
[35]B. Warusfel, op.cit. note 5, p. 20.
[36]Loi n° 2007-1443 du 9 octobre 2007 portant création d'une délégation parlementaire au renseignement.
[37]Article 12 de la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale. Ces dispositions s’inspirent d’un rapport réalisé par J-J. Urvoas et P. Verchère au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République de l’Assemblée nationale, rapport n° 1022, 2013.
[38]CEDH, 24 avril 1990, Kruslin c. France, aff. n° 11105/84.
[39]CJUE, 6 octobre 2015, M. Schrems c. Data Protection Commissioner, aff. C-362/14.
[40] Art. L. 831-1 du code de la sécurité intérieure issu de l’article 2 de la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement.
[41]Art. L. 833-1 du code de la sécurité intérieure.
[42]Art. L. 821-1 du code de la sécurité intérieure.
[43]Art. L. 801-1 du code de la sécurité intérieure.
[44]Art. L. 833-4 du code de la sécurité intérieure.
[45]Art. L. 833-6 du code de la sécurité intérieure.
[46]Loi n° 98-567 du 8 juillet 1998 instituant une Commission consultative du secret de la défense nationale.
[47]Art. L. 841-1 du code de la sécurité intérieure. La composition de cette formation spécialisée a été prévue par un décret n° 2015-1211 du 1er octobre 2015 relatif au contentieux de la mise en œuvre des techniques de renseignement soumises à autorisation et des fichiers intéressant la sûreté de l’Etat.
[48]CE Ass., 6 novembre 2002, M. Moon, n° 194295.
[49]Art. L. 773-3 du code de justice administrative. Le Conseil d’Etat a jugé que les conditions dans lesquelles la formation spécialisée remplit son office juridictionnel ne portent pas une atteinte excessive au caractère contradictoire de la procédure juridictionnelle dès lors que cela lui permet « de statuer en toute connaissance de cause » et que « les pouvoirs ont elle est investie, pour instruire les requêtes, relever d’office toutes les illégalités qu’elle constate et enjoindre à l’administration de prendre toutes mesures utiles afin de remédier aux illégalités constatées garantissent l’effectivité du contrôle juridictionnel de l’exercice du droit d’accès indirect aux données personnelles figurant dans des traitements intéressant la sûreté de l'Etat » (CE, 8 février 2017, n° 396550).
[50] Art. R. 773-24 du code de justice administrative.
[51] Voir, notamment, CJUE, 18 juillet 2013, Commission européenne c. Royaume-Uni ( « Kadi II »), aff. C-584/10 P. Voir également la directive (UE) 2016/943 du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secret d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites qui prévoit, dans les instances relatives à ces questions, une gradation des mesures susceptibles d’être adoptées par le juge pour protéger le secret des affaires. Une procédure équivalente existe aussi s’agissant des actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles sont soumises à des mesures similaires depuis l’ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017, qui transpose la directive n° 2014/104/UE du 26 novembre 2014.
[52]Art. L. 773-5 du code de justice administrative.
[53]Le Conseil constitutionnel a validé ce dispositif (CC, 23 juillet 2015, Loi relative au renseignement, n° 2015-713 DC, pt. 86).
[54]Voir, par analogie, l’arrêt Van Wesenbeeck par lequel la Cour européenne des droits de l’homme rappelle que l’aménagement du débat contradictoire et de l’administration de la preuve dans des cas particuliers – en l’espèce les preuves avaient été collectées par des agents infiltrés dans un réseau criminel – n’était pas contraire à l’article 6§1 de la Convention lorsqu’il s’agit de concilier plusieurs intérêts en présence et, notamment, la sécurité nationale (CEDH, 23 mai 2017, Van Wesenbeeck c. Belgique, aff. n° 67496/10).
[55]CEDH, 2006, Weber et Saravia c. Allemagne,aff. n° 54934/00.
[56]Une première injonction d’effacement de données contenues dans le fichier de traitements automatisés des données de plusieurs services de renseignement a été prononcée en mai 2017 (CE, 5 mai 2017, n° 396669). Voir pour le même type de données CE, 8 novembre 2017, n° 396549.
[57]CEDH, 18 septembre 2014, Brunet c. France, aff. n° 21010/10.
[58]Voir, en particulier, CC, 27 octobre 2017, M. Mikhail P. [Effacement anticipé des données à caractère personnel inscrites dans un fichier de traitement d’antécédents judiciaires], n° 2017-670 QPC.
[59]CE, 5 juin 2015, Association French Data Network, n° 388134 et CE, 12 février 2016, Quadrature du net, n° 388255.
[60]S. Zweig, op.cit. note 2, p. 116.