Le rapport du juge ordinaire à la loi

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention écrite de Jean-Marc Sauvé le 5 avril à l'occasion du colloque "La QPC, une question pour la démocratie".

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La QPC, une question pour la démocratie

Table ronde n° 2 - La QPC, un nouvel équilibre des pouvoirs

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Colloque à l’initiative de Claude Bartolone, Président de l’Assemblée nationale

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 Vendredi 5 avril 2013, Hôtel de Lassay

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Le rapport du juge ordinaire à la loi

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Intervention écrite de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’Etat

 

Monsieur le Président de l’Assemblée nationale,

Monsieur le Président du Conseil constitutionnel,

Mesdames et Messieurs,

Le rapport du juge à la loi est une interrogation classique, mais épineuse, qui se pose dans toute démocratie. Ce colloque sur la question prioritaire de constitutionnalité donne l’occasion de revenir sur cette question et, en particulier, sur le rapport du juge ordinaire au contrôle de la constitutionnalité des lois.

1. Un point de départ possible pour cette réflexion est constitué par les décisions, du juge judiciaire comme du juge administratif, signalant leur refus traditionnel et constant de contrôler la constitutionnalité des lois – la décision Paulin de la Cour de cassation et la décision Arrighi du Conseil d’Etat[2]. Il y a dans une telle solution une part de mythe et de sérieux avantages pratiques.

La part de mythe, à présent déconstruite, tenait à l’idée selon laquelle la conception française de la séparation des pouvoirs est entièrement dominée par la souveraineté de la loi, expression de la volonté générale. Or cette volonté générale ne peut errer ; elle est infaillible et ne peut, dès lors, souffrir aucun contrôle. Telle fut la pensée de la majorité des révolutionnaires, inspirés par Rousseau mais également mus par un intérêt bien compris. Les magistrats de désignés par l’Ancien régime inspiraient en effet la crainte non dénuée de fondement qu’ils puissent interpréter la loi nouvelle selon les intérêts de la noblesse. D’où cette formule de Robespierre, selon laquelle le mot de jurisprudence « doit être ignoré de notre langue [car] dans un Etat qui a une constitution, une législation, la jurisprudence des tribunaux n’est autre chose que la loi »[3]. On retrouve là l’analyse de Montesquieu dans L’Esprit des lois, selon laquelle les juges ne sont que « la bouche qui prononce les paroles de la loi » dont la puissance terrible doit être contenue, plutôt que libérée[4]. D’où, aussi et surtout, l’institution du Tribunal de cassation « auprès du corps législatif »[5] ainsi que la consécration par la Constitution de 1791 du référé législatif, institué en 1667, qui faisait interdiction aux juges d’interpréter la loi et imposait, en cas de difficulté, d’en référer au Parlement.

Cette glorification de la loi souveraine, que le peintre Paul Baudry a représentée au plafond de la Grand’Chambre de la Cour de cassation, s’ancre si profondément dans nos représentations et l’histoire de la Révolution que bien peu oseront porter le fer – sauf Sieyès, par exemple, avec sa proposition de « jury constitutionnaire »[6]. Cette conception de la souveraineté mute subtilement sous la Troisième République, sans se transformer en substance : le souverain qui était le peuple ou plutôt la Nation devient de manière plus concrète et visible le Parlement, bi- ou monocaméral, dont les actes demeurent hors de tout contrôle juridictionnel. C’est le temps du « parlementarisme absolu »[7]. La jurisprudence du Conseil d’Etat, énoncée dans les affaires Arrighi et Dame Veuve Coudert, en prend acte.

Mais une telle solution présentait aussi de sérieux avantages pratiques. S’engager dans la voie du contrôle de constitutionnalité, soulignait alors le commissaire du gouvernement dans ces affaires, aurait été une entreprise « non moins vaine que dangereuse ». En 1936, une telle tentative aurait en effet été vouée à l’échec. Elle aurait peut-être remis en cause le partage des influences implicitement convenues entre le Parlement et le Conseil d’Etat : l’intangibilité de la loi, contre le contrôle approfondi par celui-ci de l’administration. Pour un avantage bien maigre, au vu du caractère peu étoffé des lois constitutionnelles de 1875, c’est tout l’édifice du contrôle juridictionnel de l’administration, patiemment construit depuis un siècle, tout « l’acquis de la jurisprudence » qui aurait été menacé. Le jeu n’en valait pas la chandelle. Roger Latournerie ne dit pas autre chose dans ses conclusions[8].

La solution alors retenue est donc dans l’ordre des choses et correspond à l’esprit du temps. Le juge ne peut critiquer ni, pire encore, censurer la loi. Mais tout de même, dans ses deux décisions Arrighi et Dame Veuve Courdert, le Conseil d’Etat prend soin de ménager l’avenir[9] et souligne qu’il se prononce « en l’état actuel du droit public français ». L’évolution annoncée mettra du temps à se dessiner.

2. Après avoir juridiquement baissé les yeux devant les rapports entre la Constitution et la loi, le juge ordinaire va en effet commencer par regarder ailleurs.

Tout d’abord, vers un autre juge. La création du Conseil constitutionnel en 1958 institue en effet une autorité chargée de contrôler la constitutionnalité de la loi, qui offre une justification d’autant plus opportune à sa position d’abstention que l’idée de souveraineté absolue de la loi commence alors à s’éroder. La Constitution du 4 octobre 1958 reconnaît au Conseil constitutionnel le pouvoir d’apprécier la conformité d’une loi à la Constitution, certes avec parcimonie, puisque les normes de référence ne semblent pas excéder les règles de compétence et que les saisissants, tous comptes faits, n’excèdent pas quatre personnes. Au demeurant, ces quatre-là sont fort raisonnables. Mais le Conseil constitutionnel se saisit pleinement de son pouvoir en s’érigeant, à partir de la décision Liberté d’association du 16 juillet 1971, en juge des droits et libertés constitutionnellement garanties. Et puis aux quatre autorités de saisine des débuts, s’ajoutent à partir de 1974 les membres du Parlement : 60 d’entre eux suffisent pour saisir le Conseil constitutionnel à partir de 1974[10] Sous peine d’empiéter sur l’office du juge constitutionnel, le juge ordinaire ne peut donc s’arroger le droit de contrôler la loi : c’est en quelque sorte un principe d’exclusivité des compétences qui est alors affirmé[11].

Quatre ans plus tard, par sa décision dite IVG[12], le Conseil constitutionnel enclenche un autre processus conduisant le juge ordinaire à tourner ses regards vers le droit européen et international. En refusant, lorsqu’il est saisi au titre de l’article 61 de la Constitution, d’examiner la conformité de la loi aux stipulations d’un traité international, position qui repose sur de nombreuses justifications[13], il provoque un mouvement dont il était alors difficile de prévoir l’ampleur. Dès 1975 en ce qui concerne la Cour de cassation[14], à partir de 1989 pour le Conseil d’Etat[15], les juges judiciaire et administratif acceptent en effet de contrôler la conformité de la loi aux normes internationales qui, selon l’article 55 de la Constitution, ont une autorité supérieure à celle des lois ; c’est le début de ce que l’on nomme le « contrôle de conventionnalité », qui va prendre un essor exponentiel.

A ce stade, le résultat est pourtant en de nombreux points insatisfaisant, en particulier, parce qu’il conduit à se référer, en matière de droits et de libertés et dès lors qu’est en cause une loi, non pas à notre loi fondamentale mais à des engagements européens ou internationaux. En outre, d’un point de vue technique, le juge ordinaire ne peut qu’écarter l’application d’une loi contraire à nos engagements, sans pouvoir l’abroger.

3. C’est dans ce contexte qu’est pensée l’instauration d’un mécanisme de contrôle des lois au regard des libertés et droits fondamentaux garantis par la Constitution par renvoi préjudiciel au Conseil constitutionnel. Proposé par le président Badinter (en 1989, un projet de loi constitutionnellle ayant été déposé en mars 1990), le comité Vedel (1993) puis le comité Balladur (2008), la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 permet l’instauration de ce mécanisme tant attendu, qui replace la Constitution non plus symboliquement mais effectivement au sommet de notre hiérarchie des normes et au centre de la défense des droits et libertés.

Outre l’enjeu d’une mise en œuvre ordonnée et cohérente des renvois au Conseil constitutionnel, sujet sur lequel je ne reviens pas[16], se posent alors au moins deux questions pour les juges administratif et judiciaire.

La première est de savoir s’il convient, en l’absence de présentation par le requérant d’une question prioritaire de constitutionnalité, que le juge maintienne sa traditionnelle position d’abstention face à un moyen tiré de l’inconstitutionnalité de la loi. La réponse est assez évidente : dès lors qu’existe une procédure spécifique de contestation de la loi au regard de la Constitution, ou le requérant l’emprunte, ou le juge refuse de traiter sa demande. C’est ce qu’a jugé le Conseil d’Etat, dans la ligne de sa jurisprudence Deprez et Baillard et par une sorte d’a fortiori : « La conformité de dispositions législatives à des principes constitutionnels ne saurait être contestée devant le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, en dehors de la procédure prévue à l’article 61-1 de la Constitution »[17]. En d’autres termes, en dehors de la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité, l’écran législatif reprend ses droits pour le juge ordinaire.

Des interrogations plus complexes sont soulevées, et d’autres le seront encore, par la restructuration, en réseau plus que pyramidale, de notre droit qu’induit, en particulier, la participation à l’ordre juridique intégré de l’Union européenne et à celui de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans cet entrelacs d’ordres juridiques reliés mais non hiérarchisés entre eux, les juges suprêmes des ordres administratif et judiciaire, en lien avec le Conseil constitutionnel, « témoignent du souci d'articuler, en harmonie avec les autres juges européens, les normes constitutionnelles, le droit conventionnel, le droit de l'Union et la loi nationale »[18] – je pense en particulier aux jurisprudences Arcelor et Conseil national des barreaux du Conseil d’Etat. Je pense aussi à la décision rendue hier même, le 4 avril 2013, par le Conseil constitutionnel et qui, pour la première fois, pose une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne[19]. C’est à un semblable effort que me paraît s’être livrée la Cour de justice de l’Union européenne dans ses arrêts Melki et Abdeli du 22 juin 2010. Seule la sagesse du juge peut mettre de la cohérence entre les ordres juridiques multiples auxquels nous appartenons, comme le sourire de la Joconde fait l’unité et l’harmonie du tableau de Léonard de Vinci[20].

Il ressort de cette évolution brièvement retracée que les juges administratif et judiciaire, initialement placés dans une position de révérence, voire de déférence obligée vis-à-vis de la loi, s’intègrent désormais pleinement dans un contrôle de celle-ci au regard des normes constitutionnelles et conventionnelles. Il ne faut bien entendu pas y voir une marque de désinvolture au regard d’une norme qui garde son éminence, mais simplement le signe des progrès de la séparation des pouvoirs, de l’approfondissement de l’Etat de droit et de la transformation profonde de notre société. La Constitution est au-dessus des lois : il a fallu plus de deux siècles pour le reconnaître et en tirer toutes les conséquences. Mais en droit, comme dans la vie sociale, sommes-nous jamais arrivés au terme de notre parcours ?

[1]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[2]Cass. Crim., 11 mai 1833, S. 1833, 1, p. 357 et CE, Sect., 6 novembre 1936, Sieur Arrighi, Rec. p. 966 ; D. 1938, p. 1, concl. Latournerie, note Eisenmann.

[3]M. Robespierre, « Sur le renouvellement du Tribunal de Cassation », 1790, in M. Robespierre, Œuvres, Paris, PUF, 1950, vol. 6, p. 583.

[4]« De la Constitution d’Angleterre », chapitre VI du livre XI, De l’Esprit des lois.

[5]Par la loi des 27 novembre et 1er décembre 1790.

[6]Sieyès, que l’expérience de la Terreur avait convaincu de l’illusion d’une puissance illimitée, s’attaqua à ce tabou lorsqu’il proposa la création d’un jury dit « constitutionnaire » lors de la Convention de 1795, en déclarant : « ce mot [de souveraineté] ne s’est présenté si colossal devant l’imagination que parce que l’esprit des Français, encore plein des superstitions royales, s’est fait un devoir de le doter de tout l’héritage de pompeux attributs et de pouvoirs absolus qui ont fait briller les souverainetés usurpées » (cité par L. Jaume, « Sieyès et le sens du jury constitutionnaire : une réinterprétation », Historia Constitucional, n. 3, 2002, revue électronique, disponible sur http://www.historiaconstitucional.com/index.php/historiaconstitucional/article/viewFile/175/156).

[7]R. Carré de Malberg.

[8]« Si d’autre part, malgré les progrès qu’il a faits dans l’étendue de son contrôle, le juge, et en particulier le juge de l’excès de pouvoir, a désarmé les préjugés qui avaient fait tenir en suspicion la magistrature de l’époque intermédiaire, ce serait, semble-t-il, une entreprise non moins vaine que dangereuse que de l’engager à risquer, par de telles tentatives de contrôle, tout l’acquis de sa jurisprudence. (…) Il faut se résigner en effet, tout au moins provisoirement, même aux dépens de l’harmonie des plus belles constructions jurisprudentielles, même aux dépens parfois de l’apparente équité, à ce que certaines parties du droit restent à l’état de droit imparfait, à l’état de droit sans sanction » (conclusions de Roger Latournerie). Le professeur Eisenmann, pourtant fervent partisan du contrôle de constitutionnalité, approuve la sagesse du commissaire du gouvernement : « A heurter de front des idées reçues, on risquerait le pire sous prétexte d’obtenir le mieux, et un mieux en tout état de cause assez modeste, sans avoir même l’excuse d’une chance de victoire. En l’état actuel du droit public français, le contrôle de constitutionnalité n’offrirait qu’un intérêt médiocre ; en l’état actuel de l’opinion française, il n’a aucune chance de réussir à se faire consacrer » (D., 1938, III, p. 6).

[9]B. Stirn, « Constitution et droit administratif », Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, 2012, n° 37, p. 8.

[10]Loi constitutionnelle n° 74-904 du 29 octobre 1974 portant révision de l’article 61 de la Constitution.

[11]C’est ce qu’affirme sans détour CE, sect., 5 janvier 2005, Deprez et Baillard, n° 257341, Rec. p. 1 : « Considérant que l'article 61 de la Constitution du 4 octobre 1958 a confié au Conseil constitutionnel le soin d'apprécier la conformité d'une loi à la Constitution ; que ce contrôle est susceptible de s'exercer après le vote de la loi et avant sa promulgation ; qu'il ressort des débats tant du Comité consultatif constitutionnel que du Conseil d'Etat lors de l'élaboration de la Constitution que les modalités ainsi adoptées excluent un contrôle de constitutionnalité de la loi au stade de son application ».

[12]Décision n° 75-54 DC du 15 janvier 1975.

[13]O. Dutheillet de Lamothe, « Contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité », in Mélanges en l’honneur de Daniel Labetoulle, Paris, Dalloz, 2007.

[14]Cass., ch. mixte, 24 mai 1975, Société des cafés Jacques Vabre.

[15]CE, Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, Rec. p. 190.

[16]Voir aussi J.-M. Sauvé, « Bilan de la question prioritaire de constitutionnalité », disponible sur http://www.conseil-etat.fr/fr/discours-et-interventions/bilan-de-la-question-prioritaire-de-constitutionnalite.html.

[17]CE, 6 décembre 2012, Société Air Algérie, n°347870, à paraître au Recueil ; CE, 27 octobre 2011, CFDT et autres, n°343943, Rec. t. p. 743.

[18]B. Stirn, Le droit administratif vu par le juge administratif. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, AJDA, 2013, p. 387.

[19]Décision n° 2013-314 PQPC du 4 avril 2013.

[20]Daniel Arasse, Histoires de peintures, Folio essais, p. 31-43 et, notamment, p. 37 et 38 et, sur l’utilisation de cette métaphore, Mattias Guyomar, Un droit en équilibre in Le dialogue des juges. Mélanges offerts en l’honneur du président Bruno Genevois, Dalloz, décembre 2008, p. 536.