Introduction de la matinée d’étude organisée par la section « Droit de l’action publique » de la Société de législation comparée le 20 octobre 2014.
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Matinée d’étude organisée par la section « Droit de l’action publique » de la Société de législation comparée
Le contrôle des actes administratifs à portée générale / Les procédures d’urgence
Conseil d’État, lundi 20 octobre 2014
Introduction par Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État
Mesdames et Messieurs les présidents,
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues,
Je suis heureux d’ouvrir cette matinée d’étude consacrée aux premiers travaux de la jeune section « Droit de l’action publique », créée il y a un an au sein de la Société de législation comparée. Par sa démarche résolument comparatiste, par la diversité et l’éminence de ses membres, par le choix de sujets d’étude transversaux et actuels et, comme nous allons le voir, par la qualité de ses premiers travaux, cette section est appelée à devenir un forum de premier plan au service d’une réflexion critique et prospective sur les moyens d’une action publique plus diligente, plus pertinente et plus sûre juridiquement.
Pendant un an, deux groupes de travail, composés de membres du Conseil d’État, de professeurs, de chercheurs et d’avocats français mais aussi étrangers, ont consacré leurs travaux, l’un, sous la houlette du professeur Benoît Delaunay, au contrôle des actes administratifs à portée générale, l’autre, sous la conduite du président Didier Le Prado, aux procédures d’urgence. Fruits de ces recherches, deux rapports ont été rédigés et sont d’ores et déjà publiés en ligne, exposant par pays l’état du droit applicable ainsi que la teneur des débats sur ses mutations contemporaines, mais aussi une synthèse des points de concordance ou de divergence entre les systèmes juridiques ou, au sein de ceux-ci, entre leurs différentes variantes.
A la lumière de ces travaux, la diversité de ces systèmes et variantes marque l’existence d’une irréductible spécificité française, mais elle témoigne aussi de points de ressemblance par-delà les différences de dénomination ou d’organisation (I). Elle nous révèle surtout l’émergence de points de convergence entre les États au sein d’un espace commun - et en particulier européen - de protection des droits fondamentaux (II).
I. La diversité des systèmes juridiques met en exergue des points de différence, mais aussi de ressemblance entre les dispositifs nationaux.
A. Avant même que ces lignes de force ne puissent apparaître et devenir intelligibles, plusieurs obstacles épistémologiques ont dû être levés.
1. Le premier d’entre eux est celui de la langue ou plutôt, grâce à la diffusion des savoirs dans une langue commune de travail – l’anglais -, celui de la dénomination, un même terme pouvant couvrir des champs non superposables ou renvoyer à des pratiques par nature différentes, un même concept pouvant se décliner en extension et en intention selon une échelle ou une graduation le plus souvent implicite et inconnue. C’est, par exemple, le cas des actes dits « administratifs » qui, en droit français, comprennent les actes réglementaires et individuels et qui, en droit allemand, ne renvoient qu’à ces derniers[2], ce qui, dans ce cas, teinte d’une couleur d’oxymore l’expression « actes administratifs à portée générale ». C’est encore le cas de l’adjectif « regulatory » qui, traduit en français, ne désigne pas le pouvoir réglementaire mais celui de régulation. Derrière les inévitables difficultés de traduction et les traditionnels « faux amis », se rencontrent en réalité des paradigmes sensiblement différents quant à l’équilibre entre les pouvoirs constitués, mais aussi quant à l’étendue, l’accessibilité et les limites des contrôles juridictionnels. Le premier travail a ainsi consisté à définir les termes au regard de leurs fondements systématiques et, partant, à démêler l’entrelacs parfois compliqué des mots et des choses.
Dans cette perspective, les outils usuels de l’analyse juridique ont été mobilisés. Pour reprendre le cas des actes administratifs à portée générale, les définitions nationales ont été rendues commensurables à l’aune de critères organiques, matériels et fonctionnels. Or, comme cela ressort du rapport qui y est consacré, la plus grande diversité parmi les États ne marque pas toujours la plus grande différence entre eux : si les autorités détentrices du pouvoir réglementaire sont nombreuses tant à l’échelon national qu’au niveau local, cette diversité se retrouve, dans des proportions certes variables, selon le caractère unitaire ou non de l’État considéré, dans l’ensemble des systèmes nationaux. En revanche, la césure fonctionnelle entre un pouvoir réglementaire d’application des lois et un pouvoir réglementaire autonome apparaît, en dépit de sa simplicité, plus clivante au sein des États.
2. La seconde difficulté a consisté, une fois les définitions posées, à ordonner les matériaux collectés. Il ne saurait naturellement y avoir de regard fructueux sur la diversité des systèmes juridiques sans un regard structuré et référencé : loin de se cantonner au relevé de différences ou de répétitions, un « système de référence », pour reprendre l’expression du professeur Fromont, a guidé l’approche de cette diversité. Cet effort a été entrepris par les deux rapports et s’est notamment traduit par la construction de typologies pratiques. S’agissant des procédures d’urgence, il a ainsi été relevé, derrière la diversité des dispositifs nationaux, deux modèles distincts, l’un confiant à un juge spécialisé le traitement de ces procédures, l’autre confiant ce traitement au juge devant se prononcer au fond, avec des sous-modèles selon l’éventail des pouvoirs conférés au juge saisi et le degré de l’urgence que présente l’affaire[3].
L’élaboration de ces typologies a nécessité de croiser l’histoire des systèmes nationaux, de mettre en regard les finalités qui ont présidé à leur création et leur transformation, mais aussi de rendre plus intelligibles, au sein de chacun d’entre eux, les typologies nationales, elles-mêmes souvent complexes et ramifiées. Un travail préalable de clarification des droits nationaux a dès lors été mené et il a été complété par un effort de comparaison concret et pratique entre ceux-ci, au plus près des réalités juridiques et contentieuses. C’est pourquoi, s’agissant toujours des procédures d’urgence, ont été choisis des exemples jurisprudentiels portant sur quatre problématiques communes : la suspension d’une autorisation de construire, la suspension d’une mesure d’éloignement, une interdiction de manifester et la révocation d’un agent public[4].
B. Ces deux difficultés ayant été levées, une cartographie claire, accessible et intelligible des points de ressemblance et de différence a pu être établie. Les deux ateliers de cette matinée seront l’occasion d’en approfondir les apports et de débattre des perspectives qu’elle a tracées quant à l’originalité et à l’efficacité du système français de protection des droits. Un premier regard fait apparaître que la justice administrative française a su, grâce à des réformes structurelles parfois récentes, se mettre au niveau des meilleures protections européennes et même mondiales, notamment en ce qui concerne le paramétrage des conditions de recevabilité des recours et l’ampleur des pouvoirs dévolus au juge administratif. Naturellement, il n’est pas question de céder aux délices et aux mirages de l’auto-satisfaction. Il est au contraire permis de mesurer la performance relative de notre système, d’identifier les points d’imperfection ou de défaillance et de disposer de pistes éprouvées d’amélioration et de modernisation.
II. Cette cartographie informée met surtout à jour des points de convergence, en particulier à l’échelle de l’Europe, entre les systèmes de protection des droits.
A. En premier lieu, sous l’influence combinée des droits européens, celui de l’Union européenne et celui de la convention européenne des droits de l’Homme, la justiciabilité des droits s’est élargie et approfondie. S’agissant des actes administratifs à portée générale, ce phénomène se caractérise par la réduction progressive, voire la quasi-disparition dans un État[5], des actes administratifs insusceptibles de recours. Il se traduit aussi par un renforcement des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, en particulier au sein de l’ordre intégré de l’Union européenne dans le champ de son droit primaire et dérivé. Il se manifeste, enfin, par une accessibilité accrue du juge compétent : comme cela a été relevé, les conditions de fond pour demander en urgence la suspension d’un acte administratif présentent une grande homogénéité parmi les différents systèmes nationaux[6].
B. En deuxième lieu et corrélativement, cette convergence est illustrée par l’enrichissement de l’office des juges, chargés non seulement de censurer des illégalités, mais aussi de prendre, y compris en urgence, toute mesure nécessaire à la cessation d’un agissement illégal et à la compensation de ses effets dommageables. S’agissant des procédures d’urgence, la palette des pouvoirs du juge est large dans l’ensemble des États considérés : suspension de l’exécution de l’acte attaqué, injonction de faire ou de s’abstenir, octroi d’une provision…[7] Bien plus, le juge, y compris celui de l’urgence, est chargé de mettre en balance l’ensemble des intérêts publics et privés en présence au terme d’une analyse in concreto et globale[8].
C. En troisième lieu, ces progrès de l’État de droit ne vont pas sans confronter les systèmes juridictionnels à des défis nouveaux et communs à l’ensemble des Etats européens et nord-américains. D’abord, l’élargissement des garanties de justiciabilité ne saurait conduire à l’engorgement des juridictions et à la paralysie du système global de protection de ces garanties : des procédures de tri, mais aussi un juste réglage des conditions de recevabilité doivent être recherchés et mis en œuvre, en particulier s’agissant de l’intérêt pour agir. En outre, la complexification de l’office des juges, nationaux mais aussi européens, ne doit pas conduire à des dissonances trop fortes ou en tout cas non sérieusement justifiées, voire à des divergences susceptibles de rendre cacophonique l’indispensable dialogue entre eux. Un effort de coopération loyale et même de coordination par des voies institutionnalisées ou informelles doit par conséquent être poursuivi.
Les résultats de ces deux rapports sont ainsi à la fois l’aboutissement d’un travail de longue haleine et le fruit d’une analyse prospective de droit comparé qui ne s’est pas cantonnée à la seule présentation d’une diversité juxtaposée. Ces résultats sont aussi une base solide pour des travaux de consolidation et de perfectionnement à destination de la doctrine, mais aussi des juges et, éventuellement des pouvoirs publics. Se trouve dès lors renouvelée et même amplifiée la fécondité d’une rencontre entre la doctrine universitaire et les professions juridiques, professeurs, avocats et juges mettant en partage leurs analyses, leurs expériences et leurs attentes.
Vous l’aurez compris, ce premier cycle d’études engagé par la section « Droit de l’action publique » est déjà riche, stimulant et très prometteur. Cela tient à l’engagement déterminé de la doctrine universitaire, représentée par les membres de la Société de législation comparée, et à celui du Conseil d’État, en particulier en la personne du président Stirn, à promouvoir des recherches concertées et prospectives en droit public comparé. Ce premier cycle place dès lors sous les meilleurs auspices ceux qui lui succéderont dans les prochaines années et auxquels le Conseil d’État apportera tout son soutien.
[1]Texte écrit en collaboration avec M. Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
[2]L’acte administratif à portée générale et son contrôle juridictionnel, Rapport de la section Droit de l’action publique de la Société de législation comparée, p. 20.
[3]Les procédures d’urgence, Rapport de la section Droit de l’action publique de la Société de législation comparée, p. 8.
[4]Voir, Les procédures d’urgence, Rapport de la section Droit de l’action publique de la Société de législation comparée, p. 7.
[5]Voir, par ex. en Allemagne, en ce qui concerne la disparition des actes se rapprochant de la catégorie française des « actes de gouvernement » : art. 20 al. 3 de la Loi fondamentale ; en ce qui concerne la possibilité de former un recours contre des mesures d’ordre intérieur : arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale, BVerfGE 33,1 ; sur ce point, L’acte administratif à portée générale et son contrôle juridictionnel, Rapport de la section Droit de l’action publique de la Société de législation comparée, p. 22.
[6]Voir, Les procédures d’urgence, Rapport de la section Droit de l’action publique de la Société de législation comparée, p. 9.
[7]Voir, Les procédures d’urgence, Rapport de la section Droit de l’action publique de la Société de législation comparée, p. 8.
[8]Voir, Les procédures d’urgence, Rapport de la section Droit de l’action publique de la Société de législation comparée, p. 11.