Intervention de Bernard Stirn le 16 mars 2017
Rotary de Paris-Ouest - 16 mars 2017
Laïcité et liberté, compatibilité ?
par Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d’État, professeur associé à Sciences Po
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Si les liens entre laïcité et liberté reposent sur des principes anciens et intangibles, de nouveaux débats se développent dans la France d’aujourd’hui qui donnent au sujet un regain d’actualité.
Les principes ont été fixés dès la Révolution.
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » proclame l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Cette phrase fixe les fondements du droit public français en matière de liberté de conscience et trace le cadre d’un débat toujours vivace entre les opinions, qui sont entièrement libres, et leur expression, que des motifs d’ordre public peuvent limiter.
Après la Révolution, des textes fondamentaux ont traduit les principes de la Déclaration de 1789. Deux temps se distinguent.
Le premier est celui du Concordat, conclu le 15 juillet 1801 entre Bonaparte et le pape Pie VII. Les ministres du culte font l’objet à la fois d’une nomination par l’État, qui les rémunère, et d’une investiture canonique, délivrée par le pape. Les principes du Concordat ont été étendus de manière unilatérale par l’État aux deux cultes protestants, réformé et calviniste, et à la religion israélite en vertu des actes organiques du 18 germinal an X (8 avril 1802).
Le second temps, un peu plus d’un siècle plus tard, est celui de la séparation des Eglises et de l’État, proclamée par la loi du 9 décembre 1905. Longuement et parfois âprement discutée au Parlement, la loi de 1905, inspirée notamment par Aristide Briand, traduit un équilibre entre la liberté religieuse et la neutralité de l’État. A son article 1er, elle affirme que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes ». Son article 2 décide la séparation, en prévoyant que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».
Il est à noter que la loi de 1905 n’a pas été étendue aux trois départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, lors de leur retour à la France aux lendemains de la première guerre mondiale. Le régime du Concordat continue de s’appliquer dans ces trois départements. Les deux formules, du Concordat et de la séparation, respectent, chacune à leur manière, l’exigence rappelée par l’article 1er de la Constitution, selon laquelle « la France est une république laïque ». Par une décision QPC du 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité, le Conseil constitutionnel a confirmé que la Constitution autorisait le maintien en vigueur du Concordat en Alsace et en Moselle. Par une décision du 3 mars 2017, collectivité territoriale de Guyane, le Conseil d’État a renvoyé au Conseil constitutionnel une nouvelle question prioritaire de constitutionnalité qui concerne l’ordonnance royale du 29 août 1828 relative au régime des cultes en Guyane, en vertu de laquelle un régime voisin du Concordat s’applique dans ce département d’outre-mer.
La mise en œuvre de la loi de 1905 s’est faite dans un climat de tension entre les autorités publiques, gouvernementales et municipales, qui entendaient souvent promouvoir une conception extrême de la laïcité, et les autorités religieuses qui, dans une France alors très majoritairement catholique, n’acceptent pas toutes l’affirmation de la République. De nombreux litiges, relatifs aux sonneries de cloches, aux processions religieuses, aux funérailles, au port de petites croix par les élèves des écoles, sont alors portés devant le Conseil d’État. Une jurisprudence pacificatrice se développe, qui applique la loi, conformément à son esprit, avec le souci de respecter les traditions, d’accepter la diversité des comportements et de promouvoir la compréhension mutuelle. Particulièrement marquant sont les arrêts Morel et autres du 5 août 1908 et abbé Olivier du 19 février 1909. Une pratique entièrement apaisée de la loi de 1905 s’affirme après la première guerre mondiale. Rompues en juillet 1904, les relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège ont rétablies en 1921.
La constitution de 1958 s’inscrit dans la filiation de cette laïcité ouverte et tolérante. Son article 1er affirme que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». Le conseil constitutionnel a précisé, dans une décision du 19 novembre 2004, que ces règles constitutionnelles « interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».
Dans ce cadre, les principes posés par la loi de 1905 continuent d’être appliqués dans l’esprit qui est le sien. Par des décisions du 19 juillet 2011, le Conseil d’État a ainsi jugé que les collectivités territoriales peuvent financer des projets en rapport avec des édifices ou des pratiques cultuels, comme la restauration d’un orgue dans une église, la réalisation d’un ascenseur pour accéder à la basilique de Fourvière ou l’aménagement d’un équipement qui permette de pratiquer l’abattage rituel dans des conditions sanitaires correctes. Une commune peut conclure avec une association cultuelle musulmane un bail emphytéotique administratif en vue de la construction d’une mosquée. Le terrain est alors donné à bail pour un loyer modique et l’édifie revient à la collectivité publique à la fin du bail. Ce dispositif avait été utilisé avant la seconde guerre mondiale pour construire dans les banlieues parisiennes en forte expansion démographique des églises, des temples et s des synagogues.
Ces derniers exemples montrent que la loi de 1905, adoptée à une époque où la religion musulmane n’avait pas de véritable implantation en France métropolitaine, permet de lui assurer, comme aux autres religions, un cadre garantissant son libre exercice. De nouveaux débats apparaissent néanmoins, dans un contexte international marqué à la fois par un univers mondialisé et par le retour de revendications identitaires. La présence en France d’une importante communauté musulmane leur confère une intensité particulière.
Avec le foulard islamique, l’Ecole a été le premier terrain de discussion. L’espace public est concerné, au travers, en particulier, des débats sur le voile intégral, le « burkini » et les crèches de Noël. La question plus générale de signes religieux au travail, dans les services publics mais aussi dans l’entreprise, est aujourd’hui de plus en plus largement posée.
A l’école publique, une stricte neutralité s’impose aux enseignants, qui ne peuvent porter aucun signe religieux. Posés par le Conseil d’État dès l’arrêt abbé Bouteyre du 10 mai 1912, les principes sont constamment affirmés depuis, en dernier lieu par un avis contentieux du 3 mai 2000, Mlle Marteaux. La Cour européenne des droits de l’homme retient une jurisprudence comparable : par un arrêt du 15 février 2001, Dahlab c/ Suisse, elle a rejeté la requête d’une institutrice qui contestait l’interdiction qui lui avait été faite de porter le foulard islamique dans une école publique du canton de Genève. De façon générale ,la neutralité du service public impose des strictes obligations à l’ensemble des agents publics.
Pour les élèves, la situation est différente. A l’automne 1989, en l’absence à l’époque de texte sur ce point, le gouvernement a interrogé le Conseil d’État. Par un avis du 27 novembre 1989, le Conseil d’Etat a indiqué que les élèves ont la liberté d’exprimer et de manifester leurs croyances dans les établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité. Ces préoccupations conduisent à interdire le port de signes religieux qui apparaîtraient, dans le contexte local, comme « un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande ». Tout est alors affaire d’espèce, en particulier pour apprécier si des signes religieux revêtent un caractère « ostentatoire ou revendicatif ». Dans ses formations contentieuses, le Conseil d’État a fait application de ces principes, à partir d’une décision Kherouaa du 2 novembre 1992, éclairée par les conclusions du commissaire du gouvernement David Kessler, qui indiquait, en donnant une très pertinente définition de la laïcité, que « l’enseignement est laïc non parce qu’il interdit l’expression des différentes fois mais au contraire parce qu’il les tolère toutes ». Les mêmes règles s’appliquent aux obligations d’assiduité. Pour certaines fêtes importantes, des autorisations d’absence peuvent être accordées mais le déroulement normal de la scolarité ne peut être mis en cause. Ainsi des enseignements peuvent être organisés dans les classes le samedi matin, comme le Conseil d’État l’a jugé dans un décision du 14 avril 1995, M. Koen et consistoire central des israélites de Paris. Dans ses conclusions sur cette affaire, le commissaire du gouvernement Yann Aguila indiquait qu’il convient de concilier « le temps de l’école et le temps de Dieu ».
Quinze ans après l’avis de 1989, le Parlement a adopté la loi du 15 mars 2004 qui, sans marquer de rupture par rapport à son inspiration, renforce les exigences de laïcité. Cette loi introduit dans le code de l’éducation un article qui dispose que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». La jurisprudence en a tiré les conséquences, en jugeant que si les élèves continuent de pouvoir porter des signes discrets, ils ne peuvent arborer des signes qui traduisent ostensiblement une appartenance religieuse, « tels notamment un voile ou un foulard islamique, une kippa ou une grande croix » (CE, 5 décembre 2007, M. et Mme Ghazal). La loi ajoute que, dans tous les cas, la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. Elle a permis de régler sans tension excessive la plupart des difficultés dans l’enseignement primaire et secondaire. Elle ne concerne en revanche pas l’université, même si certains envisagent d’étendre à l’enseignement supérieur des dispositions comparables.
Tant avant (4 décembre 2008, Dogru et Kervanci) qu’après la loi de 2004 (30 juin 2009, Aktas et autres c/ France), la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la position française sur les signes religieux à l’école respectait les exigences de la convention.
Au-delà de l’école, la question s’est posée de la dissimulation du visage dans l’espace public. Après un large débat, la loi du 11 octobre 2010 a prévu que « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ». Une amende de 150 euros, assortie le cas échéant d’un stage de citoyenneté, est prévue en cas de méconnaissance de cette interdiction. Un délit, puni d’un an d’emprisonnement, est institué à l’encontre de ceux qui imposent à autrui de dissimuler son visage. Par sa décision du 7 octobre 2010, le Conseil constitutionnel a jugé ces dispositions conformes à la Constitution, sous réserve qu’elles ne s’appliquent pas « dans les lieux de culte ouverts au public », où elles porteraient une atteinte excessive à la liberté religieuse.
Seule la Belgique a adopté le 1er juin 2011 une loi comparable, que la Cour constitutionnelle a jugée conforme à la constitution belge par une décision du 6 décembre 2012. Le Parlement espagnol a, en revanche, écarté en juillet 2010 un projet analogue. Reconnaissant en la matière une large marge d’appréciation aux États, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la loi française de 2010 ne prescrivait pas des mesures disproportionnées au regard de l’objectif de préserver le « vivre ensemble » (1er juillet 2014, SAS c/ France).
Peu de poursuites pénales ont été engagées sur le fondement de la loi de 2010. En octobre 2014, une spectatrice de l’Opéra de Paris qui refusait de découvrir son visage a sans difficulté accepté de quitter la salle. Au total, la loi a surtout joué un rôle préventif et pédagogique, en limitant le développement du port du voile dans l’espace public.
L’année 2016 a été marquée par les deux débats sur le burkini puis sur les crèches de Noël.
Au cours du mois d’août, des maires de la Côte d’Azur puis d’autres régions maritimes ont pris des arrêtés visant à interdire le port du burkini sur les plages. Par une ordonnance du 26 août 2016, le juge des référés du Conseil d’Etat a rappelé que les mesures de police que le maire d’une commune du littoral édicte en vue de réglementer l’accès à la plage et la pratique de la baignade doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées et que seuls des risques avérés d’atteinte à l’ordre public, qui n’apparaissaient pas en l’espèce, peuvent justifier une mesure restrictive de la liberté personnelle. En définitive seule une interdiction à Cisco, en Corse, a été jugée légale, par une décision du juge des référés du tribunal administratif de Bastia, dont le Conseil d’État n’a pas eu à connaître. Dans les autres communes concernées, l’absence de risque avéré de trouble à l’ordre public a conduit à censurer les arrêtés municipaux d’interdiction, qui portaient une atteinte injustifiée à la liberté personnelle.
A la fin de l’année, le Conseil d’État a tranché sur le fond la question des crèches de Noël dans les édifices publics, qui avait donné lieu à des jurisprudences divergentes des cours administratives d’appel. Les décisions d’assemblée du 9 novembre 2016, commune de Melun et Fédération de la libre pensée de la Vendée, ont relevé que les crèches ont une double signification, de scène inscrite dans l’iconographie chrétienne, d’une part, de décoration qui accompagne les fêtes de fin d’année, indépendamment de toute référence religieuse, d’autre part. Le Conseil d’État en a déduit qu’à l’intérieur des bâtiments publics, sièges de services publics, le principe de neutralité interdit les crèches, sauf si un usage local est établi ou si des circonstances particulières permettent de les regarder comme ayant le caractère d’une manifestation de nature culturelle, artistique ou festive. Dans les autres emplacements publics, en revanche, une crèche peut être installée durant les fêtes de fin d’année, sous réserve que leur installation n’apparaisse pas comme un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse. La question des crèches de Noël ne reçoit donc pas une réponse tranchée, par oui ou par non. Une appréciation au cas par cas, en fonction des circonstances locales, s’impose. Dans chaque commune, il revient au maire de faire application de cette jurisprudence équilibrée, qui a contribué à un apaisement du débat.
La question des signes religieux se pose non seulement dans l’espace public mais aussi sur les lieux de travail.
Des entreprises s’engagent dans des réflexions destinées à favoriser à la fois la tolérance et le sentiment d’appartenance de tous à une même communauté de travail. Tel est le cas, en particulier, en France de la société Paprec, spécialisée dans le traitement des déchets, qui a adopté en 2014 une Charte de la laïcité et de la diversité.
Dans un esprit comparable, la loi du 8 août 2016, dite « loi El Khomri », a introduit dans le code du travail un article qui permet au règlement intérieur d’une entreprise de « contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés, si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise, et si elles sont proportionnées au but recherché ».
Toute en nuances, la jurisprudence sur ces questions est encore en construction, même si la Cour de justice de l’Union européenne vient de la préciser de manière importante.
Dans un premier temps, la Cour de cassation française s’était orientée vers une distinction selon que le salarié concerné participe ou non à l’exécution d’une mission de service public : le foulard islamique aurait pu être interdit aux agents d’une caisse d’assurance-maladie, organisme chargé d’un service public (19 mars 2013, Mme A. c/ CPAM de Saint-Denis), mais pas à une personne qui accueille les enfants dans une crèche, dès lors que celle-ci n’a pas le caractère d’un service public (19 mars 2013 également, Mme L. c/ Association Baby Loup). Mais la cour d’appel de Paris ayant refusé de suivre cette jurisprudence, la Cour de cassation s’est ralliée, en assemblée plénière, à une conception plus large, jugeant en définitive que, même dans le cas d’une crèche qui n’est pas un service public, l’interdiction du foulard islamique pouvait être justifiée par la nature des tâches à accomplir et proportionnée au but recherché (arrêt du 25 juin 2014).
Nuancée est également la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Par deux arrêts du 15 janvier 2013, qui concernent tous deux le Royaume-Uni, la cour a admis l’interdiction faite, pour des raisons d’hygiène et de sécurité, à une infirmière de porter une croix (Chaplin c/ Royaume-Uni) mais elle a jugé excessive l’interdiction faite à une hôtesse de l’air d’arborer au-dessus de son uniforme un collier avec une petite croix (Eweida c/ Royaume-Uni).
Sur ces questions délicates, deux questions préjudicielles ont été renvoyées à la Cour de justice de l’Union européenne, l’une par la Cour de cassation de Belgique, l’autre par la Cour de cassation française. Elles portent sur l’interprétation de la directive du 27 novembre 2000 sur l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. Par ses décisions du 14 mars dernier, la Cour de Luxembourg leur a apporté une réponse nuancée, qui n’est pas sans rappeler l’approche française. Une interdiction de signes religieux au travail n’est pas une discrimination directe. Mais elle peut constituer une discrimination indirecte. Aussi doit-elle être justifiée par des préoccupations objectives, tenant en particulier aux relations avec la clientèle ou au souci de bonnes relations de travail dans l’entreprise. Elle doit en outre être adaptée et proportionnée à des préoccupations. Une appréciation au cas par cas est dès lors nécessaire.
Les questions touchant aux liens entre ses collectivités publiques et les cultes ainsi qu’à la place des signes religieux dans la vie collective se posent ainsi avec une acuité renouvelée. D’autres sujets se présenteront, qui concernent notamment les patients à l’hôpital ou la pratique du sport. Sur ces sujets, chaque pays réagit en fonction de son histoire, de sa sensibilité, de ses traditions, de ses liens avec les différentes cultures. Mais, au-delà de ces différences, nul doute que des valeurs communes sont partagées, à partir des principes fondamentaux de liberté de conscience, de respect des croyances, de tolérance envers autrui et de neutralité des autorités publiques.