Intervention de Jean-Marc Sauvé dans le cadre du colloque organisé par l'Association des Juristes de Contentieux de droit Public (AJCP) du Master II Contentieux Public de l'Université Paris 1, le vendredi 15 mai 2009.
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La justice administrative a été marquée par une tradition constante pendant plus de 150 ans, antérieure même à l’instauration de la « justice déléguée » : il n’y avait en France qu’un seul juge administratif de droit commun, le Conseil d’Etat, compétent en premier et dernier ressort, les autres juridictions administratives, notamment les conseils de préfecture, n’ayant que des compétences d’attribution et le Conseil d’Etat n’ayant lui-même qualité de juge d’appel des décisions des conseils de préfecture qu’à titre presque subsidiaire. Un seul juge administratif de droit commun : le Conseil d’Etat. Une seule section du contentieux, contre le Parlement de la IIIème République qui voulait la dédoubler. Et un président unique de la section du contentieux présidant toutes les formations de jugement du Conseil d’Etat.
Ce schéma a été marqué par trois grandes ruptures historiques : la multiplication des formations de jugement au sein du Conseil d’Etat, qui ont conduit à multiplier les présidents de ces formations, la création des tribunaux administratifs par le décret du 30 septembre 1953 et celle des cours administratives d’appel par la loi du 31 décembre 1987.
I - De la juridiction unique à la création d’un ordre de juridictions
A- Avant la réforme de 1953, il n’existait pas, à proprement parler, d’« ordre » de juridictions administratives. Le Conseil d’Etat, certes, statuait souverainement en qualité de juge depuis la loi du 24 mai 1872 [1], mais les conseils de préfecture, présidés par le préfet et composés de fonctionnaires, étaient encore, pour leur part, un organe de l’administration. Deux évolutions, pourtant, préparaient d’ores et déjà la naissance de l’ordre administratif de juridictions qui vit le jour par la suite.
La première de ces évolutions est celle issue de l’augmentation du nombre des formations de jugement du Conseil d’Etat. Cette première réorganisation fut la conséquence, comme nombre de réformes de la juridiction administrative, de l’afflux massif des pourvois en matière contentieuse. Deux chiffres permettent de le mesurer : le nombre d’affaire enregistrées, qui était de 1375 dans l’année judiciaire 1878-1879, est passé à 5 434 en 1908-1909. Il a ainsi plus que triplé en trente ans[2]. Face à cette augmentation, certains auteurs comme Jèze et Rolland, déjà, ont suggéré à plusieurs reprises d’élargir la compétence des juridictions de première instance, en les transformant en tribunaux administratif régionaux. Il fallut pour cela attendre des réformes ultérieures, notamment celle de 1953. Pendant cette période, l’essentiel des mesures prises a consisté en un renforcement des effectifs des membres du Conseil d’Etat et en une réorganisation de ce dernier. La loi du 24 mai 1872 avait maintenu les deux formations de jugement qui existaient sous le Second Empire : la section du contentieux, chargée de l’instruction des requêtes et du jugement de celles qui avaient été présentées sans avocat, et l’assemblée du Conseil d’Etat statuant au contentieux, qui examinait toutes les affaires présentées par ministère d’avocat ou renvoyées par la section. L’augmentation du contentieux, notamment électoral, a conduit, dans un premier temps, à dédoubler la section du contentieux en une section permanente et une section temporaire, habilitées toutes les deux à juger les affaires fiscales et électorales, même lorsqu’elles étaient présentées par un avocat. Cette réforme qui n’était que temporaire devint toutefois permanente et dut en outre être approfondie : deux lois de 1900 ont dédoublé la section permanente et la section temporaire, en les divisant chacune en deux sous-sections. La loi du 8 avril 1910, enfin, a pérennisé la section temporaire, qui a pris le nom de section spéciale du contentieux, composée de trois sous-sections, et la section du contentieux a également été divisée en trois sous-sections d’instruction, elles-mêmes autorisées à juger certaines affaires. En quarante ans, le nombre de formations de jugement du Conseil d’Etat était ainsi passé de deux à six.
La seconde des évolutions qui a préparé la naissance d’un véritable ordre administratif de juridictions, pour en être plus discrète, n’en fut pas moins réelle. Elle est celle de la création, du fait du décret du 26 novembre 1919[3], du premier tribunal administratif français, celui d’Alsace et de Lorraine. Tel qu’organisé par ce décret et celui du 27 août 1926, ce tribunal comprenait en effet cinq membres, dont un président et un commissaire du gouvernement, qui étaient tous deux des membres de la juridiction – et non plus de l’administration-. Les membres de ce tribunal bénéficiaient, par ailleurs, de garanties d’indépendance juridique[4] et, à compter de 1926, ils ont été recrutés par un concours spécifique.
Si l’on en croit les promoteurs de la réforme de 1953, le tribunal administratif de Strasbourg n’a pas été évoqué lors des travaux préparatoires à cette réforme. Cette évolution pourtant, de même que celle résultant de la multiplication des formations de jugement du Conseil d’Etat, atteste de ce que, dès avant 1953, l’histoire de la juridiction administrative la dirigeait d’elle-même vers la création d’un ordre de juridictions regroupant, dans une même organisation pyramidale, un ensemble de juridictions ou de formations de jugements autonomes.
B - La réforme de 1953 a été le premier jalon essentiel de cette création : simples assistants des préfets puis juges d’attribution, les conseils de préfecture ont cédé la place aux tribunaux administratifs qui sont alors devenus, en lieu et place du Conseil d’Etat et sauf exceptions, les juges de droit commun du contentieux administratif en premier ressort (art. L. 211-1 CJA). Cette réforme voulue par René Cassin a certainement été le véritable acte fondateur de l’ordre juridictionnel administratif, organisé et hiérarchisé à la manière de son homologue judiciaire. Aujourd’hui, les tribunaux administratifs, au nombre de 41[5], jugent, séries exclues, quelque 185 000 requêtes par an. En près de soixante ans d’existence, ils ont fait la preuve de leur compétence et de leur indépendance ainsi que de la qualité de la justice qu’ils rendent. Il est significatif que leurs jugements ne fassent l’objet d’un appel que dans une proportion d’environ 18 %, avec un taux de censure totale ou partielle à l’issue de l’appel d’environ 20 %. Ainsi, dans plus de 96 % des cas, les litiges reçoivent une solution conforme à celle donnée par les juges de première instance.
C - Par ailleurs, la loi du 31 décembre 1987 a créé les cours administratives d’appel : malgré des gains de productivité importants, le Conseil d’Etat était étouffé par l’accroissement du nombre de dossiers à traiter. A la fin de l’année 1986, plus de 30 000 dossiers y restaient en souffrance, avec pour conséquence des délais de jugement supérieurs à trois ans.
La loi du 31 décembre 1987 a progressivement transféré aux cours administratives d’appel qu’elle créait la compétence d’appel que le Conseil d’Etat exerçait antérieurement. Les cours d’appel, au nombre de 5 initialement et de 8 aujourd’hui, comptent plus de 250 magistrats et 290 agents de greffe. Elles sont devenues les juges d'appel de droit commun des jugements rendus en premier ressort par les tribunaux administratifs[6], sauf en certains domaines limitativement énumérés, comme pour les appels des jugements relatifs aux élections municipales et cantonales et les appels des ordonnances du juge des référés-liberté, qui relèvent du Conseil d'Etat[7]. Les cours ont rendu en 2008 près de 30 000 décisions. Leur délai moyen de jugement a été spectaculairement réduit : alors qu’il était supérieur à 3 ans en 2000, il est revenu à 13 mois en 2008.
La loi de 1987 a ainsi parachevé la création d’un ordre juridictionnel complet et, selon les mots de Pierre Mazeaud, d’une « impeccable pyramide »[8] avec un juge de première instance et un juge d’appel clairement identifiés.
La compétence des cours administratives d’appel ne s’est toutefois que graduellement constituée. Si la loi du 31 décembre 1987 transférait l’appel des jugements rendus en matière de plein contentieux, le transfert de la compétence d’appel en matière d’excès de pouvoir a été progressif. Pour les actes non réglementaires, il s’est effectué par étapes, ainsi que le prévoyait la loi du 31 décembre 1987, en tenant compte du rythme de montée en puissance des cours. C’est ainsi qu’un décret du 17 mars 1992[9] a programmé le transfert, sur trois ans, de trois branches de ce contentieux : les recours pour excès de pouvoir contre les décisions non réglementaires prises en vertu des codes de l’urbanisme, de la construction et de l’habitation, ainsi qu’en matière fiscale, puis contre celles prises en ce qui concerne les fonctionnaires et agents publics, et enfin le reste de ce contentieux. S’agissant de l’appel des jugements rendus sur les recours pour excès de pouvoir contre les actes réglementaires, il a été transféré dans le cadre de cette troisième « tranche » du fait de l’abrogation, par l’article 75 de la loi du 8 février 1995, de la disposition de la loi de 1987 qui excluait la compétence des cours à cet égard. Cette loi du 8 février 1995 a ainsi mis fin aux difficultés que pouvaient rencontrer les justiciables à la recherche d’un juge d’appel compétent.
Enfin, le contentieux de l’appel des jugements sur les reconduites à la frontière n’a été transféré aux cours d’appel que le 1er janvier 2005[10]. Ce transfert qui a donné le profil actuel des compétences des cours a été « compensé », à une époque où les cours étaient en grave déséquilibre entre entrées et sorties, par la limitation des possibilités d’appel pour les litiges réputés plus faciles à juger.
D - Le décret du 24 juin 2003[11] a de fait volé au « secours des cours administratives d’appel », selon l’expression de B. Pacteau[12], en engageant une nouvelle évolution : il a limité la possibilité de faire appel d'un jugement de tribunal administratif en rendant ledit tribunal compétent en premier et dernier ressort pour un certain nombre de matières, la seule voie de recours restant ouverte étant alors celle du pourvoi en cassation devant le Conseil d'Etat. Depuis ce décret[13], sont jugés en premier et dernier ressort par les tribunaux administratifs les litiges réputés moins lourds ou plus simples à juger, comme ceux relatifs aux impôts locaux (sauf la taxe professionnelle), à la situation individuelle des fonctionnaires ou agents publics, à l'exception des litiges portant sur l'entrée au service, la discipline et la sortie du service, ou encore les litiges relatifs aux refus de concours de la force publique ou les actions indemnitaires d’un montant n’excédant pas 10 000 euros.
E - Les juridictions spécialisées
Il existe aujourd’hui une trentaine de juridictions spécialisées, de différents types et plus ou moins anciennes (la plus ancienne, la Cour des Comptes, ayant été créée par la loi du 16 septembre 1807). Certaines ont occupé des fonctions ad hoc et ont disparu (par exemple, la Commission spéciale de cassation des pensions que le décret-loi du 8 août 1935 avait « temporairement » adjointe au Conseil d’Etat et qui a été supprimée par la loi du 17 janvier 2002), tandis que d’autres ont été instituées à titre permanent, en liaison avec certaines évolutions : c’est notamment le cas des juridictions disciplinaires des ordres professionnels ou des chambres régionales des comptes, créées dans le contexte de la décentralisation en 1982.
Par-delà leur diversité, ces juridictions administratives spécialisées sont l’expression de ce que certains domaines de l’activité juridictionnelle requièrent soit une technicité particulière, soit une participation plus importante des professionnels du domaine concerné à l’organisation ou à la gestion de celui-ci. Ces juridictions participent, dans le champ de leurs compétences, à une meilleure compréhension et à une meilleure acceptation de la justice rendue.
Quatre de ces domaines peuvent ainsi être distingués. Le premier recouvre la discipline de certaines professions assujetties à des obligations déontologiques particulières. Le Conseil supérieur de la magistrature est ainsi une juridiction administrative spécialisée, lorsqu’il statue comme conseil de discipline des magistrats du siège[14]. Relèvent également de ce domaine spécialisé la Chambre de discipline de la Compagnie nationale des Conseils en brevets d'invention[15] ou encore les juridictions disciplinaires régionales des ordres professionnels et, en appel, les sections disciplinaires nationales. Le domaine social est également, en second lieu, une terre privilégiée d’élection des juridictions administratives spécialisées. Relèvent ainsi de cette catégorie les juridictions de l’aide sociale (les Commissions départementales d’aide sociale au niveau du département et la Commission centrale d’aide sociale, juridiction d’appel de l’aide sociale au niveau national) ainsi que les tribunaux interrégionaux de la tarification sanitaire et sociale et, en appel, la Cour nationale de la tarification sanitaire et sociale[16]. Le domaine du droit des étrangers, ensuite, compte l’une des plus importantes, en termes de flux contentieux, des juridictions administratives spécialisées : la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui procède de la redénomination de l’ancienne Commission de recours des réfugiés[17]. Cette cour est compétente pour statuer, notamment, sur les recours formés contre les décisions de l'Office français pour la protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) accordant ou refusant le statut de réfugié et la protection subsidiaire. Le domaine financier, enfin, compte également un certain nombre de juridictions administratives spécialisées, non des moindres, puisque peuvent y être rattachées la Cour des comptes, les chambres régionales des comptes, compétentes pour contrôler l'exécution du budget par l'ordonnateur et par le comptable et pour examiner la gestion des collectivités ou organismes du secteur public local, ou encore la cour de discipline budgétaire et financière qui se prononce sur les responsabilités, notamment, des fonctionnaires de l'Etat, des collectivités territoriales et de leurs établissements publics au regard des infractions définies par les articles L. 313-1 et suivants du code des juridictions financières. Cette dernière a pour mission essentielle de sanctionner les manquements des ordonnateurs aux règles de la comptabilité publique[18].
II - Les nouvelles dévolutions de compétences
A - Le remodelage des compétences en premier ressort
La réforme de 1953 était à tous égards pertinente et même inspirée. Elle s’est toutefois arrêtée « au milieu du gué » par crainte de l’encombrement des tribunaux administratifs, peut-être aussi parce que l’on redoutait d’aller au bout de la logique pourtant explicite consistant à faire des tribunaux administratifs les juges de droit commun du contentieux administratif en premier ressort. Ce qui est proposé aujourd’hui, c’est bien de parachever la réforme de 1953, d’aller au bout de son erre. Pour cela, il faut réduire les compétences en premier et dernier ressort du Conseil d’Etat qui représentent encore 25 % des requêtes et des décisions. Pour ce faire, il convient de remettre en cause la compétence « par défaut » du Conseil d’Etat et revoir le partage des compétences en premier ressort entre les tribunaux administratifs, juges de droit commun, et le Conseil d’Etat, dont la compétence juridictionnelle doit être davantage concentrée sur la cassation (art. 1er et 2 du code de justice administrative).
Demeureraient de la compétence du Conseil d’Etat en premier et dernier ressort, outre le contentieux des ordonnances et des décrets, le contentieux des actes réglementaires des ministres et quelques contentieux spécifiques, en particulier électoraux (comme celui des élections des membres du Parlement européen, des conseils régionaux et des assemblées territoriales des collectivités d’outre-mer) ou « ultra-marins », à quoi s’ajouteraient les contentieux suivants recalibrés et, pour être exact, revus à la baisse.
S’agissant des litiges relatifs à la situation individuelle des fonctionnaires nommés par décret du Président de la République, la compétence serait recentrée sur les litiges intéressant la discipline et les procédures de recrutement.
Il est aussi proposé que la compétence générale prévue par les dispositions du 4° de l’article R. 311-1 à l’égard des décisions administratives des organismes collégiaux à compétence nationale soit remplacée par une liste limitative d’organismes dont la nature ou la spécificité justifierait que leurs actes relèvent de la compétence du Conseil d’Etat en premier et dernier ressort.
Enfin les « litiges d’ordre administratif nés hors des territoires soumis à la juridiction d’un tribunal administratif » seraient confiés à des tribunaux administratifs qui pourraient être ceux de Nantes -en particulier pour les étrangers et les visas- et de Paris ‑pour le reste du contentieux né hors du territoire de la République-. Pour dire les choses autrement, l’intérêt d’une bonne administration de la justice qui figure à l’article L. 311-1 du code de justice administrative et qui fonde la compétence en premier ressort du Conseil d’Etat doit être strictement entendu.
Les autres litiges qui cesseraient de relever de la compétence en premier et en dernier ressort du Conseil d’Etat relèveraient des tribunaux administratifs par application des règles ordinaires de compétence territoriale[19].
B - les compétences en appel : La compétence du Conseil d’Etat en la matière n’est plus que résiduelle. Elle se justifie par la nécessité de disposer en certaines matière d’une décision rapide et irrévocable.
Le Conseil d’Etat est le juge d’appel de droit commun des juridictions administratives spécialisées, mais cet ensemble est vide depuis la suppression des juridictions des rapatriés ou des conseils du contentieux administratif, en dernier lieu celui de Wallis et Futuna. Le Conseil ne tire ses compétences de juge d’appel que des dérogations à la compétence de droit commun des cours d’appel pour connaître en appel des jugements des tribunaux administratifs. Mais ces compétences sont elles-mêmes très réduites : elles ne portent que sur les recours sur renvoi de l’autorité judiciaire et sur les litiges relatifs aux élections municipales et cantonales. Ce contentieux ne représente aujourd’hui que 0,5% à 6% selon les années de l’activité contentieuse du Conseil d’Etat. Il est proposé de ne pas retoucher ces compétences, sauf à la marge, et donc d’accepter la persistance de ces modestes dérogations aux règles normales d’attribution du contentieux d’appel.
1 -Le contentieux électoral appelle tout particulièrement un règlement rapide dans un délai n’excédant pas 12 à 15 mois, appel compris. La compétence des cours administratives d’appel en matière électorale conduirait à un net dépassement de cette durée avec des risques d’inversion successive du résultat des élections à chaque étape du contentieux, ce qui pourrait être dommageable. Elle laisserait de surcroît au Conseil d’Etat une compétence de juge de cassation particulièrement frustrante, non pour lui, mais pour les parties qui se pourvoiraient devant lui. C’est pourquoi il est proposé de maintenir l’appel des jugements prononcés par les tribunaux administratifs dans les « litiges relatifs aux élections municipales et cantonales » parmi les compétences d’appel du Conseil d’Etat. C’est par des motifs de cette nature -l’exigence de rapidité- que l’on peut expliquer la tendance de la jurisprudence à « arrondir » la dérogation, en matière électorale, à la compétence des cours administratives d’appel : par exemple, le Conseil d’Etat juge que le contentieux de la révision des listes électorales par une commission administrative relève de sa compétence en appel[20]. Cependant, il tient à ne pas pousser à l’excès cette dérogation à la compétence des cours administratives d’appel et il refuse par conséquent d’assimiler le contentieux des référendums communaux à celui des élections municipales. Les solutions parfois extensives de la compétence d’appel du Conseil d’Etat en matière électorale ne doivent donc pas conduire à penser que la loi est généralement interprétée dans un sens favorable à cette compétence.
Pour ce qui est du contentieux des élections régionales et des élections au Parlement européen, le Conseil d’Etat a vu sa compétence directe instituée respectivement par les lois du 10 juillet 1985 et du 7 juillet 1977. La possibilité de conférer aux cours administratives d’appel une compétence en matière électorale, en particulier pour les litiges en matière d’élections régionales, a été examinée avec attention en raison de la légitimité de ces juridictions, mais sans être retenue en raison de l’impératif d’un règlement rapide de ce type de litiges. En outre, une compétence des cours d’appel en première instance ne clarifierait pas la répartition des contentieux.
2 -S’agissant des questions préjudicielles, on sait que les jugements prononcés à la suite du renvoi, par un tribunal judiciaire, d’une question préjudicielle administrative relèvent de la compétence d’appel du Conseil d’Etat (article R 321-1 du CJA). Le recours provoqué par ce renvoi appelle lui aussi un règlement définitif et rapide. Si la loi de 1987 n’avait maintenu cette compétence que pour les jugements sur renvoi en appréciation de légalité, elle a été étendue par le code de justice administrative (art. R.321-1) à tous les jugements sur renvoi préjudiciel. Au lieu d’un transfert de l’appel aux cours administratives d’appel, qui ralentirait la procédure, il paraît plus intéressant de penser à la rénovation de ce contentieux en parallèle dans les deux ordres de juridictions. Il serait d’abord utile que le juge auteur d’une question préjudicielle saisisse lui-même le juge compétent de l’autre ordre de juridictions, comme il le fait pour une question posée à la Cour de justice des Communautés européennes. On gagnerait ainsi un temps précieux à ne pas laisser les parties et leurs conseils errer à la recherche du juge compétent ou, tout simplement, négliger de le saisir. Il serait également bénéfique, dans un souci de rapidité de jugement, que, dans les deux ordres de juridictions, le tribunal administratif ou le tribunal de grande instance statue en premier et dernier ressort sous le contrôle de cassation du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation. Cette réforme qui devrait être complétée par une réforme de la saisine du tribunal des conflits, prendrait, j’y insiste, tout son sens si elle se mettait en œuvre simultanément dans les deux ordres de juridictions.
3 - Le référé-liberté : La loi du 30 juin 2000 a doté le juge administratif d’outils efficaces pour faire face en urgence aux atteintes aux libertés fondamentales. Le référé-liberté permet, on le sait, au juge d’ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne publique aurait porté, dans l’exercice de l’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale.
Cette procédure d’urgence débouche sur un appel devant le Conseil d’Etat. Il n’est proposé ni de remettre en cause l’appel afin de permettre, dans cette matière très sensible, un entier contrôle en droit et en fait de la décision du premier juge, ni de remettre en cause la compétence directe du Conseil d’Etat en la matière, l’extrême brièveté des délais s’accommodant mal d’un appel devant un juge de la cour d’appel, avant un éventuel pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat.
C - Peu de changements devraient enfin affecter la compétence des juridictions spécialisées, si l’on exclut l’attribution aux juridictions administratives de droit commun le futur contentieux du revenu de solidarité active (RSA).
Jusqu’alors, trois juridictions distinctes connaissent des contentieux relatifs aux allocations intégrées dans le RSA : les commissions départementales d’aide sociale (CDAS) pour le revenu minimum d’insertion (RMI), les tribunaux des affaires de sécurité sociale (TASS) pour l’allocation de parent isolé (API) et les tribunaux administratifs pour la prime pour l’emploi (PPE).
On sait que le choix a été fait par le Gouvernement et le législateur de retenir comme juge du RSA le juge de la prime pour l’emploi (PPE), c’est à dire le tribunal administratif, du fait du nombre de personnes bénéficiaires de cette prime susceptibles de bénéficier du RSA (évalué à 3 millions) et des difficultés structurelles de fonctionnement auxquelles sont confrontées les CDAS.
Il faut se garder de tirer hâtivement la conclusion d’une préférence pour le juge administratif de droit commun, au détriment du juge spécialisé ou du juge judiciaire. Ce sont plutôt les circonstances qu’une vue d’ensemble qui ont présidé au choix fait en 2008. Mais le transfert du contentieux social aux juridictions de droit commun, s’il semble complexe du point de vue des moyens qui devraient être mis en œuvre, aurait cependant deux avantages que soulignait déjà le rapport du Conseil d’Etat sur L’avenir des juridictions spécialisées dans le domaine social «celui de la simplicité des règles de compétence et celui de la professionnalisation des juridictions »[21].
D - L’administration de la juridiction par le Conseil d’Etat.
Le Conseil d’Etat est chargé d’assurer la gestion des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, responsabilité qui incombait jusqu’en 1987 au ministère de l’intérieur. La gestion des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel est assurée, sous l’autorité du vice-président du Conseil d’Etat, par le secrétaire général du Conseil d’Etat et par un secrétaire général adjoint plus spécialement chargé de cette mission.
L’administration de la juridiction administrative par le Conseil d’Etat permet, d’une part, de concevoir et de définir une politique transversale quant à l’organisation, aux règles de procédure et à la gestion des moyens nécessaires au bon fonctionnement de l’ensemble. Elle permet, d’autre part, de définir et de mettre en œuvre une politique plus cohérente de qualité de la justice.
C’est un enjeu auquel le vice-président du Conseil d’Etat consacre entre un quart et un tiers de son temps de travail.
III - La répartition du contentieux au sein de chaque niveau de juridiction
1 - La hiérarchisation des formations de jugement en fonction de la difficulté des affaires traitées.
Le Conseil d’Etat comptait, avant 1980, trois catégories de formations de jugement. L’assemblée du contentieux, dont l’effectif a été réduit de 21 à 10 membres par la réforme du 30 juillet 1963 et qui en compte aujourd’hui 17, depuis le décret du 6 mars 2008[22]. La section du contentieux, ensuite, dont l’effectif a été réduit de 17 à 15 membres sous l’effet de ce même décret. Et les sous-sections réunies, enfin, qui comptent neuf membres.
Deux évolutions très substantielles ont eu lieu. La première résulte du décret du 10 janvier 1980, qui a permis à des sous-sections jugeant seules de connaître des litiges portés devant le Conseil d’Etat. Leur effectif, de 5 membres à l’origine a été réduit à au moins 3 membres par le décret du 5 mai 1990. Ces formations ont connu dans les années 1980 des débuts laborieux et ont été regardées avec suspicion. Elles rendent désormais près de 43 % des décisions, hors ordonnances du président de la section du contentieux, notamment les décisions de non-admission des pourvois en cassation. Les sous-sections réunies, quant à elles, ne jugent plus que 18 % des affaires. La seconde évolution résulte, quant à elle, de la possibilité ouverte aux présidents de sous-section, depuis le décret du 29 août 1984, de se prononcer par ordonnance pour donner acte des désistements, constater qu'il n'y a pas lieu de statuer sur un pourvoi ou rejeter des conclusions entachées d'une irrecevabilité manifeste non susceptible d'être couverte en cours d'instance. Cette possibilité de rejet par ordonnance[23] a permis le traitement de 39 % des affaires en 2008.
Ces méthodes consistant à hiérarchiser le traitement des affaires en fonction de leur difficulté permettent de tenir compte de leur diversité et, corrélativement, d’investir un temps croissant dans le traitement des affaires les plus sensibles, les plus délicates, celles qui sont appelées à faire jurisprudence.
Il en va de même dans les tribunaux administratifs et les cours d’appel où les possibilités de rejet par ordonnance ont été sensiblement accrues depuis 2000. Ces rejets représentent par exemple, dans les tribunaux administratifs, environ un tiers des affaires.
2 - L’extension de la pratique du juge statuant seul
Les juridictions administratives de première instance et d’appel statuent en principe en formation collégiale[24] de 3 ou 5 juges. La collégialité est et reste un principe essentiel en matière de contentieux administratif : elle est l’une des conditions et l’une des manifestations de l’indépendance de la juridiction. Elle assure une grande autorité morale à ses décisions et elle est une garantie de qualité. Le principe de la collégialité n’en connaît pas moins un certain recul, pour tirer les conséquences de la diversité et de la difficulté variables des affaires et pour éviter d’affecter des moyens excessifs à des affaires simples, au détriment des délais de jugement. C’est ainsi que depuis 1990, les présidents de juridiction ou de formation de jugement (ou les magistrats qu’ils désignent) ont reçu la possibilité de juger eux‑mêmes certaines affaires, sans nécessité d’une délibération collégiale, avec ou sans conclusions du rapporteur public selon les cas[25]. De même que le code de justice administrative dispose que peuvent être réglées, au sein du Conseil d’Etat, par un juge statuant seul, « les affaires dont la nature ne justifie pas l’intervention d’une formation collégiale »[26], il peut en aller de même dans les cours et les tribunaux pour des raisons tenant à « l’objet du litige ou à la nature de la question à juger »[27].
Cependant, il serait exagéré de parler de l’institution réelle, en matière administrative, d’une juridiction à juge unique. L’instauration d’un « juge statuant seul » vise à gagner du temps sur une procédure qui aurait normalement requis les soins de plusieurs juges. Mais ce magistrat ne constitue pas une « juridiction » distincte de celle à laquelle il appartient ; il est seulement une émanation provisoire de sa juridiction collégiale. Ainsi, le magistrat peut renvoyer à la juridiction collégiale le règlement d’affaires qui lui paraissent avoir suffisamment d’importance ou de difficulté pour requérir un examen collégial.
3 - Les évolutions envisagées
S’agissant du juge statuant seul, il pourrait être envisagé de permettre au juge unique de statuer sur des affaires ne présentant pas à juger de points de droit nouveaux. De telles affaires, sans relever du traitement par ordonnance des « séries » de requêtes, au sens du 6° de l’article R. 222-1 du CJA n’en diffèrent que par quelques éléments de fait et de droit déjà tranchés. Cela éviterait, le cas échéant sous le pilotage du groupe de travail qui s’occupe du repérage et de la gestion des séries, de mobiliser trois juges pour des affaires purement répétitives.
Par ailleurs, il est proposé d’adapter la composition des formations de jugement élargies des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, en instaurant, à côté des formations plénières, très difficiles à réunir, une formation de chambres réunies, en réduisant la formation élargie qui existe déjà[28] et en réduisant également la formation des sections réunies du tribunal administratif de Paris. Ces nouvelles formations de jugement, tout en conservant un caractère plus solennel, auraient ainsi une dimension plus réaliste et pourraient retrouver une véritable utilité. Il pourrait en aller de même dans les cours[29].
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La juridiction administrative est donc passée de l’unité à la diversité, avec la création d’un véritable juge de droit commun de première instance, d’un véritable juge d’appel de droit commun et de nombreuses juridictions spécialisées.
Les tribunaux administratifs doivent encore étendre leurs compétences, par redéploiement de celles du Conseil d’Etat. En revanche, il est difficile d’envisager que les compétences d’appel des cours s’élargissent substantiellement : peu de contentieux leur font défaut et le seul qui leur manque, plus symboliquement que quantitativement, le contentieux électoral, peut difficilement donner lieu à trois décisions juridictionnelles successives pour une même protestation initiale.
S’agissant de la répartition des compétences internes à chaque degré de juridictions, la diversification des procédures est près d’avoir atteint ses limites : s’il était indispensable d’ouvrir des possibilités de rejet par ordonnance pour les irrecevabilités et certains rejets manifestes ou évidents, s’il fallait ouvrir un espace au juge unique pour les affaires les plus simples ou dont les enjeux sont les plus réduits, il est clair que le juge administratif est proche d’un point d’équilibre : la collégialité qui constitue la signature de cette juridiction peut difficilement descendre en-dessous d’un tiers en première instance et de 60 % devant le Conseil d‘Etat. Ce sont d’autres voies qu’il nous appartient d’explorer pour faire face à la croissance du contentieux administratif.
[1] Loi du 24 mai 1872 portant réorganisation du Conseil d’Etat, article 9 : « Le Conseil d’Etat statue souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative, et sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoirs formées contre les actes des diverses autorités administratives ». Voir CE, 13 décembre 1889, Cadot c/ Ville de Marseille, Rec. p. 1148.
[2] Sur ce point et plus généralement sur cette période de l’histoire contentieuse du Conseil d’Etat, voir Le Conseil d’Etat, son histoire à travers les documents d’époque, 1799-1974, éditions du CNRS, 1974, préface de M. Alexandre Parodi.
[3] Décret du 26 novembre 1919 relatif au régime transitoire de la juridiction administrative en Alsace et Lorraine.
[4] Selon l’article 9 du décret du 26 novembre 1919 précité : « Les fonctions de membre du tribunal administratif et celles de commissaire ou commissaire-adjoint du Gouvernement sont incompatibles avec un autre emploi public et avec l’exercice d’une profession ».
[5] 42 depuis la création du tribunal administratif de Montreuil, inauguré le 3 décembre 2009.
[6] Article L. 321-1 du code de justice administrative : « Les cours administratives d'appel connaissent des jugements rendus en premier ressort par les tribunaux administratifs (…) ».
[7] Le Conseil d’Etat, en revanche, reste en principe juge d’appel de droit commun des juridictions administratives spécialisées (article L. 321-2 du code de justice administrative). Cette compétence théorique est toutefois sans portée concrète, faute pour aucune décision d’une juridiction administrative spécialisée d’être aujourd’hui susceptible d’appel (cf infra).
[8] Pierre Mazeaud, « La loi du 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux administratif », in Mélanges Labetoulle, Dalloz, 2007.
[9] Décret n° 92-245 du 17 mars 1992 relatif aux compétences des cours administratives d'appel
[10]Décret n° 2004-789 du 29 juillet 2004 relatif au contentieux des arrêtés de reconduite à la frontière et modifiant la partie Réglementaire du code de justice administrative.
[11] Décret n° 2003-543 du 24 juin 2003 relatif aux cours administratives d'appel et modifiant la partie réglementaire du code de justice administrative.
[12] B. Pacteau, Le décret du 24 juin 2003 au secours des cours administratives d’appel, RFDA, 2003, p. 910.
[13] Codifié sur ce point aux articles R. 222-13 et R. 811-1 du Code de justice administrative.
[14] Le Conseil relève alors du contrôle de cassation du Conseil d'Etat statuant au contentieux : CE ass 12 juillet 1969, L 'Etang, Recueil p. 388.
[15] Cette Chambre est un organisme juridictionnel soumis au contrôle du Conseil d'Etat, juge de cassation : CE 9 décembre 1988, Kessler, p. 346.
[16] Art. L.351-1 à L.351-7 code de l'action sociale et des familles.
[17] Art. L.731-1 et s. du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans leur rédaction issue de la loi nº 2007-1631 du 20 novembre 2007.
[18] Conseil Constitutionnel, Décision n° 2005‑198 L du 3 mars 2005.
[19] Cette réforme a été menée à bien par le décret n° 2010-164 du 22 février 2010 relatif aux compétences et au fonctionnement des juridictions administratives.
[20] CE Ass. 3 février 1989, mairie de Paris, p.47, AJ 1989.
[21] Rapport du Conseil d’Etat sur l’avenir des juridictions spécialisées dans le domaine social, La documentation française, 2004.
[22] Décret n° 2008-225 du 6 mars 2008 relatif à l'organisation et au fonctionnement du Conseil d'Etat.
[23] Aujourd’hui codifiée aux articles R. 122-12 et R. 822-5 du code de justice administrative.
[24] Article L. 3 du code de justice administrative.
[25] Le président du tribunal ou le magistrat qu’il désigne à cet effet peut ainsi statuer seul, après conclusions du rapporteur public, sur une dizaine de catégories de litiges qui figurent à l’article R. 222-13 du code de justice administrative. En outre, les reconduites à la frontière sont jugées depuis 1990 en juge unique. Au total 30 % des affaires, y compris les procédures d’urgence sont jugées en juge unique. Les cours administratives d’appel disposent d’une procédure analogue (art R 222-33 CJA) pour juger les appels de reconduites à la frontière.
[26] Art. L. 122-1 du code de justice administrative.
[27] Art. L 222-1 du même code.
[28] Prévue par le deuxième alinéa de l’article R. 222-20 du code de justice administrative.
[29] Ces réformes ont aussi été menées à bien par le décret n° 2010-164 du 22 février 2010 relatif aux compétences et au fonctionnement des juridictions administratives.