La règle de droit, pour quelle finalité ?

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, à l'occasion du colloque Claude Erignac sur le thème "L’Etat de la République : quelle démocratie pour demain ?"

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Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État, à l'occasion du Colloque Claude Erignac : L’État de la République : quelle démocratie pour demain ?

La règle de droit, pour quelle finalité ?

Grand Amphithéâtre de la Sorbonne - Jeudi 28 septembre 2017
 

Monsieur le recteur,
Mesdames et Messieurs les préfets,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Chers amis lycéens,

Vaincre le désenchantement démocratique, décider ensemble de la République : tels sont les deux thèmes du colloque d’aujourd’hui. Nous ne sommes pas réunis ensemble pour un exercice de déploration ou de lamentation collectives, mais pour exprimer une conviction et un espoir qui peuvent aller très loin et même impacter la règle de droit, sa finalité, son élaboration et son contenu : tel est le sujet qui m’est assigné. La règle de droit, la loi en particulier, mais aussi les règlements participent du désenchantement démocratique, c’est une évidence. Mais elle doit contribuer aujourd’hui au rétablissement de la confiance publique. C’est ce que je veux tenter de montrer devant vous. Cette mission implique d’assurer à la fois la légitimité et l’utilité de la règle de droit.

I.                   La légitimité, d’abord, repose sur quatre piliers que nous devons respecter et maintenir.

      A. Le premier pilier, c’est l’ancrage de la règle de droit dans la volonté populaire. Il n’y a pas de règle de droit sans un rapport étroit avec la souveraineté du peuple. L’article 3 de notre Constitution précise que « La souveraineté nationale appartient au peuple français qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Cet article ajoute : « Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. » Le peuple français seul est la source de tout pouvoir. Ceci vaut pour les décisions prises aussi bien dans le cadre national que dans le cadre européen et international. Et, de ce point de vue, la méthode qui a été suivie par Robert Schuman et Jean Monnet, à partir du 9 mai 1950, pour construire l’Europe, me parait inadaptée et même caduque. On ne peut pas, dans la vie publique, engager des mutations profondes sans dire clairement dans quelle direction l’on va et ce que l’on veut construire.
La souveraineté du peuple signifie aussi que le juge, en ce qui le concerne, ne fait pas la loi : il l’interprète et il l’applique aux cas dont il est saisi. C’est une responsabilité considérable. C’est aussi une limite. Le code civil, en son article 5 qui prohibe les arrêts de règlement, nous le rappelle avec opportunité depuis 1804[2]. Dût-il froisser leur hybris, il s’impose toujours à celles et ceux dont l’office est de juger.

      B. La légitimité du droit repose sur un deuxième pilier : la séparation des pouvoirs qui est la condition de la liberté. La souveraineté populaire débridée peut conduire à la mise en péril des libertés et à la tyrannie ; elle doit, par conséquent, être impérativement complétée par la séparation des pouvoirs. La séparation des pouvoirs, ce n’est pas la guerre des pouvoirs ; c’est une exigence de coopération loyale entre l’exécutif, le Parlement et les autorités juridictionnelles. Elle est la condition du respect des droits fondamentaux de la personne. Elle est la digue qui évite les débordements et les empiétements d’un pouvoir sur un autre. Cela conduit, notamment, à assigner des limites à l’office du juge, qui ne détient pas la plénitude des pouvoirs. Certains choix en matière économique et sociale me paraissent ainsi assez malaisément « justiciables » et donc susceptibles d’un contrôle juridictionnel, sauf lorsque sont clairement en cause les droits fondamentaux. C’est ce que rappelle le Conseil constitutionnel lorsqu’il juge qu’il n’a pas un « pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature » que celui du Gouvernement ou du Parlement[3]. Il doit y avoir une sorte de « déférence judiciaire », comme elle est nommée dans les pays Anglo-Saxons, qui est aux antipodes de l’activisme judiciaire. Si je fais référence aux pays Anglo-Saxons, c’est parce que ce sont les pays du monde dans lesquels la justice est certainement la plus révérée et la plus respectée.
Mais la séparation des pouvoirs, c’est aussi l’interdiction de l’immixtion du législateur et du pouvoir exécutif dans le fonctionnement de la justice, dans l’office même du juge. Ce point est aussi important que le précédent. Or nous assistons en ce moment, notamment dans certains Etats de l’Union européenne, je pense en particulier à la Hongrie et à la Pologne, à des développements qui montrent que la séparation des pouvoirs n’est plus respectée conformément à l’esprit de Locke et de Montesquieu. Il faut savoir gré à la Cour de justice de l’Union européenne en 2012[4] et à la Cour européenne des droits de l’homme en 2016[5] d’avoir rappelé les principes de l’Etat de droit et d’avoir, à cet égard, marqué les bornes et tracé des limites au pouvoir d’appréciation des gouvernements et des parlements nationaux.

      C. La légitimité de la règle de droit repose sur un troisième pilier : la restauration du sens et de l’efficacité de l’action publique dans un monde qui est marqué par des bouleversements économiques et technologiques majeurs. La globalisation des économies et les mutations technologiques sont génératrices d’incertitudes et de perte de confiance dans l’action publique. Ces bouleversements imposent, aujourd’hui, plus que jamais, notamment de la part des forces politiques, d’avoir une vision claire de l’avenir de la collectivité, de faire preuve de lucidité et de pertinence dans les analyses, de proposer des choix courageux, d’annoncer ce que l’on va faire et non pas autre chose ou le contraire, de conduire dans la durée le changement et de consulter régulièrement le public, car la souveraineté ne s’exprime pas tous les cinq ans, le peuple n’ayant plus qu’à se taire entretemps.

      D. La légitimité repose, enfin, sur un quatrième pilier : le refus, à mes yeux essentiel, de la dénonciation compulsive du complot et de l’oppression. La résistance à l’oppression est un principe fondamental inscrit à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[6]. Elle occupe une place importante dans notre tradition politique et notre imaginaire collectif. Mais elle se nourrit à l’excès dans notre pays de deux épreuves douloureuses et, pour tout dire, insurmontables : 1793 et 1940. 1793, c’est l’excès de soupçon et d’activisme démocratique qui conduisent à la tyrannie de la Terreur. 1940, c’est l’excès de passivité et d’attentisme qui conduit à l’effondrement sans mesure de la France et de l’Etat de droit, alors que l’heure était à la Résistance avec un grand « R » et, notamment, à la résistance à l’oppression. Sur ce sujet, nous naviguons entre la fantasmagorie, qui conduit à voir et dénoncer partout l’oppression, et la cécité consistant à ne pas savoir la discerner, la nommer et la combattre lorsqu’elle est présente. L’invocation récurrente du droit naturel et imprescriptible qu’est la résistance à l’oppression ne peut conduire qu’à de grandes confusions et de graves mécomptes : cessons de dénoncer à tout propos des « coups d’Etat » sociaux ou autres ou de contester, au nom de cette résistance, toutes sortes de décisions publiques. Je pense, notamment, à des infrastructures qui ont été soigneusement délibérées par les organes compétents, préparées par des concertations et des consultations approfondies et parfois directement approuvées par les électeurs concernés, alors que des recours juridictionnels nombreux ont par ailleurs été rejetés. Ces dénonciations récurrentes minent la démocratie et portent atteinte à la souveraineté.

 

II.                Pour vaincre le désenchantement démocratique, il faut, en second lieu, que la règle de droit fasse aujourd’hui la preuve accrue de son utilité.

 Dans notre patrimoine littéraire et artistique, la règle de droit est le lieu de toutes les chicanes, les arguties et les manipulations - des Plaideurs de Racine à La guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux -, voire d’un conservatisme militant et pervers. Aujourd’hui, elle a une autre mission : il lui appartient d’appréhender et, faute de meilleur terme, de réguler un monde qui est ouvert, global, complexe et changeant, un monde incertain, un monde qui fait peur. La règle de droit doit donc inspirer, guider et protéger les personnes et les groupes sociaux. Elle doit exprimer et mettre en œuvre une volonté politique.
En outre, les sources de la règle de droit sont devenues multiples, à mesure que le monde se globalisait : elles sont nationales, européennes et internationales, ce qui ajoute de la complexité. Elles sont aussi publiques et privées avec le rôle des ONG et celui des organisations transnationales, professionnelles ou non, publiques ou non, qui produisent, peu ou prou, de la normalisation rampante à laquelle sont associées des procédures de conformité, de « compliance » en bon français. Il faut naturellement être très attentif à ce contexte. La règle de droit doit tenir compte de cette multiplicité, de ce pluralisme et de cette complexité pour ne pas s’exposer au grief d’être irrégulière, hors-sol ou chimérique. Elle doit aussi, bien entendu, toujours respecter les droits fondamentaux de la personne. Ce contexte et ces buts étant rappelés, je formulerai, sur l’utilité de la règle de droit, cinq recommandations ou plutôt cinq exigences.

       A. La règle de droit doit être simple, claire, intelligible et économe. Comme l’a écrit Alain Juppé dans une circulaire du 30 janvier 1997 à ses ministres : « Les projets de texte… doivent être clairs, sobres et grammaticalement corrects ». Il se trouve que j’étais, comme secrétaire général du Gouvernement, l’auteur de cette circulaire. Mon professeur de français du secondaire m’a envoyé, dans les jours qui ont suivi, une lettre enthousiaste pour me dire à quel point, par mon intermédiaire, sa vie professionnelle avait trouvé un aboutissement dont il n’avait osé rêver[7].
La règle de droit se perdra si elle prétend épouser la complexité du réel et toutes ses ramifications. Je prendrai un exemple sur lequel je ne veux faire aucune polémique, d’autant que j’ai été associé à l’élaboration, puis à la remise en cause de cette réforme, celle des 35 heures de travail hebdomadaires. On peut décider de modifier la durée légale du travail et en tirer des conséquences, le cas échéant, sur la rémunération des heures supplémentaires par la loi ou par le contrat. On peut aussi vouloir, à cette occasion, redéfinir, comme on construit une cathédrale, l’ensemble des règles relatives à la durée du travail, dans leur moindre détail. C’est le parti qui a été retenu et je pense que ce n’était pas le bon. Nous avons, au cours des 50 dernières années, multiplié par 15 à 20 le volume - en flux annuel - des lois et des ordonnances, qui relèvent du domaine de la loi. Sommes-nous 15 à 20 fois mieux gouvernés ou administrés qu’il y a 50 ans ? Évidemment pas. Par ailleurs, nous multiplions désormais par trois à cinq le volume des lois en cours de discussion parlementaire, alors que ce coefficient multiplicateur n’était, sauf exceptions que de 1,1 à 1,3 il y a 30 ou 40 ans. Toutes ces dispositions additionnelles sont adoptées sans aucune consultation, ni étude d’impact. Cette hypertrophie des lois, y compris en cours de débat parlementaire, se fait au détriment d’une réflexion approfondie sur la nécessité et la pertinence des textes adoptés, même lorsque leur inspiration est juste. Elle expose le législateur aux interventions des groupes de pression. Le Gouvernement a sa part de responsabilité dans cette situation et le Parlement aussi. J’ajouterai deux commentaires : d’abord une autocritique. J’ai été plus de onze ans secrétaire général du Gouvernement et je suis depuis onze ans vice-président du Conseil d’Etat : je prends, par conséquent, toute ma part de ce naufrage. Mon deuxième commentaire fera référence au droit comparé : en Allemagne ou au Royaume-Uni, pour ne pas prendre l’exemple d’Etats plus exotiques dont on pourrait dire que leur situation est radicalement différente de la nôtre, les choses se passent autrement. L’inflation normative existe, mais pas avec un coefficient multiplicateur de 20 en 50 ans. Et en cours de discussion parlementaire, les textes changent, ils sont discutés et amendés. Mais ils ne quintuplent pas de volume. Or le Bundestag et la Chambre des Communes n’ont pas la réputation d’être des assemblées parlementaires transparentes, composées de députés « godillots ». On le voit : la force d’un gouvernement et d’un parlement ne se mesure pas à la longueur des lois qu’ils votent ou font voter.
La loi doit, dans la ligne du fameux discours de Portalis, le discours préliminaire du premier projet de code civil, définir des obligations, des interdits, des sanctions, voire fixer des objectifs.  Elle ne doit pas bavarder et, moins encore, prétendre régenter tous les cas de figure susceptibles de se produire. On ne reviendra pas au code civil de 1804, ni à sa brièveté impérieuse. Mais on peut et l’on doit mieux faire : c’est un impératif national, auquel l’administration, le Gouvernement et le Parlement doivent prendre toute leur part. Je crois que les citoyens comprendront mieux l’action publique, si celle-ci se traduit par des textes moins nombreux et, surtout, plus brefs, clairs et énonçant les principes généraux les plus aptes à embrasser la réalité de la vie sociale dans sa diversité, que des textes détaillés, parfois devenus caducs avant même que leurs décrets d’application n’aient été pris. C’était ma première recommandation, ma première exigence. Rassurez-vous, je serai maintenant beaucoup plus bref.

     B. Ma deuxième exigence est la suivante : la règle de droit, qu’elle émane de la loi, du règlement ou de la jurisprudence, doit assurer la sécurité juridique et la prévisibilité du règlement des litiges en cas de conflit. Mais elle ne doit pas pénaliser à l’excès les comportements répréhensibles. Et de ce point de vue aussi, nous devons comparer ce que nous faisons en France avec ce qui se fait dans des Etats voisins comparables qui partagent avec nous des préoccupations communes, mais qui ont des traditions juridiques différentes. Je prendrai l’exemple de l’éthique de la vie publique. Nous avons en France mis beaucoup trop de temps à nous saisir de cet enjeu. Hormis le délit de prise illégale d’intérêts, qui remonte à la Révolution et à la Première guerre mondiale, nous avons attendu en fait l’année 2013 pour nous mettre à l’ouvrage sous l’influence d’un ultime scandale. Nous avons ainsi tardivement fixé des règles préventives et un cadre de veille déontologique. Mais nous avons aussi, dans le même temps, multiplié les délits et les règles contraignantes, qui ne sont pas marquées du sceau de la confiance. Ce propos est à contre-courant, mais ayant appelé en vain depuis 2007 à adapter le cadre législatif de l’éthique de la vie publique et ayant rédigé en 2010 un rapport sur la prévention des conflits d’intérêts, je pense pouvoir m’exprimer sur l’excès de règles et le déficit de confiance qui marquent notre législation.

 

     C. Ma troisième exigence, c’est que la règle de droit doit protéger les plus faibles et les plus vulnérables, ceux qui sont notamment économiquement et socialement dépendants. Elle doit aussi exprimer les valeurs essentielles auxquelles notre société est attachée : c’est ce qu’on appelle les règles d’ordre public. Mais il faut également qu’elle laisse vivre les initiatives. La règle de droit ne doit pas inhiber les projets ; elle ne doit pas entraver des prises de risques légitimes. Le droit ne peut pas être indifférent aux risques, mais il ne doit pas non plus, dans le contexte des mutations actuelles, faire le lit de l’immobilisme et du conservatisme.

     D. Ma quatrième exigence est la suivante : la règle de droit doit aujourd’hui accompagner le développement de l’économie numérique non pas par un droit spécial, mais par la définition de règles essentielles qui doivent être communes aux acteurs de l’économie traditionnelle comme aux opérateurs émergents. Cette règle doit, pour l’essentiel, être fixée au niveau européen, qui est le seul pertinent pour traiter ces questions. Elle doit assurer l’équité entre les uns et les autres, lisser les effets de seuil et éviter les monopoles ou les abus de position dominante. Elle doit aussi prendre appui, le cas échéant, sur des mécanismes de droit souple et des contrôles de conformité. Je sors à l’instant de la conférence de presse au cours de laquelle j’ai présenté l’étude annuelle 2017 du Conseil d’Etat intitulée « Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’ubérisation ». C’était une publicité que je remercie le corps préfectoral de m’avoir ainsi permise.

     E. Enfin, ma dernière exigence : les auteurs et les interprètes de la règle de droit ont l’impérieux devoir de concilier et de faire converger les ordres juridiques multiples dans lesquels s’inscrit l’action des pouvoirs publics, mais aussi des opérateurs économiques, des acteurs à but non lucratif et des citoyens. Les ordres juridiques nationaux, européens et internationaux ne doivent pas être confondus, ni réduits l’un à l’autre et il faut aujourd’hui éviter les chocs frontaux, les contradictions et les désordres. Il faut respecter la lettre et l’esprit de la souveraineté nationale et, en même temps, la lettre et l’esprit de ce que nous avons accepté de déléguer, en particulier au niveau de l’Union européenne. Ceci peut sembler une vaine pétition de principe, mais je prendrai deux ou trois exemples qui montreront que cette recommandation n’est pas décorative ou « en trompe l’œil ». En juin 2016[8], la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe a fini par accepter, au terme d’un échange juridique et intellectuel très dense avec la Cour de justice de l’Union européenne[9], que la Banque centrale européenne puisse acheter des obligations publiques sur le marché secondaire. Si la décision de la Cour de Karlsruhe avait été contraire, la monnaie unique, l’euro, aurait été mise en péril et je puis vous assurer que cet arrêt aurait fait au moins autant de bruit que le Brexit.

En avril 2016, la Cour de justice de l’Union européenne a réconcilié avec le respect des droits fondamentaux[10] l’exécution du mandat d’arrêt européen, qui doit être, entre Etats membres, sinon automatique, du moins quasi-automatique,. Sur ce sujet, les cours suprêmes nationales et la Cour de justice de l’Union européenne entretenaient des rapports, sinon tendus ou antagonistes, du moins clairement divergents.

       En ce qui nous concerne directement, le Conseil d’État s’est attaché en avril 2008, à propos de la transposition de la deuxième directive européenne de lutte contre le blanchiment, à concilier le droit à un procès équitable et la protection de la confidentialité des activités de défense et de conseil des avocats avec les exigences légitimes de la lutte contre le blanchiment[11]. Le Conseil d’Etat a retenu une solution qui permet d’appliquer la directive sur la lutte contre le blanchiment, tout en préservant les droits fondamentaux garantis, notamment, par la Convention européenne des droits de l’homme. Si l’arrêt du Conseil d’Etat avait sacrifié l’une des deux exigences à l’autre, il aurait aussi fait du bruit, beaucoup de bruit ; nous n’avons rien entendu.

 

Les juristes et les légistes ont, vous le voyez, une contribution éminente à apporter à la réalisation du bien commun qui va très au-delà de la garantie des droits fondamentaux. Le droit ne peut pas tout faire, ni prétendre vaincre le désenchantement démocratique, mais les juristes ont une responsabilité importante dans ce contexte. Comme l’a écrit le philosophe François Ost dans son ouvrage A quoi sert le droit ?, « La voie est étroite entre une approche idéalisante qui charge la barque du droit de tout, au point de lui faire prendre l’eau, et l’approche déniaisante qui, au prétexte de ne pas s’en laisser conter, perd tout simplement le fil du récit »[12] et – passez-moi l’expression, qui n’est pas de François Ost - qui se désintéresserait du monde. Alors je résume mon propos en deux phrases : gardons-nous de prétendre, comme Atlas a dû le faire, porter sur nos épaules la voûte céleste ou le monde. Mais gardons-nous aussi, nous les juristes, les légistes et les juges, de sombrer dans les pièges du cynisme et de l’indifférence.

 

[1] Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2]« Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises. »

[3]CC, 17 mai 2013, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, n° 2013-669 DC, pt. 14.

[4] CJUE, 6 novembre 2012, Commission européenne c. Hongrie, aff. C-289/12.

[5]CEDH, gr. ch, 23 juin 2016, Baka c. Hongrie, aff. n° 20261/12.

[6]« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. »

[7] L’abbé Ghislain Mathieu est décédé le 12 août 2017.

[8]Cour constitutionnelle fédérale allemande, 21 juin 2016, 2 BvR 2728/13.

[9]CJUE gr.ch., 16 juin 2015, Gauweiler, aff.  C-62/14.

[10] CJUE, 15 avril 2016, Pál Aranyosi et Robert Căldăraru, aff. C-404/15 et C-695/15 PPU qui fait suite à une décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande du 15 décembre 2015.

[11]CE Sect., 10 avril 2008, Conseil national des barreaux, n° 296845.

[12]F. Ost, A quoi sert le droit ? Usages, fonctions, finalités, Bruylant, 2016, p. 10.