Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, lors du XXVème Congrès de la Fédération internationale de droit européen (FIDE) qui s'est tenu à Tallinn (Estonie) du 30 mai au 2 juin 2012.
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XXVème Congrès de la Fédération internationale de droit européen
(FIDE)
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La protection des droits fondamentaux après Lisbonne : L’interaction entre la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la Convention européenne des droits de l’homme et les constitutions nationales.
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Tallinn, 30 mai - 2 juin 2012
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La protection des droits fondamentaux
au niveau de l’Union européenne et des Etats membres
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Propos introductifs de Jean-Marc Sauvé[1],
Vice-président du Conseil d’État
Je suis heureux et honoré d’ouvrir aujourd’hui la première table ronde du premier thème général intitulé « La protection des droits fondamentaux après Lisbonne : l’interaction entre la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la Convention européenne des droits de l’homme et les constitutions nationales ».
Incontestablement, ce sujet est vaste et il ne sera pas trop de quatre tables rondes pour le défricher ensemble.
Permettez-moi de remercier le comité d’organisation de ce XXVème congrès de la FIDE ; l’Association estonienne pour le droit européen, maître d’œuvre de ce congrès ; et sa présidente, Mme Julia Laffranque, ainsi que les intervenants présents avec moi à cette table : M. Leonard Besselink, professeur de droit, titulaire de la chaire de droit constitutionnel européen à l’université d’Utrecht, qui est le rapporteur général de notre colloque, et M. Clemens Ladenburger, assistant du directeur général du service juridique de la Commission européenne, qui assume le rôle de rapporteur pour l’Union européenne.
L’un de mes prédécesseurs au poste de vice-président du Conseil d’État, René Cassin, qui fut également président de la Cour européenne des droits de l’homme et lauréat du prix Nobel de la Paix, écrivait après la Seconde guerre mondiale, dans cette période où l’Europe des libertés s’est construite en réaction au nazisme et au fascisme, qu’« une démocratie ne mérite son nom que si les droits de l’homme bénéficient […] d’une protection effectivement sanctionnée, grâce au contrôle d’une juridiction »[2]. Cette idée, pour laquelle beaucoup d'hommes se sont battus et ont péri, présente aujourd’hui un caractère d’évidence. En même temps que l’idée européenne se développait, l’idéal démocratique s’est enraciné dans nos sociétés ainsi que, de manière consubstantielle, les droits de l’homme, car la démocratie n’est pas qu’un régime politique fondé à la fois sur la souveraineté populaire et la séparation des pouvoirs : elle est aussi inséparable d’une vision de la dignité et des droits de la personne humaine. Fruit d’une longue évolution, l’Etat de droit a par conséquent pris le visage d'un Etat des droits et des libertés.
Les droits fondamentaux s’imposent ainsi comme une composante essentielle, mais aussi, et surtout, une composante partagée de nos systèmes juridiques, car ils transcendent les frontières existant entre les ordres juridiques des Etats membres de l’Union européenne, l’ordre juridique de l’Union, celui de la Convention européenne des droits de l’homme et, plus largement, l’ordre international.
Cette situation engendre une certaine confusion, en tout cas, un relatif manque de clarté, le poète parlait d’une « obscure clarté qui tombe des étoiles »[3]. Trois mouvements sont en effet parallèlement à l’œuvre. L’expansion des droits, tout d’abord, avec des droits dits « de première génération », droits civils et politiques opposables à l’Etat, auxquels s’ajoutent des droits économiques, sociaux et culturels, mais également des droits dits « de solidarité », tels que le droit au développement ou à l’environnement. Ce mouvement d’expansion des droits s’accompagne d’une multiplication des sources du droit : l’adoption de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la valeur juridique que lui confère le traité de Lisbonne en sont les meilleurs exemples. Troisième mouvement, qui est inséparable du deuxième, les droits fondamentaux ont aujourd’hui une pluralité de juges et donc d’interprètes.
Nous touchons là au cœur de notre sujet et, notamment de cette première table ronde consacrée à La protection des droits fondamentaux au niveau de l’Union européenne et des Etats membres. L’expansion des droits, la multiplication de leurs sources et la pluralité de leurs interprètes révèle la nécessité d’ordonner l’enchevêtrement et d’articuler des systèmes juridiques possédant chacun sa logique propre, mais irrémédiablement imbriqués. L’impératif d’unité et de cohérence dans l’application des droits s’impose naturellement : mais est-il compatible avec l’existence de marges nationales d’appréciation ? Inversement, la souveraineté des Etats et des systèmes juridiques nationaux ne s’y oppose-t-elle pas ou ne le contrarie-t-il pas ?
Ces enjeux, les juges doivent les appréhender de manière presque quotidienne. Pour en donner un exemple, le Conseil d’État français fait application du droit européen, c’est-à-dire de l’Union européenne comme de la Convention européenne des droits de l’homme, dans environ 25 % des affaires qu'il juge.
Sur le plan tant normatif que procédural, les interrogations qui naissent de cette situation sont multiples. Sur le plan normatif, il est nécessaire d’assurer la cohérence des systèmes juridiques pour que soit garanti le meilleur niveau de protection des droits et des libertés. Sur le plan procédural, il apparaît dès lors crucial de développer un dialogue entre juges, une coopération à la fois institutionnelle et informelle avec les juridictions européennes et de promouvoir une éthique de responsabilité, chaque juge devant prendre sa place dans ce dialogue en restant à l’écoute des autres juges. En effet, l’avènement progressif de l’espace européen comme espace de protection des droits fondamentaux (I) crée d’inévitables tensions avec les droits nationaux et soulève des questions juridiques épineuses en termes de relations entre les systèmes juridiques (II).
I. L’espace européen est devenu un espace autonome de protection des droits fondamentaux
Hors le droit dérivé, trois sources principales, indépendantes mais complémentaires (A), permettent une protection efficace des droits fondamentaux au niveau européen (B).
A. Trois sources autonomes et complémentaires de protection des droits fondamentaux
1. La protection des droits fondamentaux n’a pas constitué, pour les rédacteurs des traités instituant les Communautés européennes, une exigence principielle et il n’a pas existé, dès l’origine, un catalogue communautaire de ces droits. De manière prétorienne, la Cour de justice des Communautés européennes a pallié ce manque, en mettant en lumière et en développant des principes généraux du droit, comprenant les droits fondamentaux, dont le respect est assuré par la Cour de justice[4]. L’origine de ces principes se trouve dans les traditions constitutionnelles communes aux Etats membres ou dans les instruments internationaux de protection des droits de l’homme[5], parmi lesquels la Convention européenne des droits de l’homme « revêt une signification particulière »[6]. Le premier temps de la protection des droits fondamentaux a donc été celui des principes généraux du droit.
2. L’adoption d’une source écrite, d’un véritable catalogue de droits propre à l’Union européenne, avec la Charte des droits fondamentaux, permet de réaffirmer et de dépasser les sources précédentes et leur donne une portée dont nous n’avons pas fini de découvrir l’ampleur. Elle marque dans ce domaine l’accès à l’âge de la maturité et va clairement contribuer au renforcement de la garantie des droits fondamentaux. La question de l’articulation de ces deux sources, jurisprudentielle et écrite, se pose toutefois. La Cour de justice a déjà donné quelques indications à ce sujet, notamment en ce qu’elle semble préférer se référer à la source écrite, plutôt qu’à la source prétorienne, lorsque cela est possible[7]. Il me semble que la coexistence de ces deux premières sources permettra une réelle souplesse et une grande adaptabilité du catalogue des droits.
3. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales complète le triptyque des sources principales de la protection des droits fondamentaux en Europe : ces sources peuvent ne pas coïncider et elles ont des interprètes multiples, la polyphonie des droits – et ses contradictions potentielles – pouvant être accrue par la perspective d’adhésion de l’Union à la convention européenne des droits de l’homme. Fort heureusement, les deux Cours européennes dialoguent l’une avec l’autre. L’arrêt Bosphorus de la Cour de Strasbourg[8] illustre cette recherche et cet esprit de conciliation des deux systèmes européens en reconnaissant une véritable présomption d’équivalence des protections entre l’ordre juridique de l’Union et le système de la Convention. La Cour de justice de l’Union européenne fait, pour sa part, également référence de manière explicite à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[9]. L’article 53 de la Charte garantit en outre, par une sorte d’effet cliquet, la pérennité des standards de protection des droits fondamentaux fixés notamment par la Convention.
La combinaison de ces trois sources principales des droits fondamentaux permet incontestablement que ces droits, qui font le plus souvent partie des traditions constitutionnelles des Etats membres, soient efficacement protégés au sein de l’Union européenne.
B. Des droits fondamentaux « pris au sérieux »[10]
1. L’affirmation d’un espace européen autonome de protection des droits fondamentaux a commencé par l’enrichissement du catalogue de ces droits et par leur diffusion. Les principes généraux du droit ont ainsi permis de combler certaines lacunes du droit primaire[11] ; il en a été fait un usage continu[12] et si leur hétérogénéité est réelle, leur épine dorsale et leur manifestation la plus remarquable résident dans la consécration des droits fondamentaux[13]. Leur valeur normative est également forte : le principe selon lequel tous les actes naguère communautaires et, aujourd’hui, de l’Union doivent respecter les droits fondamentaux figure au nombre des « principes constitutionnels » reconnus par les traités[14] et la Charte des droits fondamentaux est désormais « érigée en instrument incontournable du contrôle de légalité »[15].
2. Le développement des droits fondamentaux ne signifie pas pour autant l’absence de limitation de ceux-ci. Dans plusieurs affaires, la Cour de justice de l’Union européenne a ainsi été conduite à concilier les droits fondamentaux entre eux ou avec les grandes libertés qui fondent l’Union européenne : par exemple, la libre circulation des marchandises et la liberté d’expression et de réunion[16]; la libre prestation de service et le respect de la dignité humaine ou encore le droit de mener une action collective, telle que le droit de grève[17]… Des limitations aux droits fondamentaux sont ainsi possibles, si elles sont justifiées par des objectifs d’intérêt général, et sous réserve qu’elles soient adéquates, nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi[18]. La Cour de justice est attentive à une conciliation juste et raisonnable entre ces droits et ces libertés.
3. Il est parfois arrivé que la Cour de justice soit critiquée pour son activisme et, en particulier, sa propension à faire émerger de nouveaux principes généraux du droit à effet horizontal. Cela a particulièrement été le cas à l'occasion de l'arrêt Mangold, par lequel elle a dégagé de « divers instruments internationaux et [des] traditions constitutionnelles communes aux Etats membres » un principe de non-discrimination lié à l’âge[19]. La doctrine[20] s’est longuement interrogée sur cet arrêt et nous aurons l’occasion d’y revenir. Il convient de souligner à ce stade qu’avec l’arrêt Honeywell du 6 juillet 2010, la Cour de Karlsruhe a retenu en la matière une solution qui n'est pas incompatible avec la jurisprudence de Luxembourg[21].
Ce dernier exemple permet de mettre en évidence que la coexistence des différents niveaux de protection des droits fondamentaux n’est pas nécessairement évidente. Ce n’est pas une donnée immédiate acquise d’avance ; c’est le fruit d’une démarche consciente et constructive de coopération qui se constate ex-post.
II. coexistence ou conflit ? La difficile articulation entre les différents niveaux de protection et les moyens de résolution des conflits
« La possibilité d’une complémentarité relativement harmonieuse entre droits fondamentaux est-elle autre chose qu’un vœu pieux ? »[22]. Cette question exprime le scepticisme relatif qui sourd parfois de l’étude des rapports entre les différents systèmes juridiques sur le thème de la protection des droits fondamentaux. Si la coexistence ou la conciliation des systèmes nationaux et européens est en effet recherchée et si elle est possible (A), des tensions peuvent résulter de la protection de l’identité constitutionnelle propre à certains Etats membres (B) ; ces tensions appellent quelques remarques sur les voies d'évitement ou, à défaut, de résolution de tels conflits (C).
A. Une coexistence harmonieuse est possible ; elle est même la règle.
1. La protection, en droit de l’Union européenne, des droits fondamentaux transcende en principe les ordres juridiques nationaux, en application du principe de primauté. Elle permet depuis plus de 50 ans d’enrichir, parfois au prix de certaines tensions, les droits nationaux et de donner une véritable colonne vertébrale, ainsi qu’une réelle unité et cohérence à la construction européenne dans le domaine du droit. On peut penser, par exemple, aux répercussions de l’affaire Salduz c. Turquie, jugée par la Cour européenne des droits de l’homme, qui a fait évoluer le droit écossais[23], mais également, et non sans mal, le droit français sur l’assistance par un avocat dès la première heure des personnes en garde à vue[24]. Le droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et dans un délai raisonnable a également permis à plusieurs Etats membres d’approfondir leur conception de l’impartialité et de renforcer l’exigence d’un délai raisonnable de jugement au-delà même du strict champ d’application de l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme. Les exemples sont également nombreux en droit de l’Union européenne. Le principe de bonne administration renvoie à de nombreuses obligations déjà existantes dans les droits nationaux et a conduit à les compléter (motivation des décisions, droit d’être entendu avant une mesure individuelle défavorable…). A l’inverse, en l’absence de principe pertinent en droit européen ou faute d’applicabilité de celui-ci, le droit national peut pallier ce vide par l’application de ses propres principes[25].
2. La question est plus épineuse lorsque se heurtent deux manières, l’une nationale, l’autre européenne, de concilier entre eux des droits fondamentaux. S’agissant de la conciliation de la protection de la vie privée avec la liberté d’expression, les arrêts Von Hannover[26] de la Cour européenne des droits de l’homme, précédés d’arrêts sur le même sujet de la Cour de Karlsruhe, ont illustré les dissensions, puis les rapprochements qui conduisent les juridictions européennes et nationales à faire converger leurs vues sur une même question.
Des conflits peuvent également surgir de la confrontation entre des principes constitutionnels nationaux et des règles et principes issus du droit de l’Union, comme la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne l’a montré depuis ses arrêts dits Solange. Mais ils présentent à ce stade un caractère virtuel, car les risques réels de contradiction ne se sont encore jamais réalisés.
B. Des tensions inévitables
1. La dynamique européenne de protection des droits fondamentaux, qu’il faut louer, va ainsi de pair avec certaines tensions. En effet, les Etats entretiennent des rapports variables, mais souvent spécifiques et profonds, avec « leurs » propres droits fondamentaux consacrés en droit constitutionnel national et sont, en conséquence, plus ou moins bien disposés à l’émergence d’un échelon de protection supplémentaire. L’Allemagne, où les droits fondamentaux consacrés par la loi fondamentale sont reconnus comme intangibles du fait d’une « clause d’éternité »[27], ou l’Angleterre, patrie de la Magna Carta et du Bill of Rights, ne perçoivent sans aucun doute pas de la même façon que d’autres pays les rapports entre le système national et les systèmes européens de défense des droits fondamentaux.
En France, pays qui a proclamé la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de valeur constitutionnelle, le Conseil constitutionnel a entendu, face au principe de primauté du droit de l’Union, assurer la préservation de l’identité constitutionnelle nationale au cas où ce droit viendrait à y porter atteinte[28]. Le Conseil d’État a également rappelé la primauté de la Constitution dans l’ordre interne aussi bien vis-à-vis de la Convention européenne des droits de l’homme que vis-à-vis du droit de l’Union[29].
D’autres Etats, comme le Royaume-Uni et la Pologne, ont choisi de rester en retrait de la dernière étape de garantie des droits fondamentaux dans l’Union, en souscrivant à un protocole limitant les effets de la Charte sur leur droit interne[30].
Ces remarques conduisent à poser une question centrale : peut-il y avoir, au-delà des valeurs communes auxquelles tous les Etats démocratiques souscrivent, un « universalisme », ou même un « européanisme », des droits fondamentaux ? En dépit de la proximité de ces droits ou de l’existence de synergies entre eux, n’y a-t-il pas, au moins pour certains droits, quelque chose d’irréductiblement situé dans les droits fondamentaux, une identité constitutionnelle nationale qui révèlerait la nécessaire « contingence culturelle » des catégories juridiques[31] ? Il faut sans doute en convenir. Mais si l’on se résignait à admettre trop aisément le « rapatriement » des droits fondamentaux, on nierait le mouvement de convergence et d’expansion engagé depuis 40 ans. Ou créerait aussi des risques d’incohérence et d’imprévisibilité juridiques.
2. Les tensions se concentrent ainsi, pour l’essentiel, sur la primauté du droit de l’Union européenne par rapport aux normes constitutionnelles nationales qui, au plan interne, sont au sommet de la hiérarchie des normes. Les arrêts Solange de la Cour constitutionnelle fédérale allemande et leurs suites, notamment la décision de cette cour sur le traité de Lisbonne, ont montré quels rapports pourraient s’établir entre le système juridique allemand et le droit de l’Union européenne[32] à partir de la présomption d’équivalence de protection. Ces rapports sont en principe ouverts et confiants : c’est le sens du concept d’Europarechtsfreundlichkeit. Ils restent néanmoins vigilants et protecteurs, chaque fois que cela est jugé nécessaire, des droits garantis par la Loi fondamentale. La voie suivie en droit français diverge par ses modalités et ses résultats, mais elle s’inscrit dans la même veine : c'est celle d'une ouverture sur le droit de l'Union, d'une recherche attentive de conciliation entre les droits fondamentaux consacrés par la Constitution et la lecture qu'en font, dans leur propre ordre, les Cours de Strasbourg et de Luxembourg dans un dialogue nécessaire avec les juges européens[33]. Cette quête de conciliation ne saurait ex ante exclure par principe un choc entre le droit constitutionnel national, le juge national qui tire ses pouvoirs et sa légitimité de la Constitution devant toujours veiller à protéger la source constitutionnelle des droits fondamentaux. Mais au final, ex post, force est de reconnaître que les conflits parfois redoutés ont pu être prévenus ou surmontés. Les chemins empruntés par les juges français, qui apparaissent autant comme des voies d’évitement des conflits que des voies de conciliation, ont été construits progressivement et non sans difficulté, la volonté de coopération avec les juridictions européennes ayant prévalu sur une interprétation large, déraisonnable, voire sur l’absolutisation, des principes constitutionnels ou du concept d'identité constitutionnelle de la France.
3. Le dernier exemple de la conciliation de la protection européenne et de la protection nationale des droits fondamentaux réside sans aucun doute dans la recherche de l’articulation des questions préjudicielles de constitutionnalité qui sont prioritaires en droit français avec le principe d’effectivité du droit de l’Union. Le législateur français avait ouvertement entendu conférer la primauté au contrôle de constitutionnalité par rapport au plus ancien et très efficace contrôle de conventionnalité, c’est-à-dire au contrôle de la loi au regard du droit de l’Union et des engagements internationaux de la France, afin de replacer la Constitution au cœur des droits fondamentaux[34]. On connaît la suite : bien qu’ayant fait preuve d’une réelle « diplomatie juridictionnelle »[35], la Cour de justice de l’Union européenne, par ses arrêts Melki et Abdeli[36] , a fermement écarté l’idée d’un examen préalable par le juge constitutionnel national d’une « loi-miroir », qui reproduirait des dispositions inconditionnelles et précises, « impératives », dit la Cour de justice, de directives de l’Union, du fait du monopole d’interprétation et d'appréciation de la validité des actes de l'Union dont elle dispose. Elle a en outre dans les autres cas assorti de strictes conditions la possibilité d’un tel renvoi prioritaire devant le juge constitutionnel. La garantie prioritaire des droits et libertés protégés par la Constitution française ne peut ainsi conduire à faire échec, de quelque manière que ce soit, à l’application complète du droit de l’Union, y compris aux mesures urgentes ou aux questions préjudicielles qu’il requiert. En d’autres termes, la Cour n’a certes pas fermé la porte à clé sur un dispositif de contrôle prioritaire de constitutionnalité et jeté le trousseau dans la rivière Alzette, mais elle a entrebâillé cette porte avec circonspection.
C. Les voies de la résolution ou de l’évitement des conflits
1. Quelles sont, dès lors, les voies de résolution des conflits ? Un certain nombre de principes et/ou de techniques peuvent sans doute y aider et je souhaite sur ce point lancer quelques pistes de réflexion et de débat. Il convient de citer d’abord la technique de l’interprétation conforme, qui a été développée par de nombreux juges et permet une convergence des droits, mais aussi le développement des modes d’articulation des normes faisant appel à la notion de protection équivalente des droits fondamentaux, qui a permis à certaines juridictions d’éviter les conflits de norme[37]. Cette notion a été successivement mobilisée dans les rapports entre le système juridique de l’Union et le système juridique national par la Cour constitutionnelle allemande et le Conseil d’État français[38] ou entre le système juridique de l’Union et celui de la convention européenne[39]. La doctrine a également pu mettre en avant le rôle d’un principe dit « de faveur », selon lequel « tout bénéficiaire des droits fondamentaux issus d’une pluralité de sources peut à tout moment tirer avantage du droit fondamental qui lui est le plus favorable »[40]. L’article 53 de la Charte des droits fondamentaux va nettement dans ce sens. Enfin, un rapprochement des techniques de contrôle mises en œuvre par les différents juges permettrait sans doute également, dans certains cas, un rapprochement substantiel de ces droits.
2. La résolution des conflits réside également, et peut-être avant tout, dans le dialogue qu’entretiennent les différents acteurs du droit européen. Cela concerne bien entendu les juges, qui disposent à cette fin de l’instrument de la question préjudicielle comme d’autres moyens moins formels de dialoguer, tels que l’examen successif de questions voisines devant des formations différentes des juridictions européennes ou nationales. Ce dialogue peut être non pas juridictionnel, mais informel ou doctrinal, comme celui que nous entretenons aujourd’hui. L’utilité du dialogue concerne également les autres pouvoirs publics et, en particulier, les parlements nationaux ; elle suppose notamment que l’information de ceux-ci en matière de droit européen soit complète. C’est, enfin, à une éthique de responsabilité des principaux acteurs qu’il faut appeler et, en premier lieu, des juges nationaux qui doivent veiller, demain plus encore qu’hier, à appliquer les règles européennes en faisant preuve, parfois, d’une nécessaire imagination constructive pour trouver, en relation avec les cours européennes et, ultimement, sous leur contrôle, les voies d’une conciliation ou d’une coordination dans l'application des droits fondamentaux.
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Du fait de l’avènement d’un espace européen autonome de protection des droits fondamentaux, se pose avec acuité la question de l’emboîtement de ce niveau de protection avec ceux qui existent déjà : convention européenne des droits de l’homme, constitutions nationales. Les difficultés à cet égard sont réelles et il ne faut pas céder à un excessif irénisme. Mais si des tensions se manifestent, et se manifesteront sans doute encore à l’avenir, nul doute non plus qu’une lecture des relations inter-juridictionnelles en termes de purs rapports de forces et de pouvoirs ne reflèterait pas la réalité des rapports entre les différents niveaux de protection des droits fondamentaux.
Je suis heureux que nous puissions, au cours de ces journées, échanger nos points de vue et nos expériences sur ces sujets. Nous ressortirons de ces débats enrichis et mieux préparés à affronter les enjeux juridiques des mois et des années à venir que nous ne le sommes actuellement.
[1]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.
[2]R. Cassin, Préface in M. Letourneur, J. Méric, Conseil d’Etat et juridictions administratives, Paris, Armand Colin, 1955.
[3]P. Corneille, Le Cid, acte IV, scène 3.
[4]CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70.
[5]Cette double origine est expressément rappelée au sein des Traités depuis le traité de Maastricht (Traité sur l’Union européenne signé à Maastricht le 7 février 1992, article F, § 2), devenu l’article 6 du Traité à la suite de l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam. L’article 6, § 3, du Traité sur l’Union européenne, tel qu’il résulte du traité de Lisbonne, dispose que : « 3. Les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l'Union en tant que principes généraux ». Cette double origine a été consacrée par l'arrêt Nold de la Cour de justice : CJCE, 14 mai 1974, Nold, aff. 4/73.
[6]CJCE, 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophones, aff. C-305/05.
[7]CJUE, 13 décembre 2011, Reinhard Prigge e. a., aff. C-447/09.
[8]CEDH, Gr.ch., 30 juin 2005, Bosphorus c. Irlande, n° 45036/98.
[9]Pour un exemple récent, voir CJCE, 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, aff. C-411/10, pt 88-90 et 112.
[10]J. Coppell, A. O’Neill, « The European Court of Justice: Taking Rights Seriously? », Common Market Law Review, 1992, p. 669 ; J. Weiler, N. Lockhart, “Taking Rights Seriously” : The European Court and its Fundamental Rights Jurisprudence”, Common Market Law Review, 1995, p. 51 (I) et p. 579 (II).
[11] Ceci est particulièrement clair dans l’arrêt Algera, dans lequel la Cour indique que, sous peine de commettre un déni de justice, elle doit résoudre la question du retrait des actes administratifs individuels « pour la solution de laquelle le Traité ne contient pas de règles » (CJCE, 12 juillet 1957, aff. 7/56 et 3/57 à 7/57).
[12]Dans sa thèse publiée en 1996, Mme Papadopoulou relevait ainsi déjà plus de 1200 arrêts de la Cour de justice et du Tribunal de première instance s’y référant (R.-E. Papadopoulo, Principes généraux du droit et droit communautaire, Bruxelles, Bruylant, 1996).
[13]J.-M. Sauvé, N. Polge, « Les principes généraux du droit en droit interne et en droit communautaire. Leçons croisées pour un avenir commun ? », in L’Union européenne : Union de droit, Union des droits. Mélanges en l’honneur de Philippe Manin, Paris, Pédone, 2010, p. 727.
[14]CJCE, 3 septembre 2008, Kadi et a., aff. C-402/05 P et C-415/05 P.
[15]L. Burgorgue-Larsen, « Quand la CJUE prend au sérieux la Charte des droits fondamentaux, le droit de l’Union est déclaré invalide. Commentaire sous CJUE, 1er mars 2011, Association belge des consommateurs test-achats ASBL, aff. C-236/09 », AJDA, 2011, p. 969.
[16]CJCE, 12 juin 2003, Schmidberger c. Autriche, aff. C-112/00.
[17]Respectivement CJCE, 14 octobre 2004, Omega Spielhallen, aff. C-36/02 ; CJCE, 11 décembre 2007, International Transport Workers’ Federation et Finnish Seamen’s Union contre Viking Line ABP et OÜ Viking Line Eesti, aff. C-438/05; CJCE, 18 décembre 2007, Laval un Partneri Ltd, aff. C-341/05.
[18]Ou, en tout état de cause, des limitations à certains de ces droits, ainsi que cela ressort clairement de la formulation de certains arrêts : « les droits à la liberté d'expression et à la liberté de réunion pacifique garantis par la CEDH n'apparaissent pas non plus - contrairement à d'autres droits fondamentaux consacrés par la même convention, tels que le droit de toute personne à la vie ou l'interdiction de la torture ainsi que des peines ou traitements inhumains ou dégradants, qui ne tolèrent aucune restriction - comme des prérogatives absolues » (CJCE, 12 juin 2003, Schmidberger c. Autriche, précité, § 80).
[19]CJUE, 22 novembre 2005, Mangold c. Helm, aff. C-144/04.
[20]Et pas seulement la doctrine de langue allemande ; voir par exemple O. Dubos, « La Cour de justice, le renvoi préjudiciel, l’invocabilité des directives : de l’apostasie à l’hérésie ? », JCP G, 28 juin 2006, II, 10107.
[21]D. Hanf, « Vers une précision de la Europarechtsfreundlichkeit de la loi fondamentale. L’apport de l’arrêt « rétention des données » et de la décision Honeywell du BVerfG », Cahiers de droit européen, 2010, p. 515 ; J. Wahltuch, « La guerre des juges n’aura pas lieu. A propos de la décision Honeywell de la Cour constitutionnelle fédérale allemande », RTD eur., 2011, p. 329.
[22]S. Platon, La coexistence des droits fondamentaux constitutionnels et européens dans l’ordre juridique français, Paris, LGDJ, 2008, p. 255.
[23]Rapport de la Grande-Bretagne, § 57.
[24]Voir ainsi les décisions « garde à vue » du Conseil constitutionnel, notamment n°2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 et n° 2011-191 QPC du 18 novembre 2011. Voir également E. Daoud, « Garde à vue : faites entrer l’avocat ! », Constitutions, 2011, n° 4, p. 571 ; A. Giudicelli, « Le Conseil constitutionnel et la garde à vue : « puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2011, n° 1, p. 139.
[25]Cela est par exemple le cas en droit polonais. Compte tenu du protocole n°30, l’applicabilité de la Charte en droit national est fort discutée. Cela n’empêche pas le juge national de se baser sur des principes tirés du droit interne pour arriver à un résultat comparable. Voir J. Chlebny, « Mise en œuvre de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Réponse au questionnaire pour la Pologne », colloque de l’Association des Conseils d’État et des Juridictions administratives suprêmes de l’Union européenne, disponible sur http://aca-europe.eu/colloquia/2012/Poland.pdf.
[26]CEDH, 24 juin 2004, Von Hannover c. Allemagne, n° 59320/00 ; CEDH, 7 février 2012, Von Hannover c. Allemagne, n° 40660/08.
[27]Il s’agit de la Ewigkeitsklausel de l’article 79 alinéa 3 de la Loi fondamentale, aux termes laquelle : « Toute modification de la présente Loi fondamentale qui toucherait à l’organisation de la Fédération en Länder, au principe de la participation des Länder à la législation ou aux principes énoncés aux articles 1 et 20, est interdite ».
[28]Voir notamment les décisions n° 2004-496 DC du 10 juin 2004 et n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 du Conseil constitutionnel.
[29]Ainsi, selon le juge administratif, la suprématie conférée par l’article 55 de la Constitution « aux engagements internationaux ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle » (CE, Ass. 30 octobre 1998, Sarran et Levacher et autres, 200286). Cette même formule est employée par la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, dans son arrêt Fraysse du 2 juin 2000. Le principe de primauté ne saurait, en outre, « conduire, dans l'ordre interne, à remettre en cause la suprématie de la Constitution » (CE, 3 décembre 2001, Syndicat national de l’industrie pharmaceutique, n° 226514).
[30]Protocole sur l’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne à la Pologne et au Royaume-Uni.
[31]F. Schauer, « Free speech and the cultural contingency of constitutional categories », Cardozo Law Review, 1993, n°14, p. 865.
[32]Voir les décisions Solange I (29 mai 1974), Solange II (22 octobre 1986) et Solange III (7 juin 2000) de la Cour constitutionnelle fédérale, ainsi que l’arrêt du 30 juin 2009 relatif au traité de Lisbonne. Voir également D. Hanf, op. cit. ; J. Wahltuch, op. cit. ; K. Bauer, « Conditions et contrôles constitutionnels de la validité du droit de l’Union. Commentaire sur l’arrêt du 30 juin 2009, Constitutionnalité du Traité de Lisbonne », RTD eur., 2009, p. 799.
[33]Voir notamment les décisions n° 2004-496 DC du 10 juin 2004 et n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 du Conseil constitutionnel ainsi que les décisions Société Arcelor Atlantique (CE, ass., 8 février 2007, n° 287110, Rec. p. 56) et Conseil national des barreaux (CE, sect., 10 avril 2008, n° 296845, Rec. p. 129).
[34]Cette préoccupation semble partagée par d’autres Etats ; voir par exemple rapport des Pays-Bas, p. 7-8.
[35]M. Gautier, « QPC et droit communautaire. Retour sur une tragédie en cinq actes », Droit administratif, octobre 2010, p. 13.
[36]CJUE, 22 juin 2010, aff. C-188/10 et C-189/10, Melki et Abdeli, voir notamment les points 56 (en ce qui concerne la "loi-miroir") et 57 (pour les conditions restrictives dans lesquelles cette priorité ne soulève pas d’interrogations). Voir également CJUE, 1er mars 2011, ord., aff. C-457/09, Chartry c. Belgique.
[37]F.-X. Millet, « Réflexions sur la notion de protection équivalente des droits fondamentaux », RFDA, 2012, p. 307.
[38]Voir pour la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne les décisions Solange I (29 mai 1974), Solange II (22 octobre 1986) et Solange III (7 juin 2000), ainsi que l’arrêt du 30 juin 2009 relatif au traité de Lisbonne. Voir également D. Hanf, op. cit. ; J. Wahltuch, op. cit. ; K. Bauer, « Conditions et contrôles constitutionnels de la validité du droit de l’Union. Commentaire sur l’arrêt du 30 juin 2009, Constitutionnalité du Traité de Lisbonne », RTD eur., 2009, p. 799. En ce qui concerne le Conseil d’Etat, voir les décisions Société Arcelor Atlantique (CE, ass., 8 février 2007, n° 287110, Rec. p. 56) et Conseil national des barreaux (CE, sect., 10 avril 2008, n° 296845, Rec. p. 129).
[39]Voir l’arrêt Bosphorus précité.
[40]S. Platon, op. cit., p. 255.