Intervention du 15 octobre 2014 à l'occasion du cycle de conférences organisé par l’Ordre des avocats au Barreau de Paris et le Collège des Bernardins
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Cycle de conférences organisé par l’Ordre des avocats au Barreau de Paris et le Collège des Bernardins
Thème du cycle : L’étranger
Troisième conférence : La frontière crée l’étranger – L’étranger crée la frontière
Maison du Barreau, mercredi 15 octobre 2014
Intervention écrite de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État
Il est sans doute difficile de trouver un domaine - comme celui de la nationalité - et une qualité - comme celle d’être étranger -, pour lesquels le droit, civil mais aussi administratif, a autant contribué à forger nos représentations, autant servi de support, par ses catégories, aux composantes affectives, conscientes ou inconscientes, individuelles et collectives, de notre identité[2]. En raison de cette surdétermination, il y a entre l’ « étranger » et la « frontière » une dialectique qui déborde l’objectivité du droit et que le droit cependant doit appréhender et tenter de réguler. Dire que la frontière crée l’étranger, c’est souligner que les frontières entre États-nations déterminent la qualité ou plutôt le statut de l’étranger en tant que non-national. Mais dire que l’étranger crée la frontière, c’est comprendre qu’il existe aussi des frontières intérieures, sociales et économiques, indifférentes à la nationalité et que l’exacerbation du sentiment d’appartenance nationale peut contraindre à la relégation, voire à l’exil, celui dont la différence d’origine fait un étranger de l’intérieur. Parce qu’elle comporte une dimension objective, juridico-administrative, mais aussi une dimension subjective, politico-culturelle, la nationalité dédouble les frontières qui définissent l’étranger.
Les tensions que peut générer une telle ambivalence sont apparues dès le milieu du XIXème siècle avec le temps des premières migrations de masse sous l’effet de facteurs économiques, démographiques et politiques, et plus particulièrement en France, pays à la natalité longtemps déprimée et premier « pays d’immigrants dans un continent d’émigrants »[3]. Se sont ainsi très tôt posées la question des conditions d’accueil des étrangers, celle de la sécurisation juridique de leur situation et, enfin, celle de leur intégration à la société et à la nation françaises. D’une part, avec le premier code de la nationalité, adopté en 1889 après sept années de gestation difficile[4], a été consacré, en complément du jus sanguinis adopté en 1803 dans le code civil contre l’avis de Bonaparte[5], le jus soli établi selon un critère, non plus d’allégeance au Roi comme dans le droit d’Ancien régime, mais de socialisation républicaine. D’autre part, avec les ordonnances du 19 octobre et du 2 novembre 1945, est adopté ce qui allait devenir le premier "code de l’immigration", fixant notamment le statut des étrangers selon la durée et le motif de leur séjour : se trouvait ainsi pérennisée la carte de séjour créée durant la première guerre mondiale[6] pour organiser l’effort de guerre.
Le modèle républicain d’une société inclusive, universaliste et méritocratique a su ouvrir aux étrangers la frontière de la nationalité, mais aussi celle de leur intégration socio-économique, fidèle en cela à la conception de Renan de la Nation selon laquelle l’appartenance nationale repose sur un « principe spirituel » qui nécessite « deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une (…). L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis »[7]. Cette conception, qu’on aurait tort de réduire à la seule formule du « plébiscite de tous les jours »[8] et d’opposer trop frontalement à la tradition allemande[9], a cependant su faire de la « nationalisation des sociétés »[10] la condition d’un épanouissement des libertés individuelles au sein d’un État de droit.
Après avoir examiné dans quel contexte s’inscrit aujourd’hui une telle ambition inclusive (I), j’indiquerai ce que sont, selon moi, les défis à relever (II).
I. La dialectique contemporaine de l’étranger et de la frontière se caractérise aujourd’hui par une triple complexité.
A. A l’heure de la mondialisation des échanges, de l’intensification des flux migratoires, de l’homogénéisation des modes de vie et de l’intégration européenne, la plus grande perméabilité des frontières interétatiques et même, dans une certaine mesure, leur effacement n’ont pas fait disparaître la figure de l’étranger, mais, au contraire, ont exacerbé les marqueurs sociaux et politiques de sa présence. A une vision angélique et béate de la mondialisation, où la seule mobilité géographique vaudrait acceptation de l’Autre, doit être opposé le constat lucide et inquiétant d’un renforcement des nationalismes, d’une crispation des identités nationales et même d’une montée en puissance des égoïsmes xénophobes, qu’il ne faudrait pas seulement imputer à la crise économique actuelle. La première difficulté de notre époque tient dans le paradoxe d’une proximité source d’une plus grande distance, alors même que plusieurs indicateurs relativisent l’échec de l’intégration "à la française"[11]. C’est pourquoi, il apparaît nécessaire, avec François Sureau, de revenir sur ce que signifie aujourd’hui « être étranger en France ».
B. En deuxième lieu, les instruments internationaux de protection des droits fondamentaux se sont diversifiés et offrent désormais aux ressortissants étrangers la garantie d’un socle commun de droits transversaux dans le cadre des 28 États membres de l’Union européenne, mais aussi, par ricochet, dans l’espace des 47 États parties à la convention européenne des droits de l’Homme. La seconde difficulté de notre époque consiste ainsi à garantir l’effectivité pratique de ces instruments, y compris au sein des États membres de l’Union européenne[12], à prévenir les risques d’insécurité juridique par la mise en cohérence des différentes protections et, enfin, à définir, dans le respect du principe de subsidiarité, l’étendue des marges d’appréciation qui reviennent aux États pour leur mise en œuvre, point sur lequel le juge Tugendhat insistait justement la semaine dernière. Claire Waquet analysera dans cette perspective le statut des réfugiés dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme.
C. En troisième lieu, la recrudescence des conflits ethniques ou religieux et des poussées terroristes aux marges de l’Europe qui peuvent, on le sait, se nourrir et s’importer en son sein rendent interdépendants le règlement de ces conflits et la résolution des difficultés d’intégration nationale. La troisième difficulté de notre époque réside ainsi dans la puissance déstabilisatrice de ces facteurs exogènes. En ce sens, il est nécessaire de prendre en considération la dimension géopolitique et diplomatique de ces enjeux, qu’examinera Pierre Morel.
II. Pour affronter toutes ces difficultés et rester fidèle à notre tradition d’accueil et de progrès social sans risquer l’inconséquence, pour promouvoir le modèle d’une « société ouverte » et inclusive sans mettre en péril son fonctionnement, il faut savoir regarder lucidement les tensions qui naissent de la confrontation entre la puissance des courants migratoires, les capacités d’intégration des sociétés européennes, de la nôtre en particulier, et les exigences de la solidarité et de la garantie des droits. Il appartient en effet à nos sociétés de concilier ces termes contradictoires, sans céder à un irénisme factice, ni succomber à l’indifférence.
A. La puissance des flux migratoires se mesure d’abord –et spectaculairement- aux frontières extérieures de l’Union européenne, en particulier en Méditerranée. Nous ne pouvons traiter notre sujet, sans faire mémoire des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui depuis deux ans ont péri dans le détroit de Gibraltar ou entre les côtes Tunisie et de Libye et celles d’Italie, à la recherche d’un asile ou de conditions de vie plus dignes : faut-il rappeler que, selon le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, sur les 90 000 personnes qui ont tenté entre le 1er juillet et le 30 septembre 2014 de traverser la mer Méditerranée vers l’Europe, 2 200 d’entre elles ont péri ? Et qu’entre le 1er janvier et le 30 juin de cette année, 800 ont disparu sur 75 000 migrants.
La vigueur de la demande d’asile sur notre continent est aussi un phénomène préoccupant et actuel : on a dénombré 436 095 demandeurs d’asile dans l’Union européenne en 2013, contre 336 015 en 2012, 309 820 en 2011 et 260 835 en 2010, soit une progression de +40%[13] en trois ans. En France, les demandes d’asile s’élèvent en 2013 à 65 894 demandes, dont 45 901 premières demandes, 14 194 demandes de mineurs accompagnants et 5 799 réexamens, ce qui représente une augmentation de +7,2% par rapport à 2012 et de +20% par rapport à 2010, et rend la situation présente comparable à celle du début des années 2000[14]. Ce phénomène témoigne de l’extrême précarité de la situation politique, économique et sociale dans plusieurs pays du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Asie.
B. Cette pression migratoire crée dans notre pays des tensions particulièrement vives sur notre dispositif d’accueil et d’intégration, spécialement en Île-de-France, en Rhône-Alpes et dans le Nord. Notre dispositif administratif, juridictionnel et social peine à prendre en charge tous les demandeurs d’asile, à discerner celles des demandes qui méritent d’être acceptées et à renvoyer effectivement et dignement ceux qui n’ont pas de titre à rester chez nous. L’affirmation en 1989 par le Premier ministre, Michel Rocard, selon laquelle « la France ne peut accueillir toute la misère du monde », a pu choquer. Mais l’ancien Premier ministre ajoutait : « Mais elle doit en prendre sa part ». Et son propos renvoyait à des réalités sociales devenues plus prégnantes encore aujourd’hui, et pas seulement à des peurs ou des mythes. En outre, si le droit applicable est intelligible pour le juriste, sa complexité due à la superposition de règles européennes et nationales, parfois aussi internationales, peut créer un sentiment d’impuissance, voire d’aliénation, qu’on ne peut ignorer.
C. Enfin, les droits fondamentaux de la personne humaine ne sont, pour le plus grand nombre d’entre eux, ni prescriptibles, ni négociables, ni dérogeables : ainsi du droit à la vie ou de la prohibition de la torture et des traitements inhumains ou dégradants. Evitant le piège des droits formels, il faut se souvenir que le préambule de notre Constitution affirme que « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République », qu’il en résulte selon le Conseil constitutionnel un droit constitutionnel à l’asile[15] et que, selon les termes mêmes de l’article 53-1 de la Constitution, les autorités de la République ont toujours le droit d’accorder l’asile à tout étranger dont la demande n’entre pas dans les cas prévus par les accords et conventions internationales conclus par la France[16]. Il faut aussi se souvenir que notre société est notamment fondée sur cette parole du livre de l’Exode qui court tout au long de la Bible : « Tu n’opprimeras pas l’étranger ; vous savez ce qu’éprouve l’étranger, car vous-mêmes avez été étrangers au pays d’Égypte »[17] ou encore dans le Deutéronome « Tu ne porteras pas atteinte au droit de l’étranger… Souviens-toi que tu as été en servitude au pays d’Égypte »[18]. Dans ces versets, réside une part importante de notre héritage moral et spirituel.
Vous l’aurez compris, il paraît difficile de s’en tenir à des conceptions trop simples qui nous rendraient, selon le cas, aveugles aux contingences matérielles, comme à l’étendue réelle de nos capacités d’accueil des étrangers dans des conditions dignes, ou au contraire inhumains et indifférents à la détresse humaine. Il faut, me semble-t-il, se garder de la séduction trompeuse d’une éthique unilatérale de la conviction, conduisant à se comporter comme celui qui « ne se sentira responsable que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas »[19]. Et sans doute aussi se garder d’agir comme si nos actes ne devaient avoir « qu’une valeur exemplaire », sans mesurer qu’ils peuvent, au regard de leurs buts, ne pas être pertinents et rationnels. Comme il faut, à l’inverse, se garder de la tentation du refus de l’étranger et de l’exaltation de la frontière.
Il me semble qu’il faille au contraire affronter le conflit permanent entre l’universalisme des droits de l’Homme et le particularisme des droits du citoyen, prendre au sérieux les conditions matérielles de leur réalisation concertée à l’échelle de l’Europe, convertir les peurs et les haines aux messages - aujourd’hui difficilement audibles - d’intégration et de promotion sociales, parler en ces temps de flamboyance le langage - parfois grisâtre - de la prudence et de la raison, être attentif à la parole du peuple en se gardant des illusions du populisme. Notre avenir et notre dignité résident dans le refus de l’indifférence et dans notre capacité à assumer ces tensions et à éprouver ces tourments à la recherche de la juste conciliation entre des impératifs opposés. Ils ne sont ni dans le refus de l’Autre, ni dans le lyrisme romantique d’une harmonie spontanée des mouvements migratoires. C’est ainsi à l’aune d’une éthique de la responsabilité que les acteurs publics et, notamment, les juges, mais aussi les avocats, les professeurs et, finalement, tout citoyen averti doivent, quels que soient leur âge et leur fonction, évaluer leurs choix et, en particulier, refuser de prononcer cette sentence mortifère : Fiat justitia et pereat mundus[20].
[1]Texte écrit en collaboration avec M. Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
[2]C’est en ce sens qu’il faut comprendre que l’individu est « à certains égard le produit même de l’État » selon Emile Durkheim (Leçons de sociologie, éd. PUF, 1969, p.13) et que les processus d’intériorisation et de réappropriation par les individus des normes juridiques – et en particulier de celles définissant l’étranger comme le non-national – ne se réduisent pas à l’établissement par l’État d’un lien de dépendance et de contrôle, mais permettent aussi au sujet « de s’attacher à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi » (Michel Foucault, « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », in H. Dreyfus, P. Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, éd. Gallimard, 1984, pp. 293-321) ; sur ce double sens de l’ « assujettissement », voir G. Noiriel, État, nation, immigration, éd. Folio Histoire, 2001, p. 203.
[3]M.-C. Blanc-Chaléard, Histoire de l’immigration, éd. La Découverte, coll. Repères, 2001, p. 9 : en 1931, on recense 2,7 millions d’étranger en France, ce qui représente une proportion record de 6,6% de la population totale.
[4]Voir, sur ce point, G. Noiriel, Le creuset français, éd. Le Seuil, coll. Point Histoire, 2006, p. 78.
[5]Voir, sur ce point, P. Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, éd. Grasset, 2002, p. 33.
[6]Décret du 2 avril 1917 : entre 1915 et 1918, 440 000 étrangers sont introduits en France, voir : M.-C. Blanc-Chaléard, Histoire de l’immigration, éd. La Découverte, coll. Repères, 2001, p. 22.
[7]E. Renan, Qu’est-ce qu’une nation, conférence de 1882, éd. Presses Pocket, 1992, p. 54.
[8]Voir, sur ce point, G. Noiriel, État, nation, immigration, éd. Folio Histoire, 2001, p. 143. A cet égard, la conception défendue par J. Michelet apparaît plus ouverte aux particularismes locaux et moins attachée à la recherche de racines communes.
[9]Voir, sur ce point, P. Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, éd. Grasset, 2002, p. 187.
[10]G. Noiriel, État, nation, immigration, éd. Folio Histoire, 2001, p. 187.
[11]Voir, sur ce point, Rapport du Haut conseil à l’intégration (HCI), La France sait-elle encore intégrer les immigrés ?, 2012, 1ère partie : L’intégration : ça marche, p. 25 : « 65% des descendants d’immigrés vivent en couple avec des personnes de la « population majoritaire ». La part des mariages mixtes, élevée en France, témoigne du degré d’acceptation par la société d’accueil des immigrés et de leurs enfants. »
[12]Voir, en ce qui concerne les procédures d’éloignement des demandeurs d’asile : selon la Cour de Strasbourg, il incombe aux États membres de l’Union européenne « de ne pas se contenter de présumer qu’[un demandeur d’asile] recevra un traitement conforme aux exigences de la Convention mais, au contraire, de s’enquérir, au préalable, de la manière dont les autorités (…) appliqu[ent] la législation en matière d’asile » et de s’opposer à l’éloignement d’un tel demandeur en cas de défaillances structurelles (CEDH 21 janvier 2011, M.S.S. contre Belgique et Grèce, n°30696/09) ; un raisonnement similaire a été suivi par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE 21 décembre 2011, N.S. contre Secretary of State for the Home Department, C-411/10) mais aussi, avec quelques variantes, par la Cour suprême britannique ([2014] UK Supreme Court 12 R v Secretary of State for the Home Department, judgment heard on 6 and 7 November 2013) et le Conseil d’État (CE, Ass., 13 novembre 2013, Cimade et M. Oumarov, n°349735 et 349736).
[13]Statistiques EUROSTAT.
[14]Statistiques du ministère de l’intérieur.
[15]Conseil constitutionnel n°93-325 DC du 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France.
[16]Art. 53-1 de la Constitution : « La République peut conclure avec les États européens qui sont liés par des engagements identiques aux siens en matière d'asile et de protection des Droits de l'homme et des libertés fondamentales, des accords déterminant leurs compétences respectives pour l'examen des demandes d'asile qui leur sont présentées. / Toutefois, même si la demande n'entre pas dans leur compétence en vertu de ces accords, les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif. »
[17]Exode 23, 9.
[18]Deutéronome 24, 17-18.
[19]M. Weber, Le savant et le politique, éd. 10/18, 1963, p. 207.
[20] "Que la justice s’accomplisse, le monde dût-il s’effondrer."