La dispersion des normes

Par Bernard STIRN, Président de la section du contentieux du Conseil d’État, professeur associé à Sciences Po
Discours
Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Passer le partage de l'article pour arriver avant

Exposé lors des Entretiens de l’Académie des sciences morales et politiques "Le désordre normatif", 13 juin 2016

<a href="/admin/content/location/46529"> Lien à reprendre : > télécharger au format pdf</a>

Entretiens de l’Académie des sciences morales et politiques

13 juin 2016 : le désordre normatif

Exposé sur la dispersion des normes

par Bernard STIRN, président de la section du contentieux du Conseil d’État, professeur associé à Sciences Po.

L’excès de législation est au nombre des caractéristiques permanentes de notre pays. « Nous avons en France plus de lois que le reste du monde ensemble et plus qu’il n’en faudrait à régler tous les mondes d’Epicure » écrivait déjà Montaigne[1]. Mais le phénomène va en s’amplifiant. Aussi le Conseil d’État s’est-il inquiété de la dégradation de notre appareil normatif à trois reprises en vingt-cinq ans. La première alerte s’exprime dans le rapport public de 1991, intitulé De la sécurité juridique, qui contient la phrase demeurée dans les mémoires : « quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête qu’une oreille distraite ». Quinze ans plus tard, le rapport public de 2006, Sécurité juridique et complexité du droit, constate que la situation ne s’est guère améliorée et formule des propositions qui, pour ce qui concerne les études d’impact des projets de loi, seront reprises par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 et se traduiront par la loi organique du 15 avril 2009. Vous découvrirez à la rentrée l’étude de 2016 consacrée à la qualité et la simplification du droit.

Par leur répétition même, ces travaux du Conseil d’État sont révélateurs des préoccupations qui nous réunissent ce matin. Du point de vue juridique, notre système normatif comporte davantage de variété. Sur le plan pratique, un foisonnement croissant s’est manifesté.

I/ Plus de variété

En même temps qu’elle se recomposait, la hiérarchie des normes est devenue à la fois plus complexe et davantage diversifiée.

Complexité

Traditionnellement la légalité des actes administratifs s’appréciait au regard de la loi et des principes généraux du droit.

Cette hiérarchie simple s’est compliquée avec la présence plus effective des normes constitutionnelles, la place croissante du droit international, l’autorité particulière du droit européen.

La constitution figure certes par définition au sommet de l’ordre juridique national. Mais sa prééminence est longtemps demeurée plus théorique que réelle. Elle avait un caractère virtuel, voire subliminal. Le développement, en France comme dans la plupart des autres pays européens, de la justice constitutionnelle lui a donné une véritable signification. Le bloc de constitutionnalité s’est considérablement enrichi. La question prioritaire de constitutionnalité a parachevé une construction qui confère à l’ensemble des règles et principes de valeur constitutionnelle une autorité pleinement effective. Par nature, les normes constitutionnelles ont un caractère général qui leur confère une grande plasticité et qui réserve une large place à l’interprétation. Leur autorité réelle s’accompagne d’une marge d’incertitude.

Dans un univers mondialisé, le droit se déploie de plus en plus au-delà des frontières. Tous les systèmes juridiques européens ont progressivement reconnu la supériorité des traités sur les lois. Les références au droit comparé sont de plus en plus nécessaires au législateur comme au juge. La territorialité du droit est même mise en cause au travers de mouvements qui imposent de suivre des règles, des jurisprudences, des pratiques qui n’ont pas nécessairement leur origine dans le droit national.

Ce dépassement du lien classique entre le territoire, le droit et l’État se manifeste avec une intensité particulière en Europe. Pour les quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe, la convention européenne des droits de l’homme apporte, sous le contrôle exigeant de la Cour européenne des droits de l’homme, une protection collective des droits fondamentaux. Pour les vingt-huit États qui forment l’Union européenne, un système juridique intégré s’est constitué, avec ses caractéristiques propres, à la charnière du droit international et du droit national. Sous la double influence du droit conventionnel et du droit de l’Union, un droit public européen apparaît de plus en plus comme un nouvel ensemble, qui réunit, dans une synthèse originale, common law et civil law.

A cette hiérarchie plus complexe s’est ajoutée une multiplication des sources normatives.

Diversité

Avec la décentralisation, le pouvoir normatif des collectivités territoriales s’est affirmé. L’élargissement de leurs compétences lui confère un domaine plus vaste.  Leur pouvoir réglementaire a été expressément reconnu par la constitution, à l’occasion de la révision du 28 mars 2003 qui a introduit à l’article 72 une phrase selon laquelle elles « disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences ».

Dans le champ qu’il leur revient de réguler, les autorités administratives indépendantes participent à l’exercice du pouvoir normatif. Les plus importantes d’entre elles ont même reçu de la loi des compétences réglementaires. Le Conseil constitutionnel a admis que le législateur puisse leur conférer ainsi le pouvoir d’édicter des dispositions à caractère général destinées à mettre en œuvre la loi, sous la réserve de bien délimiter le champ et le contenu de ce pouvoir réglementaire, qui doit demeurer circonscrit et spécialisé.

S’insérant dans une hiérarchie plus complexe, provenant de sources diversifiées, l’appareil normatif a été marqué par un plus grand foisonnement.

II/ Davantage de foisonnement

Prolifération et instabilité sont deux caractéristiques aussi marquantes que regrettables de l’édifice normatif. Si des remèdes ont été recherchés, leur efficacité demeure limitée.

Prolifération et instabilité

Sans que le nombre de lois votées chaque année ait augmenté de manière notable, la longueur des lois s’est beaucoup accrue. Un grand nombre de lois traitent de multiples sujets, qui n’entretiennent souvent les uns avec les autres que des liens pour le moins difficiles à  percevoir. Entre le projet initial et le texte finalement adopté par le Parlement, de nombreux amendements, fréquemment préparés de manière insuffisante, conduisent à un texte dont le volume est multiplié par deux ou trois. Chaque loi s’accompagne de textes d’application  complexes et volumineux. Aussi la taille du  Journal officiel a-t-elle  connu une augmentation significative.

Proliférant, le droit est également instable. Dans certains domaines, les changements incessants sont source d’insécurité pour les citoyens et de difficulté pour les administrations. La procédure pénale, les règles d’entrée et de séjour des étrangers, la fiscalité sont particulièrement marquées par ce tourbillon qui n’épargne aucun domaine. La sécurité juridique s’en trouve compromise et la compétitivité du pays atteinte.

Révélateur de ces désordres est le recours croissant aux ordonnances. Dans l’esprit de la constitution, il s’agissait d’une soupape de sûreté, appelée à être utilisée de façon limitée, en particulier pour l’adoption rapide de mesures économiques ou sociales urgentes. Mais de même que l’excès de législation avait conduit, sous la IIIème République, aux décrets lois, la prolifération réapparue sous la Vème République a rendu inévitable le recours répété et intensif aux ordonnances. Au début du mouvement, le professeur Delvolvé avait critiqué « l’été des ordonnances ». Cet été est devenu depuis le temps de toutes les saisons. 49 ordonnances ont été adoptées en 2014, 68 en 2015. Des textes majeurs ont été  adoptés  par cette voie, y compris des modifications des règles du code civil relatives à la filiation ou aux sûretés et même la refonte complète des  dispositions de ce code qui déterminent le régime des obligations et des contrats. Quelle que soit la qualité des textes ainsi adoptés, une telle évolution soulève des interrogations quant au rôle du Parlement et au respect des équilibres démocratiques.

Remèdes et interrogations

Tant le processus normatif que la jurisprudence ont cherché des remèdes.

Sur le terrain normatif, la codification et les études d’impact des projets de loi ont donné des résultats.

Engagé en 1989, le processus de codification a été mené de manière résolue et continue. Des codes anciens ont été remis à jour, de nouveaux codes sont apparus, une méthode de codification s’est affirmée. Près des deux tiers du droit législatif est aujourd’hui codifié, ce qui constitue un réel progrès en termes de lisibilité du droit et contribue sans doute à une plus grande stabilité.

Obligatoires pour la plupart des projets de loi depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, élaborées selon une méthodologie définie par la loi organique du 15 avril 2009, les études d’impact sont un outil efficace de meilleure préparation des textes. En dépit des progrès accomplis, elles ne sont toutefois pas toujours réalisées suffisamment en amont du processus. En outre elles ne s’imposent ni pour les amendements ni pour les propositions de loi, ce qui peut conduire à les éluder en choisissant de tels vecteurs.

Des voies d’un meilleur encadrement sont venues également de la jurisprudence.

Le Conseil constitutionnel a fait de l’accessibilité et de l’intelligibilité de la loi des objectifs de valeur constitutionnelle. Il a érigé la clarté de la loi en principe constitutionnel tandis que le Conseil d’État qualifiait la sécurité juridique de principe général du droit[2]. Des textes législatifs ou réglementaires  ont ainsi été censurés comme exagérément complexes ou difficilement compréhensibles. Une vigilance accrue a été demandée au parlement et au gouvernement, en matière notamment de mesures transitoires.

Dans son étude annuelle sur le droit souple, le Conseil d’État a constaté une échelle de « normativité graduée », qui va des règles impératives aux simples recommandations ou orientations. A condition de clairement se situer sur cette échelle, le droit souple est une bonne voie pour éviter l’amoncellement de normes inutilement contraignantes. La jurisprudence a entendu ces appels. Rebaptisant les directives ministérielles en « lignes directrices »[3], elle en a précisé le cadre[4]. Elle a également ouvert une possibilité de recours contre les mesures de droit souple arrêtées par les autorités de régulation qui, sans modifier l’ordonnancement juridique,  produisent des effets, en particulier économiques, notables ou qui influent de manière significative sur les comportements[5].

Même s’ils n’apportent pas une réponse suffisante aux difficultés rencontrées, ces efforts sont intéressants. Ils trouvent leur écho à l’échelle européenne, dans les démarches analogues entreprises par de nombreux autres pays. L’accord interinstitutionnel entre le Parlement européen, le Conseil et la Commission du 13 avril 2016 poursuit des objectifs comparables pour ce qui concerne l’Union européenne. Notre matinée de réflexion a pour objet de dégager de nouvelles pistes. Sans prétendre définir à elle seule l’ensemble des solutions, elle sera précieuse si elle éclaire davantage le débat et contribue à une meilleure prise de conscience de ses enjeux.

[1]Les Essais, 1588.

[2]24 mars 2006, KPMG et autres.

[3]19 septembre 2014, Jousselin.

[4]4 février 2015, Ministre de l’intérieur c/ Cortes Ortiz.

[5]21 mars 2016, société Fairvesta International et société Numericable.