L’évaluation des politiques publiques, une compétence partagée
Monsieur le président, cher Bruno Lasserre,
Monsieur le président du Conseil économique, social et environnemental, cher Patrick Bernasconi,
Monsieur le président de la HATVP, cher Didier Migaud,
Chers collègues parlementaires,
Mesdames, messieurs,
Je suis particulièrement heureux, et pour tout dire très impressionné, de m’exprimer pour la première fois dans cette salle de l’assemblée générale du Conseil d’État, en clôture de cette 3e conférence du cycle sur l’évaluation des politiques publiques organisé par la section du Rapport et des Études, dont je salue la présidente, Mme Martine de Boisdeffre.
Sans avoir approfondi de recherches, je ne suis pas certain que la présence du président de l’Assemblée nationale à cette tribune soit si fréquente. Elle illustre sans doute un changement profond dans les rapports qu’entretiennent ces deux institutions de la République que sont le Conseil d’État et l’Assemblée nationale. Chacune incarne à sa manière les valeurs qui fondent notre pacte républicain et toutes deux concourent, dans des registres très différents, à l’élaboration de la norme.
Jadis conseiller exclusif du gouvernement – ce qui rendait la partie consultative de son activité largement invisible aux députés –, le Conseil d’État est devenu un acteur identifié du processus normatif. Cette révolution copernicienne s’est opérée à la faveur de deux évolutions de force juridique inégale, mais dont les conséquences furent tout aussi importantes.
D’abord, une révision de la Constitution : celle du 23 juillet 2008, qui a ouvert au président de l’Assemblée nationale la possibilité de saisir le Conseil d’État d’une demande d’avis sur une proposition de loi. Elle a ainsi rompu, de la façon la plus solennelle qui soit, le monopole du gouvernement, pour faire une place, fût-elle modeste, au Parlement.
Ensuite, une décision du Président de la République, décision au statut juridique incertain mais peut-être en passe de devenir une « convention de la Constitution », pour reprendre les mots de Pierre Avril : celle de rendre publics les avis du Conseil d’État sur les projets de loi. Alors qu’ils faisaient l’objet de supputations et de fantasmes, voilà les avis du Conseil d’État exposés au grand jour et offerts de ce fait à la représentation nationale pour éclairer ses débats – voire pour les alimenter, parfois en substitution à des arguments politiques.
Certes, les avis rendus par le Conseil d’État sont toujours d’une grande rigueur juridique et d’une parfaite impartialité mais, précisément, et comme le vice-président a eu, il y a peu, l’occasion de le rappeler dans un entretien avec la presse, ces avis se situent en dehors du jeu politique.
Or, dans notre système démocratique, la loi est le fruit de la délibération de femmes et d’hommes, aux talents et aux expériences professionnelles divers, élus pour avoir affirmé des choix politiques et non parce qu’ils disposent d’un savoir d’expert.
Ma présence aujourd’hui parmi vous trouve ainsi sa raison d’être dans la complémentarité de nos missions : elle n’a dès lors d’autre but que de vous donner le point de vue d’un élu sur le thème qui m’est cher de l’évaluation des politiques publiques.
Le dialogue qu’entretiennent maintenant nos deux institutions trouve, dans cet enjeu, un terrain particulièrement propice à un enrichissement réciproque. L’actualité de ces dernières semaines, pour ne prendre que deux exemples, en porte témoignage.
C’est ainsi que les députés ont examiné avec une grande attention, cela ne vous aura pas échappé, le contrôle qualité que le Conseil d’État fait subir aux études d’impact ; tandis que le CEC, comité d’évaluation des politiques publiques de l’Assemblée, a adopté lors de sa réunion du 20 février 2020, le rapport de la mission d’évaluation de la médiation entre les usagers et l’administration (au rapport des députés Morch et Morel-à-l’Huissier), sujet qui est, je crois, au cœur des préoccupations du Conseil d’État.
Ces exemples illustrent aussi la position bivalente de l’Assemblée nationale sur l’évaluation des politiques publiques : chargée explicitement par l’article 24 de la Constitution d’évaluer lui-même les politiques publiques, le Parlement se trouve nécessairement dans une posture de « consommateur » d’évaluation des politiques publiques à l’heure de voter la loi.
Deux exigences qui ne se superposent pas et d’ailleurs s’inscrivent dans des temporalités différentes, parce que ni l’Assemblée, ni le Sénat ne sont en mesure de produire suffisamment d’évaluation pour nourrir, à eux seuls, les besoins du législateur.
En prenant mes fonctions de président de l’Assemblée nationale, j’ai rapidement acquis deux convictions : d’une part, que l’Assemblée devait s’impliquer davantage encore dans une démarche d’évaluation des politiques publiques ; d’autre part, que ce surcroît d’engagement devait d’abord et avant tout s’appuyer sur tous ceux qui, déjà, produisent avec talent et efficacité de l’évaluation.
En effet, on ne manque pas de compétences en matière d’évaluation –même si l’étude annuelle du Conseil d’État viendra peut-être nous montrer des voies d’amélioration aussi sur ce terrain – mais mon sentiment est que l’on sous-utilise notablement les travaux dont nous disposons d’ores et déjà. Dans cette sous-utilisation, l’Assemblée doit prendre sa part de responsabilité. Mais elle n’est évidemment pas seule en cause.
C’est bien pourquoi je suis particulièrement sensible au choix des deux thématiques de votre matinée de réflexion. Promouvoir la complémentarité, mieux partager les compétences des différents acteurs : tels sont précisément les objectifs que l’Assemblée nationale poursuit au travers des rencontres de l’évaluation que j’ai lancées l’an dernier, et dont la 2e édition s’est tenue il y a quelques jours.
Ces rencontres visent à développer, autour de sujets concrets, le dialogue entre députés et évaluateurs, qu’ils soient universitaires ou institutionnels. Le succès remarquable de cette manifestation, puisque nous avons reçu la semaine dernière 460 personnes dans la galerie des Fêtes et les salons de l’hôtel de Lassay, montre qu’il existe une belle appétence, de part et d’autre, pour un tel dialogue.
Mais cette synergie, souhaitée et je l’espère en voie de consolidation, n’aura d’effet durable et mesurable que si elle peut s’inscrire dans une dimension spécifique qui est celle du travail des députés.
À cet égard, si je comprends qu’un travail d’évaluation scientifiquement irréprochable puisse exiger la mise en œuvre sur un temps long d’une politique publique, l’accélération du temps de la décision politique rend illusoire l’idée d’attendre 6 ou 7 ans pour faire le bilan d’une action et en corriger, le cas échéant, la portée.
De même, si le travail scientifique suppose une grande rigueur, le travail du législateur, qui est de fixer des règles et des principes selon les termes de l’article 34, peut parfois s’accommoder d’un travail moins précis.
Surtout, l’évaluation est pour les députés tournée vers l’action et non vers la seule observation : autrement dit, elle doit avoir pour fonction de guider l’élaboration de normes, ce qui implique que la démarche de l’Assemblée nationale puisse trouver des relais.
S’agissant de l’évaluation ex post, nous essayons depuis deux ans de valoriser les travaux de l’Assemblée nationale, en particulier à travers le Printemps de l’évaluation, qui doit rééquilibrer les temps budgétaires entre la loi de règlement et le projet de loi de finances.
Mais cet effort, dont j’ai conscience qu’il doit encore s’amplifier, ne portera que si notre interlocuteur, c’est-à-dire l’exécutif, s’en saisit à son tour et il y a là, sans doute, des marges de progression à mobiliser.
Peut-être le manque d’enthousiasme de l’exécutif s’explique-t-il par cette réalité que l’évaluation est encore, trop souvent, perçue comme une mise en accusation, alors que, selon une formule que j’affectionne, elle doit viser à piloter les politiques publiques et non à les pilonner. C’est dans cet esprit que l’Assemblée nationale s’efforce de travailler, non sans difficulté, reconnaissons-le.
Quant à l’évaluation ex ante, elle échappe assez largement aux institutions parlementaires puisque son support naturel est l’étude d’impact, laquelle émane exclusivement de l’exécutif et n’est pas toujours aussi utile que la représentation nationale pourrait l’espérer.
Il y a sans doute à cela, me rétorquera-t-on, des explications conjoncturelles dont l’Assemblée nationale pourrait se saisir, puisqu’il existe des procédures permettant de refuser d’examiner un texte dont l’étude d’impact serait jugée insuffisante.
Mais l’arme ne relève guère du registre de la riposte graduée. Et le fait majoritaire, dont il est difficile de ne pas tenir compte sous la Ve République, rend cette procédure aussi maniable que celle permettant de mettre en cause la responsabilité du gouvernement. Certes, il y eut l’occurrence de 1962, mais vous m’accorderez que cela reste assez théorique.
En tout état de cause, il existe à mon sens des motifs structurels d’insuffisance. L’étude d’impact, aujourd’hui, est exclusivement conçue comme un outil de justification du choix gouvernemental, ce qui est bien légitime, mais elle pourrait aussi devenir un instrument du travail parlementaire.
Elle se présente comme une donnée figée, insusceptible d’intégrer les modifications qui pourraient résulter de l’apport de la représentation nationale.
Pourtant, il ne vous aura pas échappé que les députés aiment bien présenter des amendements et qu’une étude d’impact utile devrait pouvoir accompagner ce travail vivant d’élaboration de la loi. Dans l’idéal, il faudrait qu’elle puisse se présenter comme un modèle paramétrable, ou comme une série de modèles paramétrables que les députés pourraient faire jouer pour évaluer l’effet que telle ou telle modification aurait sur le résultat attendu.
Tel est l’objectif poursuivi par le projet Leximpact. Il a débuté l’an dernier à l’Assemblée nationale et a permis de déterminer l’impact des amendements relatifs à l’impôt sur le revenu, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2020. Ce projet sera développé et son périmètre étendu, en vue du débat budgétaire pour 2021.
Bien sûr, une évaluation, fût-elle ex ante, ne saurait se limiter à cet aspect. Mais je suis convaincu qu’elle devrait intégrer de tels éléments pour permettre aux députés de s’approprier davantage le travail d’élaboration de la norme.
En conclusion, l’évaluation est là pour favoriser la bonne gestion des politiques publiques au regard d’objectifs qui ne sauraient être exclusivement budgétaires. La définition d’objectifs tout à la fois pertinents et mesurables constitue d’ailleurs un enjeu majeur et j’en mesure la difficulté.
Dans un monde idéal et rationnel, évaluer les politiques publiques dans leur globalité et les corriger devrait aussi permettre d’enrayer la progression des populismes au bénéfice précisément de la rationalité, dont nous devons redouter la déchéance.
n connaît déjà le paradoxe de la transparence qui nourrit parfois le voyeurisme et le soupçon. Reconnaître une erreur et la corriger ne doit pas passer pour un aveu d’incompétence.
Pour rester dans un périmètre que je maîtrise davantage, il me semble que l’évaluation représente néanmoins aussi un levier pour la revalorisation du Parlement. L’appropriation des outils permettant de mieux mesurer la complexité des politiques publiques pour mieux les piloter permettrait, j’en suis convaincu, de redéfinir efficacement les termes du dialogue entre l’exécutif et le législatif.
Au-delà de cet objectif, propre à l’institution aux destinées desquelles j’ai l’honneur de présider et que vous voudrez bien me pardonner de mettre ainsi en avant, il nous faut aussi mesurer l’importance que l’évaluation revêt aujourd’hui dans nos démocraties menacées par les fake news et autres vérités alternatives.
Elle peut contribuer à ré-objectiver le débat démocratique, non en se substituant au choix politique, mais en créant les conditions pour que le choix politique apparaisse exactement pour ce qu’il est : une opinion parmi d’autres, s’appuyant sur un constat partagé. Comme l’affirmait Hannah Arendt dans son article Vérité et Politique : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et que les faits eux-mêmes sont en dispute. »
Je vous remercie.