L’évaluation des politiques publiques, une compétence partagée
Discours au Conseil d’État le 28 février 2020
L’évaluation des politiques publiques, une compétence partagée
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs les présidents,
Monsieur le Président du Conseil économique social environnemental,
Monsieur le Président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique,
Monsieur le rapporteur général,
Mesdames, Messieurs les Conseillers d’État,
Mes chers collègues,
Mesdames, Messieurs,
Je vous remercie de m’avoir invité à ouvrir ce colloque consacré à l’évaluation des politiques publiques. Cette conférence est la troisième d’un cycle de cinq conférences organisées par le Conseil d’État à l’initiative de sa section du rapport et des études. La thématique retenue aujourd’hui est celle de la compétence partagée entre les instances dépendant de l’Exécutif et le Parlement. C’est sans doute à ce titre que vous m’avez fait l’honneur de cette invitation.
Pourquoi parler d’évaluation aujourd’hui ?
Le sujet a suscité un intérêt très vif dans les années 2000. La loi organique relative aux lois de finances a constitué le premier maillon de ce processus. La révision constitutionnelle de 2008 a consacré cette notion à l’article 24 de la Constitution. Nous avons collectivement fondé l’espoir de faire émerger une culture véritable et partagée de l’évaluation dans notre pays.
Deux décennies plus tard, nous pouvons essayer d’en tirer un premier bilan.
Car l’enjeu de l’évaluation demeure essentiel, surtout quand la démocratie est mise en cause ou à tout le moins interrogée.
Alors que nos concitoyens s’interrogent sur l’effet des politiques publiques, alors qu’ils doutent souvent de leur efficacité, nous, législateurs, avons le devoir de répondre à leurs préoccupations.
Le Constituant a d’ailleurs entendu confier un rôle essentiel au Parlement dans l’évaluation des politiques publiques mais il n’est pas seul à exercer cette compétence et c’est l’objet de vos tables rondes. Je vous remercie de nous avoir réunis, parlementaires, universitaires, magistrats pour nous donner l’occasion de faire un premier bilan et de tracer des perspectives.
[I. L’évaluation 20 ans plus tard où en est-on ?]
[A. l’évaluation des politiques publiques à la matrice de la législation et du contrôle]
La première question posée au Parlement est la distinction qu’établit l’alinéa 1er de l’article 24 de la Constitution entre les missions qui lui sont confiées : « le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du gouvernement. Il évalue les politiques publiques. »
Ces trois fonctions sont complémentaires. Il n’est pas de bonne législation, ni de contrôle approfondi sans une évaluation pertinente des politiques publiques. L’évaluation des politiques publiques, pourtant mentionnée à la fin de cet alinéa, est la matrice des deux fonctions fondamentales exercées par le Parlement.
C’est dire tout l’enjeu qui s’attache à l’évaluation des politiques publiques.
Mais qu’est-ce donc que l’évaluation des politiques publiques pour le Parlement ?
Ni la Constitution ni la loi ne la définissent. L’évaluation permet d’établir si les résultats d’une politique publique sont conformes aux objectifs attendus, si les impacts sur la population visée sont conformes à ses besoins, si les coûts sont raisonnables par rapport aux résultats.
L’évaluation des politiques publiques est ainsi à la base de l’action de contrôle du Parlement mais elle n’épuise évidemment pas cette fonction de contrôle telle que je la conçois.
Il appartient en effet à l’autorité politique de se saisir des éléments objectifs réunis dans le cadre d’une évaluation rigoureuse. Il lui appartient d’en débattre et de formuler ensuite des propositions qui traduisent des options politiques. L’Assemblée nationale et le Sénat sont des instances politiques. Le Parlement doit mesurer l’impact des politiques publiques. C’est l’évaluation. Il lui revient ensuite – et c’est le moment du contrôle – d’organiser le débat démocratique et de prendre des décisions politiques.
Par exemple :
• Quand le Sénat mène pendant 18 mois une mission d’information sur les moyens de la justice, il contrôle l’action du Gouvernement au moyen d’une évaluation précise de la politique de gestion, de ressources humaines ou encore immobilière de la Chancellerie.
• Quand la commission de l’aménagement du territoire du Sénat met en place une mission d’information sur la sécurité des ponts en octobre 2018, elle commence par évaluer les modalités de surveillance et d’entretien des ponts gérés par l’État et par les collectivités territoriales et ce n’est que dans un deuxième temps qu’elle produit une analyse critique des manquements et qu’elle formule des préconisations.
Ces pratiques ne sont pas nées avec la LOLF ou avec la révision constitutionnelle de 2008 mais sont le fruit d’une évolution et d’une acculturation progressive du Parlement et notamment du Sénat à l’évaluation des politiques publiques.
[B. Le Parlement s’est investi dans l’évaluation depuis les années 2000]
En 2008, c’est à l’initiative du Parlement que l’évaluation des politiques publiques apparaît à l’article 24 de la Constitution comme l’une des missions dévolues au Parlement. Ce faisant, le Constituant vient ancrer une pratique déjà existante. Jean-Jacques Hyest, rapporteur au Sénat, expliquait alors : « L’évaluation est indissociable du contrôle de l'action gouvernementale. »
Le Parlement n’a attendu ni la LOLF ni la révision constitutionnelle pour évaluer les politiques publiques dans le but de mieux contrôler l’action du Gouvernement.
La Constitution de 1958 a encadré de manière précise la procédure parlementaire afin, à l’époque, de la « rationnaliser ».
En revanche, elle s’en est largement remise au législateur et à l’autonomie des assemblées pour organiser les procédures permettant à ces dernières d’exercer leur mission de contrôle. Mission de contrôle qu’elles ont, au fil du temps, entendu exercer au moyen d’outils d’évaluation.
En 2008, le Constituant a donc de fait, pour partie, consacré des usages en matière de contrôle et d’évaluation (questions, commissions d’enquête, etc.) qui préexistaient.
Le Sénat pratique ainsi depuis les années 1970 un suivi attentif de l’application des lois, particulièrement chère à mon collègue Franck Montaugé qui est parmi nous, suivi qui donne lieu à un rapport annuel et à un débat avec le Gouvernement. Depuis plusieurs années, le Sénat essaie d’assurer ce suivi dans toutes ses dimensions, y compris en développant davantage une analyse qualitative.
Dès 1983, une loi avait créé l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, organe bicaméral qui recueille des informations, met en œuvre des programmes d'études et procède à des évaluations.
Puis la loi organique relative aux lois de finances et plus tard la loi organique relative aux lois de financement de la sécurité sociale ont encouragé cet élan en attribuant aux commissions concernées des compétences en matière d’évaluation et des moyens spécifiques, notamment l’appui de la Cour des comptes.
En 2004, le Règlement du Sénat est actualisé pour tenir compte des nouvelles compétences de ces deux commissions permanentes.
Puis à nouveau en 2009, pour confier la nouvelle mission d’évaluation des politiques publiques aux commissions permanentes.
Le Parlement s’investit depuis de nombreuses années dans une pratique croissante de l’évaluation.
[C. Aujourd’hui : situation et outils]
[1- le Sénat dispose de plusieurs outils pour exercer cette mission]
La Constitution donne plusieurs indications sur la manière dont le Parlement peut exercer sa mission d’évaluation des politiques publiques.
Elle dit d’abord qu’il peut bénéficier de l’appui de la Cour des comptes, à l’article 47-2.
Elle dit également que cette mission doit s’exercer en séance publique une semaine sur quatre, comme le précise l’article 48 de la Constitution dans le cadre de l’ordre du jour partagé. Le Conseil constitutionnel s’assure, dans sa jurisprudence, que les assemblées consacrent d’ailleurs une part effective de leurs travaux en séance publique au contrôle de l’action du Gouvernement ou à l’évaluation des politiques publiques.
L’article 51-2 indique enfin que pour l'exercice des missions de contrôle et d'évaluation, des commissions d'enquête peuvent être créées au sein de chaque assemblée pour recueillir des éléments d'information.
Outre les missions d'information et les commissions d'enquête, la fonction relève des commissions permanentes, qui « mettent en oeuvre [...] l'évaluation des politiques publiques ».
Pour mener leurs travaux d'évaluation, les commissions des finances et des affaires sociales bénéficient de pouvoirs d'investigation renforcés. À titre d'exemple, le président, le rapporteur général et les rapporteurs spéciaux de la commission des finances « procèdent à toutes investigations sur pièces et sur place et à toutes auditions qu'ils jugent utiles ». Sauf exceptions, tous les « renseignements et documents d'ordre financier et administratif qu'ils demandent » doivent leur être fournis.
À la différence du Sénat, l'Assemblée nationale a créé un organe ad hoc chargé d'évaluer les politiques publiques, le comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques, piloté par le président de l'Assemblée nationale. C’est un choix méthodologique que nous n’avons pas fait. Car pour moi le Parlement repose sur deux piliers : les groupes politiques et les commissions permanentes. Diluer les compétences ne me paraît pas de nature à rendre efficace et lisible l’action du Parlement. J’ai donc fait le choix de préserver et même conforter les prérogatives des commissions permanentes. Je crois qu’elles s’y sont réellement investies. Je prendrai comme exemple les préconisations formulées cette semaine par la mission de suivi constituée en octobre 2017 qui procède à une évaluation permanente de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.
Les délégations parlementaires créées depuis 2008 voient parmi leurs compétences celle d’évaluer les politiques publiques qui les concernent.
En vertu de l’ordonnance du 17 novembre 1958, la délégation parlementaire au renseignement, commune à l'Assemblée nationale et au Sénat est chargée d’évaluer la politique publique en ce domaine.
Les délégations aux outre-mer participent « à l'évaluation des politiques publiques menées dans les collectivités mentionnées au même article 72-3 de la Constitution ».
Le Sénat a également créé une délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation, chargée d'évaluer les conditions de l'application locale des politiques publiques intéressant les collectivités territoriales. Son premier vice-président délégué est d’ailleurs chargé de l'évaluation et de la simplification des normes applicables aux collectivités territoriales.
[2- une mission partagée]
L’évaluation des politiques publiques est une mission partagée entre le Parlement, le Gouvernement et les organes qui dépendent de l’Exécutif ou encore le Conseil économique, social et environnemental.
L’article 47-2 précise que si la Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l’action du Gouvernement, elle assiste le Parlement ET le Gouvernement dans l’évaluation des politiques publiques. Le Gouvernement doit donc lui-même procéder à l’évaluation des politiques qu’il met en œuvre. C’est d’ailleurs tout le sens de la LOLF.
Il doit aussi élaborer des outils fiables pour permettre au Parlement de remplir sa mission d’évaluation des politiques publiques dans le cadre du contrôle de l’action du Gouvernement. C’est l’objet des études d’impact qui accompagnent chaque projet de loi.
Elles doivent notamment contenir « l’évaluation des conséquences économiques, financières, sociales, et environnementale ainsi que les coûts et bénéfices attendus des dispositions envisagées par le texte de loi pour chaque catégorie d’administrations publiques et de personnes physiques et morales intéressée en indiquant la méthode de calcul retenue ». Elles doivent aussi « évaluer les conséquences des dispositions envisagées sur l’emploi public ».
La loi organique du 28 juin 2010 a consacré le rôle du Conseil économique, social et environnemental dans l’évaluation des politiques publiques relevant de sa compétence.
Pour évaluer les politiques publiques, le Sénat bénéficie de l'appui de la Cour des comptes. À la demande des commissions des finances et des affaires sociales, elle réalise des enquêtes thématiques à destination du Parlement. Je pense par exemple au rapport de 2018 de la Cour des comptes sur le rôle des centres hospitaliers universitaires (CHU) dans le système de santé. La commission des affaires sociales s’interrogeait sur le rôle des CHU dans l'enseignement supérieur. Elle s’est appuyée sur l’expertise de la Cour des comptes qui a permis de nourrir la réflexion du Sénat sur la place des CHU dans notre système de santé et formuler des recommandations.
[II. Des Limites et des perspectives de progression]
Le Parlement se heurte à un certain nombre de difficultés qui limitent sa capacité à exercer pleinement la mission d’évaluation des politiques publiques.
Des marges de progression me semblent, aux termes d’un effort collectif, pouvoir être dégagées.
[A- Parlons d’abord Des limites]
La première limite c’est le temps. Pour exercer pleinement une mission, il faut disposer du temps nécessaire. Les lois se succèdent à un rythme effréné. Il n’est pas possible d’évaluer l’impact d’un dispositif que l’on s’empresse d’abroger ou de remplacer.
Les Gouvernements sont les principaux responsables de cette situation. Chacun connaît la part prépondérante qui est la leur dans l’initiative de la loi. Chacun sait aussi qu’il n’est pas toujours étranger aux initiatives législatives émanant du Parlement… Mais les assemblées doivent aussi prendre leur part de responsabilité.
Le Conseil d’État alerte depuis de nombreuses années sur les effets délétères de l’inflation législative sur la qualité de la loi. Mais l’inflation législative a une autre conséquence : elle contribue à amputer partiellement le Parlement de sa capacité à évaluer dans de bonnes conditions les politiques publiques.
Une autre limite réside dans la faible qualité et fiabilité des données qui sont fournies par le Gouvernement. Je veux ici revenir sur les études d’impact qui ont été pensées comme des outils au service de la mission d’évaluation confiée au Parlement.
Mais si elles sont indigentes, incomplètes ou purement formelles, comment voulez-vous qu’elles permettent vérifier si les objectifs assignés à une politique publique ont été véritablement atteints ? La faible qualité des études d’impact ne permet pas au Parlement d’exercer pleinement ses prérogatives.
À ce jour, seul le Sénat a fait usage de sa faculté à contester une étude d’impact, en 2014, sur le projet de loi visant à délimiter les nouvelles régions. La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 1er juillet 2014 s’est avérée plutôt décourageante. Alors qu’il nous semblait que cette étude d'impact était très incomplète, le Conseil constitutionnel d’alors a considéré qu’elle était conforme aux exigences de la loi organique. Je ne suis pas certain que cela ait constitué un signal en faveur du renforcement l’évaluation des politiques publiques.
Le Parlement se heurte enfin à un problème de moyens, à la frugalité des données et des statistiques dont il dispose ou à la difficulté d’accéder à certaines informations. L’État, lui, peut s’appuyer sur son administration ou sur des agences pour établir des diagnostics et fournir des outils pertinents. Le Parlement ne dispose pas de tels moyens. Mieux, ses travaux d’évaluation reposent bien souvent sur des éléments ou des données fournies par l’Exécutif, qu’il est supposé contrôler…
Ces limites peuvent susciter une forme de déception : le Parlement n’aurait pas pris toute la mesure de la mission qui est désormais la sienne. Plusieurs pistes me semblent devoir être explorées pour renforcer l’action parlementaire en matière d’évaluation des politiques publiques. Mais les marges de progression ne dépendent pas que de lui.
[III. Alors les Perspectives]
Il me semble d’abord primordial de nous repencher collectivement sur la question du temps, en régulant la fonction législative notamment. Pour mieux évaluer, il faut moins et mieux légiférer.
Le Sénat met en œuvre depuis plusieurs années des procédures innovantes et notamment la législation en commission. De la même manière, nous avons décidé en 2015 de faire une application active des irrecevabilités des articles 41 et 45 de la Constitution. Je note avec satisfaction que l’Assemblée nationale semble s’engager dans une voie similaire. Mais tout cela ne suffit pas encore à rationaliser le travail législatif.
Une réflexion pourrait également être lancée sur l’allocation du temps dans l’agenda parlementaire. La semaine d’ordre du jour consacrée au contrôle et à l’évaluation des politiques publiques telle que les assemblées la pratiquent a-t-elle fait ses preuves ? La séance publique est-elle véritablement le seul lieu pertinent pour l’évaluation parlementaire ? Un meilleur déploiement de la fonction de contrôle et d’évaluation passe par une réflexion dans ce domaine.
Pour mieux évaluer, il faut également que le Parlement dispose d’une meilleure information. Nous n’avons pas encore atteint l’âge de raison, je le redis, sur les études d’impact.
Le Conseil constitutionnel fera-t-il évoluer sa jurisprudence si le Parlement renonce à contester les études d’impact, persuadé qu’il n’obtiendra jamais gain de cause ?
Le Gouvernement s’imposera-t-il un véritable travail d’évaluation ex-ante des projets de loi si la faculté de contestation des études d’impact du Parlement reste lettre morte ? La procédure constitutionnelle permet-elle le développement d’une véritable culture de l’évaluation parlementaire en n’autorisant que la première assemblée saisie à contester les études d’impact ?
Le récent avis du Conseil d’État sur les projets de loi visant à instaurer un système universel de retraite est important sur cet aspect. Je fonde l’espoir que cet avis fasse bouger les lignes, pour ces textes ou pour les textes futurs. En vous montrant particulièrement vigilants sur les études d’impact, vous contribuez à la qualité de l’information parlementaire et mettez le Parlement en mesure de mieux exercer sa mission.
Je souhaite aussi que notre bilan annuel de l’application des lois s’imprègne davantage de la logique d’évaluation. Je viens de rappeler cette nécessité aux Présidents de commission en leur demandant de choisir deux mesures législatives emblématiques et d’effectuer une évaluation qualitative de leur application, qui figurera dans le rapport annuel.
Le Parlement doit par ailleurs pouvoir disposer d’informations fiables et indépendantes. Plusieurs propositions ont été faites, notamment par François de Rugy, alors Président de l'Assemblée nationale, qui proposait de rattacher « France stratégie » au Parlement ou de créer un « droit de tirage » parlementaire sur certaines administrations.
Nous pourrions nous inspirer d’exemples étrangers. En Allemagne, les principaux acteurs de l’évaluation sont les instituts de recherche indépendants.
Bien qu’obligatoires depuis 2000, et contrôlées par le Conseil national de contrôle de la réglementation, les études ex-ante des projets de loi restent rares. Mais les évaluations ex-post sont depuis 2013 obligatoires, dans un délai de trois à cinq ans, pour toute loi dont le coût dépasse le million d’euros. L’évaluation ex post de l’efficacité des réformes du marché du travail de 2004, dites réformes Hartz, est un exemple emblématique, puisqu’elle a mobilisé plus de 20 instituts de recherche, environ 100 chercheurs et un budget de plus de 10 millions d’euros.
Pour ma part, j’ai souhaité ouvrir depuis l’année dernière une ligne de crédit d’un million d’euros annuel pour des marchés publics d’études permettant aux commissions de faire appel à des experts (économistes, juristes, consultants, etc.) pour examiner l’impact ex ante d’initiatives législatives mais également pour évaluer ex post les politiques publiques.
Ainsi la commission du développement durable vient de commander une étude pour mesurer l’empreinte carbone du numérique en France car aujourd’hui on ne dispose que de chiffres mondiaux. La même commission avait demandé une étude sur les taux de collecte des plastiques dans les collectivités territoriales. Car le projet de loi pour une économie circulaire qui lui avait été soumis s’appuyait sur les chiffres du seul « Collectif Boissons ». Pour bien légiférer, le Sénat avait besoin de s’appuyer sur une évaluation la plus objective possible.
Le Sénat a aussi mis en place un outil de consultation des élus locaux. Cette plateforme en ligne permet aux élus locaux de partager la réalité et le quotidien des territoires avec le Sénat mais également aux différentes instances du Sénat de solliciter l’avis des élus locaux sur les textes de loi ou toute question dont elles souhaiteraient se saisir. C’est aussi une méthode d’évaluation.
Le Sénat est également à l’origine de propositions qui me semblent très fortes dans le cadre des réflexions sur l’avenir des institutions, débat que les observateurs ont résumé parfois hélas à la réduction du nombre de parlementaires. Je vous invite à vous replonger dans les 40 propositions du groupe de travail sénatorial sur la révision constitutionnelle, dont plusieurs visent à renforcer les capacités d'évaluation du Parlement.
Nous préconisions ainsi d'accroître les prérogatives de l’ensemble des commissions permanentes en leur reconnaissant les mêmes pouvoirs d'investigation que les commissions des finances et des affaires sociales et d'étendre à toutes les commissions permanentes le droit de demander des enquêtes à la Cour des comptes, sous réserve d'un filtrage par la Conférence des présidents.
Nous avons proposé que les amendements du Gouvernement comportant des mesures nouvelles soient soumis, sous peine d’irrecevabilité, à l’avis du Conseil d’État, comme le proposait d’ailleurs, en 2016, le vice-président du Conseil d’État, et assortis d’une étude d’impact.
Le groupe de travail a également souhaité mieux préciser, dans le respect du secret de l'instruction, l'articulation entre les procédures judiciaires, d'une part, et les commissions d'enquête, d'autre part.
Mais la capacité du Parlement à faire mieux ne dépend pas que de lui. Cela dépend du développement de nouveaux outils et de l’allocation de nouveaux moyens. Cela nécessite aussi que le Gouvernement poursuive ou achève sa propre mue et accepte la place que la Constitution a réservée au Parlement dans l’évaluation des politiques qu’il conçoit.
Je souhaite conclure en évoquant la place spécifique du Sénat.
En dépit des efforts que nous faisons, nous devons investir davantage encore notre mission d’évaluation. La concordance des majorités entre l’Exécutif et l’Assemblée nationale rend encore plus essentiel le rôle du Sénat en la matière. La réforme du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral ont en effet profondément modifié l’équilibre des pouvoirs en édifiant un bloc majoritaire plutôt monolithique, composé du Président de la République, du Gouvernement et de la majorité de l’Assemblée nationale. Dans le paysage politique issu des élections présidentielle et législatives, tous les pouvoirs sont alignés sur le Président de la République, sauf le Sénat.
Le Sénat est viscéralement attaché à son indépendance. La défense de l’équilibre des pouvoirs repose en grande partie sur sa capacité à mieux investir le contrôle de l’action du Gouvernement et l’évaluation des politiques publiques. Je suis certain qu’il a un rôle particulier à jouer. D’ailleurs, le Sénat peut investir de nouveaux espaces de l’évaluation. Je pense notamment à celle des politiques croisées entre l'État et les collectivités territoriales.
Si l'État sait évaluer certaines de ses politiques, si certaines collectivités territoriales savent faire de l'évaluation sur certains de leurs programmes, beaucoup de politiques partagées entre État et collectivités (dans le champ social, de l'emploi, de l'aménagement du territoire...) sont à l'heure actuelle des angles morts de l'évaluation. Je crois que nous avons là matière à réflexion. C’est l’un des chantiers auxquels nous comptons nous atteler au Sénat pour les trois années à venir.
Je vous remercie.