Intervention à l'occasion d'un Colloque européen sur le juge et la politique le 31 octobre 2014.
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Colloque européen sur le juge et la politique, Vendredi 31 octobre 2014
L’étendue et les limites du pouvoir du juge
Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État de France
Je remercie les organisateurs de cette conférence de m’inviter à m’exprimer ce soir sur un des sujets classiques de la théorie politique, qui se renouvelle profondément dans la période actuelle, en particulier dans le contexte de la construction européenne. Les relations qu’entretiennent la justice et le politique interrogent en effet notre conception de l’État de droit et de la démocratie et elles posent avec acuité la question des prérogatives, mais aussi de l’exercice légitime de l’une des grandes fonctions régaliennes, la justice : quelle est aujourd’hui l’étendue et quelles sont les limites de l’office du juge dans une démocratie ?
Le concept de « séparation des pouvoirs » qui surplombe notre thème de réflexion revêt les apparences d’une illusoire simplicité dont l’histoire des régimes démocratiques a pourtant démontré la fragilité théorique et la complexité pratique. Il désigne moins une spécialisation fonctionnelle de chaque organe constitué qu’un partage entre eux - avec certes de fortes dominantes - des trois fonctions législative, exécutive et judiciaire. Quel que soit le mode d’organisation constitutionnelle, la séparation des pouvoirs repose sur un équilibre dynamique dans lequel le pouvoir judiciaire occupe une place particulière : il est tout à la fois l’un des pouvoirs constitués et le garant – suprême dans le cas du juge constitutionnel – du partage de leurs compétences et du respect de la loi fondamentale.
Cette place particulière a paradoxalement expliqué la faiblesse historique du pouvoir judiciaire au regard des deux autres. Les tensions inhérentes à la séparation des pouvoirs se sont souvent résolues par une hiérarchisation de ces pouvoirs au bénéfice du Gouvernement et du Parlement. Or notre époque s’inscrit dans une perspective inversée : les juges contrôlent désormais de manière approfondie le respect par la loi des normes constitutionnelles et internationales ainsi que tous les actes et toutes les activités des décideurs publics. Alors que s’étend le champ de compétence d’intervention des juges, et aussi des juges européens, faut-il craindre une "politisation" de la justice, c’est-à-dire un empiétement des juges dans le champ de compétence des autres pouvoirs, mais aussi des prises de position par les juges dans des débats politiques, économiques et sociaux encore non tranchés ?
Je reviendrai sur les facteurs de cette affirmation du pouvoir judiciaire pour en montrer les bénéfices, mais aussi les limites. D’un pouvoir affaibli et dominé, est-il devenu, comme certaines caricatures le font croire, un pouvoir dominateur et hybride ? Alors qu’est à nouveau agitée la menace d’un « gouvernement des juges », quelle juste et légitime place faut-il attribuer à la justice dans ses rapports avec le politique ?
I. L’indépendance de la justice et l’extension de ses pouvoirs de contrôle ont accompagné la maturation de l’État de droit en Europe.
A. Dire le droit applicable, l’interpréter, pallier ses obscurités, trancher une situation d’incertitude ou de conflit et, enfin, édicter toutes mesures utiles à la résolution durable d’un litige : telle est la mission de la justice. Pour l’assurer en toute impartialité, les juges bénéficient de garanties d’indépendance au regard des pouvoirs politiques : ils sont inamovibles et ne reçoivent aucune instruction dans l’exercice de leur fonctions. Leur nomination, leur promotion et leur carrière relèvent le plus souvent de conseils supérieurs de justice, eux-mêmes indépendants des autres pouvoirs. Leurs décisions sont respectées et exécutées.
Longtemps dépendants et encore visés ici ou là par des lois destinées à les évincer, les assujettir ou remettre en cause leurs décisions, les juges ont globalement conquis en Europe dans la deuxième moitié du XXème siècle un statut conforme aux exigences de la séparation des pouvoirs. Ce siècle a aussi été marqué par deux autres évolutions : la promotion des droits fondamentaux et l’émergence de nouveaux droits en matière économique, sociale et environnementale –, comme dans les relations avec les administrations publiques. Cette double évolution a tiré les conséquences des expériences totalitaires du XXème siècle et de l’impuissance des juges à y faire face, mais aussi de la volonté que le droit encadre et sécurise davantage les relations sociales. Elle est allée de pair avec la modification du rôle des juges : leurs compétences ont été élargies ; leurs procédures, diversifiées ; leurs pouvoirs, renforcés, notamment par des pouvoirs nouveaux d’injonction et d’astreinte[2] et leur contrôle est devenu plus rigoureux et effectif. Dans cette perspective, la légitimité contemporaine de la justice tient à sa capacité à assumer et mettre en œuvre la garantie des droits fondamentaux et l’emprise du droit sur les relations sociales.
B. Cette affirmation du pouvoir judiciaire s’est réalisée dans le contexte d’une crise de la représentation politique, qui a affaibli des parlements nationaux[3], et d’une perte d’influence, voire d’une impuissance à agir des autorités publiques nationales face à la globalisation[4]. Mais cette affirmation a été aussi le fruit de transformations internes à la sphère du droit, que je veux retracer.
En premier lieu, il ne suffit pas de relever que, désormais, peu de décisions publiques échappent par nature au contrôle du juge. Il faut encore relever que le contrôle juridictionnel s’est partout approfondi et sophistiqué : ainsi lorsqu’une opération d’utilité publique est contestée devant lui, le juge analyse l’éventuelle contrariété entre intérêts privés et publics[5] mais aussi entre intérêts publics[6] ; il évalue le degré d’atteinte au droit de propriété, le montant prévisible du coût et des inconvénients d’ordre social pouvant résulter de cette opération ; dans son évaluation, il tient compte, le cas échéant, des risques d’atteinte grave et irréversible à l’environnement, des inconvénients supplémentaires et du coût des mesures de précaution envisagées par les autorités publiques[7] ; enfin, le juge procède à la mise en balance des ces éléments, se montrant ainsi intrusif, voire subjectif, dans l’exercice de son contrôle de proportionnalité. En aval, le juge se soucie davantage de l’effectivité de ses décisions qui peuvent intervenir en urgence dans le temps même des décisions politiques : dans un nombre croissant de pays, les décisions politiques sont suspendues aux décisions judiciaires[8].
En deuxième lieu, l’affirmation des pouvoirs du juge s’est réalisée non seulement à l’égard des autorités administratives, mais aussi du législateur lui-même, grâce à la consécration des droits fondamentaux aux niveaux constitutionnel et international, alors même que la loi était, dans la plupart des traditions constitutionnelles, à l’abri de tout contrôle et de toute censure. Sans se reconnaître un « pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement »[9], les juges constitutionnels et même ordinaires contrôlent de plus en plus souvent et de manière approfondie que les décisions éminemment politiques qui sont au fondement des lois respectent les normes constitutionnelles et internationales dont ils sont les gardiens et les interprètes. Les juges sont ainsi investis d’une nouvelle légitimité démocratique[10] : celle de veiller au-delà du temps court des cycles électoraux au respect, à la cohérence et à la stabilité des principes placés par le pouvoir constituant ou le législateur lui-même au sommet de la hiérarchie des normes.
En troisième lieu, les ordres juridiques nationaux sont désormais articulés avec les ordres juridiques européens, voire intégrés dans ceux-ci, ce qui confère en principe aux juges européens le dernier mot, lorsque l’interprétation et l’application du droit européen sont en cause. Certes, les constitutions nationales, d’une part, et la convention européenne des droits de l’Homme, comme la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, d’autre part, protègent des droits matériellement proches et même souvent identiques dans leur formulation. Mais les obligations concrètes qui en découlent pour les autorités publiques sont précisées affaire après affaire par les juges nationaux, mais aussi européens. Il appartient aux uns et aux autres d’exposer leur interprétation de ces normes et de trancher les situations concrètes dont ils sont saisis, l’interprétation du juge européen s’imposant en principe, en raison des principes de primauté et d’effectivité, aux juges nationaux.
C. Ces trois transformations fondamentales expliquent l’apparition d’une proximité et une porosité nouvelle entre le pouvoir judiciaire et le politique. Parce que le champ d’intervention des juges recouvre de plus en plus celui du politique, aucune de ses branches, exécutive ou législative, ne pouvant plus échapper à un contrôle judiciaire de plus en plus substantiel. Mais aussi parce que les principes inhérents à la procédure judiciaire – les principes d’impartialité, de débat contradictoire et de transparence - innervent de plus en plus le fonctionnement des institutions publiques et sont ainsi devenus le modèle d’une « éthique de la délibération collective »[11], distincte du débat parlementaire. Il est ainsi difficile d’en rester à une confrontation entre justice et politique, car l’une et l’autre sont traversées par une même dynamique de proximité et de participation, faisant davantage de place à la consultation des parties prenantes et à la délibération collective.
II. Dans ce contexte nouveau, la légitimité du pouvoir judiciaire en démocratie impose aux juges de nouvelles responsabilités et une vigilance accrue dans l’exercice de leurs missions.
A. L’intervention du juge dans le champ des affaires publiques - qui est saine dans son principe, car tout pouvoir doit être contrôlé - fait peser le soupçon d’une ingérence illégitime, voire antidémocratique, ce qui pourrait en retour susciter des crispations des autres pouvoirs publics ou, à l’échelle européenne, des attitudes non coopératives à l’égard des juridictions européennes. Pour parer à ces risques, de nouvelles responsabilités incombent aux juges tant nationaux qu’européens, dont voici les principales :
1- Un devoir renforcé de motivation des décisions de justice : lorsque les juges motivent leurs décisions, ils doivent avoir pleinement conscience qu’ils s’adressent aux parties qui les ont saisis, mais aussi au parlement et au gouvernement, aux autres juges, à la communauté juridique dans son ensemble et aux opinions publiques. Il leur appartient de rendre compte, face à ce vaste auditoire, de ce qu’ils font et décident. C’est un aspect de la responsabilité qui leur incombe et une contrepartie du pouvoir qui leur est confié. La motivation des décisions de justice est de fait un exercice de justification auprès des autorités publiques contrôlées comme des citoyens. Cet effort de pédagogie est d’autant plus important que sont en cause des sujets de société pour lesquels il n’existe pas de consensus entre les États[12] ou au sein de ceux-ci.
2 - Un devoir de coopération loyale et transparente entre les juges nationaux et européens : il peut certes exister entre les uns et les autres des différences ou des divergences d’appréciation légitimes, mais elles ne doivent pas être sources d’insécurité juridique. Il est important qu’en pareil cas, un dialogue approfondi – formel par la voie de questions préjudicielles ou informel – puisse se développer entre ces juges. Mais, lorsqu’une juridiction suprême européenne à pris une position, il est souhaitable, il est même nécessaire que, sauf motif particulièrement grave et impérieux, les juges nationaux ne s’en éloignent pas.
3 - Un devoir de modulation du contrôle juridictionnel afin de préserver les marges d’appréciation des autorités politiques : le contrôle des juges doit s’arrêter là où commence le pouvoir discrétionnaire des Parlements et des Gouvernements. Il ne peut en effet conduire ni à la substitution du juge au politique, ni à l’immixtion du premier dans l’office du second : si l’un et l’autre sont les détenteurs d’une légitimité démocratique propre et en réalité complémentaire, ni l’un ni l’autre ne peuvent, ni ne doivent entrer dans un conflit des légitimités. Le juge constitutionnel ne saurait ainsi, sous couvert d’interprétation, s’engager dans la voie d’un contrôle vétilleux qui rendrait rigides à l’excès les règles constitutionnelles et briderait indûment le pouvoir d’appréciation du Parlement. De même, les juges européens doivent se garder, sans justifications suffisantes, d’interprétations extensives des transferts de compétence consentis par les États de l’Union et faire preuve de prudence dans les interprétations téléologiques ou finalistes du droit primaire ou dérivé, au détriment d’une lecture littérale des textes. Ces juges doivent s’attacher, sans mettre en cause l’unité et la cohérence du droit européen, à faire vivre le principe de subsidiarité, ce qui suppose de laisser des marges d’appréciation aux États et à leurs juridictions et de faire preuve d’une certaine réserve dans l’identification des points de consensus entre les traditions constitutionnelles nationales. Cette « respiration » entre principes de primauté et de subsidiarité permettra de faire vivre le projet européen dans la durée.
Qu’il soit national ou européen, le juge ne peut donc trouver sa juste place dans la séparation des pouvoirs sans une certaine forme de « retenue » ou de « déférence judiciaire » à l’égard des organes démocratiquement élus ou responsables, déférence dont naturellement l’étendue peut varier selon les États, mais qui est indispensable à l’équilibre d’ensemble des pouvoirs.
4 – Enfin, des obligations déontologiques plus fortes et des devoirs personnels plus contraignants : parce que le juge devient un régulateur de premier plan des relations sociales et de la vie économique et qu’il est appelé à contrôler l’exercice de leurs prérogatives par des pouvoirs démocratiquement élus, il doit s’astreindre à un devoir spécial de réserve dans l’expression de ses opinions en dehors des débats judiciaires et il doit aussi veiller à faire preuve de la plus grande impartialité et à prévenir tout risque de conflit d’intérêts.
B. Ces responsabilités anciennes, mais d’une intensité et d’une portée nouvelles, représentent des garanties sérieuses contre toute puissance judiciaire illimitée et conquérante. Par elles, la justice s’impose un devoir d’auto-limitation, sans pour autant renoncer à une protection exigeante et même à une promotion ambitieuse de l’État de droit. Ceux qui aujourd’hui défendent la figure d’une justice jupitérienne ou herculéenne, pour reprendre les métaphores de Francois Ost, pourraient bien, selon le sens de leurs intérêts, devenir demain les contempteurs d’un « gouvernement des juges ». La légitimité de la justice ne peut se maintenir que si, tout en assumant pleinement ses compétences, elle parvient à identifier, à préserver et à sécuriser les marges d’appréciation des deux autres pouvoirs. Au demeurant, la justice tirant son autorité et sa légitimité de la Constitution et de la loi - et donc de la volonté populaire -, il est toujours loisible au souverain, c’est-à-dire au peuple, de préciser le sens de sa volonté et d’écarter pour l’avenir certaines interprétations jurisprudentielles de la Constitution ou de la loi. Il n’y a en fait rien de plus démocratique que ce mode de résolution des désaccords entre le juge et le politique, à condition naturellement qu’il ne serve pas de prétexte à des atteintes à l’indépendance des juges et à la mission de la justice.
Depuis plus de vingt ans, à mesure que s’affirmait l’autorité du pouvoir judiciaire, les relations entre ce pouvoir et le politique n’ont pas cessé de se transformer et de se complexifier, sans forcément entrer en crise. Je ne doute pas que les travaux de cette conférence permettent d’analyser ce phénomène, de clarifier ses enjeux, de relever les risques qu’il comporte mais aussi d’identifier les voies d’une coexistence harmonieuse et même d’une coopération pacifiée entre la justice et les autres pouvoirs publics qui soit bénéfique pour nos sociétés et pour l’État de droit.
[1]Texte écrit en collaboration avec M. Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
[2]Voir, J.M. Sauvé, « L’injonction – la loi du 8 février 1995 après vingt ans de pratique », 5 septembre 2014.
[3]Voir, sur ce point, P. Rosanvallon, La légitimité démocratique, impartialité, réflexivité, proximité, éd. Le Seuil, coll. Points Essais, 2008, p. 12 et p. 59 : « la légitimité d’identification à la généralité ».
[4]Voir, sur ce point, P. Rosanvallon, La légitimité démocratique, impartialité, réflexivité, proximité, éd. Le Seuil, coll. Points Essais, 2008, p. 101 : « la grande transformation ».
[5]CE, Ass., 28 mai 1971, Ville Nouvelle Est, n°78825.
[6]CE, Ass., 20 octobre 1972, Société civile Sainte-Marie de l’Assomption, n°78829.
[7]CE, Ass., 12 avril 2013, Association coordination Interrégionale Stop THT et autres, n°342409.
[8]Voir, J.M. Sauvé, « L’urgence devant le Conseil d’État : procédures, méthodes de travail et défis nouveaux », 23 septembre 2014.
[9]Selon la formule retenue par le Conseil constitutionnel : voir not. CC n°2013-669 DC du 17 mai 2013, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, cons. 14.
[10]Voir, sur ce point, P. Rosanvallon, La légitimité démocratique, impartialité, réflexivité, proximité, éd. Le Seuil, coll. Points Essais, 2008, p. 222 « Constitutionnalisme et réflexivité ».
[11]A. Garapon, « La question du juge », Pouvoirs, n°74, 1995.
[12]Voir sur ce point, la motivation des arrêts : CEDH 26 juin 2014, Mennesson contre France, n°65192/11, relatif aux conditions de transcription des actes de naissance sur les registres d’état civil d’enfants nés par gestation pour autrui ; CEDH 1er juillet 2014, S.A.S. contre France, n°43835/11, relatif à l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public.