L’autorité du droit de l’Union européenne : le point de vue des juridictions constitutionnelles et suprêmes

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé au Congrès du 25ème anniversaire de l’Académie de droit européen (ERA) à Trèves le 19 octobre 2017

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Congrès du 25ème anniversaire de l’Académie de droit européen (ERA)

Trèves, le 19 octobre 2017

L’autorité du droit de l’Union européenne : le point de vue des juridictions constitutionnelles et suprêmes

Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État de France

 

A ses débuts, mais encore aujourd’hui, l’approche finaliste de la Cour de justice de l’Union européenne a pu dérouter certains États membres et les cours constitutionnelles nationales peu accoutumés à se voir ainsi imposer un droit « extérieur ». Les tensions constatées dans les années 1960 entre les cours constitutionnelles allemande et italienne et la Cour de justice des Communautés européennes au sujet du respect des droits fondamentaux par les institutions européennes n’ont été que les premières illustrations des débats animés qui ont encore cours aujourd’hui dans certains pays d’Europe continentale sur la réception de la jurisprudence européenne en droit interne et sur l’articulation des ordres constitutionnels nationaux et européen. Les risques de confrontation entre le droit de l’Union et les droits nationaux ne sont en effet pas théoriques, comme en témoignent de récentes décisions des cours suprêmes nationales : l’arrêt de la Cour constitutionnelle tchèque du 31 janvier 2012 dans l’affaire « des pensions slovaques »[2], la saga « Gauweiler »[3] devant la Cour constitutionnelle fédérale allemande et la décision Ajos de la Cour suprême du Danemark du 6 décembre 2016[4].

C’est, par conséquent, sur un sujet d’une grande actualité que je souhaiterais livrer quelques éléments de l’appréciation d’un juge français sur ces questions.

I - Les juges français ont élaboré des mécanismes d’articulation qui limitent les risques de conflit entre le droit européen et le droit national.

A - En prenant appui sur la notion d’identité constitutionnelle, les juges français parviennent à concilier la primauté du droit de l’Union et le respect des normes constitutionnelles.

1. En France, l’article 54 de la Constitution instaure la primauté des normes constitutionnelles, y compris sur les normes de droit international[5]. L’articulation de cette règle avec le principe de primauté du droit de l’Union européenne[6] ne pouvait qu’être périlleuse. Pour surmonter cette tension, le Conseil d’État s’est inspiré des décisions Loi pour l’économie numérique de 2004[7] et Loi relative au droit d’auteur de 2006[8] par lesquelles le Conseil constitutionnel, après avoir rappelé l’obligation de transposition des directives qui résulte de l’article 88-1 de notre Constitution, a jugé qu’il ne lui appartenait pas de contrôler la conformité des lois de transposition à la Constitution sauf en présence de dispositions incompatibles avec un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. Le Conseil d’État a adopté une logique similaire dans son arrêt Arcelor du 8 février 2007 en jugeant que pour examiner si un acte de transposition des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive méconnaît un principe de valeur constitutionnelle, il doit d’abord rechercher si un principe similaire existe et se trouve effectivement protégé en droit de l’Union, auquel cas il lui revient de contrôler la conformité de la directive à ce principe, le cas échéant en posant une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union[9]. Si, en revanche, le principe constitutionnel invoqué ne fait pas l’objet d’une protection effective en droit de l’Union, le juge administratif accepte de contrôler directement la conformité à la Constitution de l’acte contesté. Le Conseil d’État s’est ainsi attaché à mieux coordonner les différentes « primautés ». Mais il n’a jamais fait céder la primauté de la norme constitutionnelle française, en particulier en ce qu’elle définit les règles procédurales d’adoption de la loi. Le contrôle de conventionalité de la loi ne concerne en effet que les règles de fond, et il ne vaut pas pour les règles procédurales définies par la Constitution qui, à ce titre, continuent de primer en droit interne[10], sauf dans les cas où c’est le droit de l’Union européenne qui ajoute des règles de procédure, lesquelles doivent dès lors être suivies au risque d’entacher d’un vice de procédure les dispositions législatives en cause[11].

L’articulation du droit de l’Union européenne et du droit constitutionnel repose principalement sur la réserve de l’identité constitutionnelle nationale qui s’avère un outil très utile en ce qu’il permet aux juges nationaux de se conformer à leurs obligations au regard de l’engagement européen de la France, tout en préservant la primauté de la norme constitutionnelle dans l’ordre interne. A ce jour, cette réserve n’a jamais été activée par l’une ou l’autre des juridictions françaises. S’il n’est pas exclu qu’elle puisse un jour l’être, la clause de l’identité constitutionnelle doit cependant être précisément définie et délimitée afin de ne pas être maniée de manière unilatérale ou imprévisible. Dès lors qu’il s’agit d’une notion permettant de déroger au principe d’uniformité du droit de l’Union européenne, son usage ne pourrait qu’être exceptionnel.

2. La reconnaissance de l’autorité du droit de l’Union européenne se traduit également dans l’articulation du renvoi préjudiciel et de la question prioritaire de constitutionnalité. Dès 2010, le Conseil constitutionnel a jugé qu’au cours de l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité, il appartient aux juges administratifs et judiciaires de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher qu’une disposition législative nationale incompatible avec le droit de l’Union européenne ne produise des effets. Il a ajouté que les dispositions relatives à la question prioritaire de constitutionnalité ne privent aucunement le juge français de son pouvoir de poser une question préjudicielle à la Cour de justice, y compris lorsqu’il transmet une question préjudicielle de constitutionnalité, que le législateur a pourtant qualifiée de prioritaire[12]. Au même moment, le Conseil d’État a jugé la même chose[13]. Plus récemment, il a encore précisé les modalités d’articulation de ces deux procédures préjudicielles[14] dans une affaire dans laquelle le requérant se prévalait de la méconnaissance, par les dispositions de la loi nationale, telles qu’interprétées par le Conseil d’État, des objectifs d’une directive européenne. Il soutenait, aussi, par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité, qu’en cas d’incompatibilité entre l’interprétation faite par le juge administratif de la loi française et les dispositions de la directive européenne que cette loi transpose, il découlerait de la loi nationale une discrimination à rebours contraire au principe constitutionnel d’égalité devant les charges publiques. Confronté à une difficulté sérieuse d’interprétation, le Conseil d’État a décidé de renvoyer une question préjudicielle à la Cour de justice et il a jugé que si, en l’état, il n’y avait pas lieu de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, le requérant pourrait, si la réponse de la Cour de justice le justifiait, solliciter à nouveau la transmission de cette question au Conseil constitutionnel.

Cette articulation des règles de fond et de procédure traduit bien la volonté de coordination exprimée par la jurisprudence du Conseil d’État.

B -Des techniques jurisprudentielles pragmatiques sont venues renforcer ce dispositif de conciliation.

1. Pendant de la primauté du droit de l’Union européenne consacré par la Cour de justice, le principe de coopération loyale[15] impose aux États membres de prendre toutes les mesures nécessaires à la mise en œuvre de leurs obligations. Les administrations, comme les juges nationaux, sont ainsi tenues d’écarter l’application d’une disposition de droit interne incompatible avec le droit de l’Union européenne[16] et elles doivent tirer toutes les conséquences de l’incompatibilité d’une loi avec les objectifs d’une directive européenne[17] en s’interdisant d’en prendre les décrets d’application[18] ou, plus radicalement, d’en faire application[19] lorsqu’il n’est pas possible de donner à la loi une interprétation conforme à une directive européenne[20]. Par la technique de l’interprétation conforme, le juge administratif s’assure en effet que les règles internes sont interprétées conformément aux règles et aux principes du droit de l’Union. Ainsi, le Conseil d’État[21], en cohérence avec le Conseil constitutionnel[22], a interprété les dispositions nationales relatives à la question prioritaire de constitutionnalité conformément au droit de l’Union, comme l’a ensuite confirmé la Cour de justice dans son arrêt Melki[23]. La Cour de justice a en effet jugé que le juge national, juge de droit commun du droit de l’Union européenne, ne remplirait pas son office si, en transmettant une question prioritaire de constitutionnalité, il paralysait par là l’effet utile de dispositions du droit de l’Union. Le contrôle national de constitutionnalité des lois doit, par conséquent, se conjuguer avec la pleine et entière application du droit de l’Union. C’est sous réserve de cette interprétation  qu’il est compatible avec lui.

2. La technique de « l’équivalence de protection » contribue, pour sa part, à prévenir les contradictions éventuelles entre les garanties nationales et européennes des droits, en faisant primer sur une logique de hiérarchie des ordres juridiques celle de la nécessaire protection des droits fondamentaux[24]. La reconnaissance d’une équivalence dans la protection des droits fondamentaux entre l’Allemagne et l’Union européenne a notamment fondé la décision Arcelor du Conseil d’État[25], inspirée de la jurisprudence Solange de la Cour constitutionnelle allemande[26].

3. La théorie de l’acte clair, qui résulte d’une jurisprudence du Conseil d’État[27], ensuite admise par la Cour de justice de l’Union européenne[28], permet quant à elle un recours raisonné à la technique des renvois préjudiciels. Le juge national n’est, par conséquent, tenu de procéder à un renvoi que lorsque c’est nécessaire, permettant ainsi de préserver l’autonomie des juridictions nationales, sans méconnaître l’autorité du droit de l’Union européenne, ni le principe de coopération loyale[29]. La décision du Conseil d’État de France, Conseil national des Barreaux est un exemple de cette coopération[30]. Le Conseil d’État, s’estimant déjà suffisamment éclairé par une réponse de la Cour de justice à une question posée par la Cour constitutionnelle de Belgique, s’est abstenu de procéder à un nouveau renvoi préjudiciel et il s’est directement prononcé sur la conformité des dispositions de la deuxième directive relative à la prévention du blanchiment des capitaux aux stipulations non seulement de l’article 6, mais aussi de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Par ailleurs, l’État peut désormais voir sa responsabilité engagée en cas de méconnaissance du droit de l’Union par une décision juridictionnelle[31].

L’articulation des ordres juridiques interne et européen repose ainsi au premier chef sur les juges nationaux, juges de droit commun du droit de l’Union européenne, qui par leur jurisprudence et l’attitude qu’ils adoptent à l’égard des renvois préjudiciels définissent le cadre dans lequel s’exerce la mission de la Cour de justice de l’Union européenne.

II - Cette œuvre prétorienne ne suffit toutefois pas à aplanir toutes les difficultés.

A - La Cour de justice continue de rendre des décisions qui divergent parfois de l’appréciation des autorités nationales.

1. Dans certains cas, la Cour de justice de l’Union européenne a adopté une interprétation du droit de l’Union à laquelle les autorités nationales, administratives ou judiciaires, ne souscrivaient pas. C’est le cas de l’arrêt Melloni par lequel, à rebours de ce qu’avait jugé le Tribunal constitutionnel espagnol, la Cour de justice a refusé de lire dans l’article 53 de la Charte la possibilité pour les États membres de se prévaloir des garanties offertes par leur Constitution pour déroger au droit de l’Union européenne, même lorsque ces garanties sont plus protectrices[32]. C’est aussi le cas avec l’arrêt, plus récent, Tele2 Sverige du 21 décembre 2016[33] qui a précisé, dans un sens restrictif, la jurisprudence résultant de l’arrêt Digital Rights Ireland de 2014 invalidant la directive de 2006 sur la conservation des données au motif que la possibilité donnée aux États membres d’imposer aux opérateurs de communications de conserver l’ensemble des données de connexion des utilisateurs pour une durée maximale comprise entre six mois et deux ans méconnaissait le droit au respect de la vie privée des personnes et le droit à la protection des données personnelles[34]. Cette décision pouvait faire l’objet de deux interprétations : une interprétation souple selon laquelle la collecte et la conservation indifférenciées de données sont possibles à condition d’être justifiées par des objectifs sérieux et d’être assorties de garanties suffisantes ; une interprétation stricte conduisant à écarter toute forme de collecte et de conservation indifférenciée des données, y compris pour des motifs d’intérêt général. Dans son étude annuelle 2014[35], puis en formation juridictionnelle[36], le Conseil d’État avait pris position en faveur de la première interprétation. Par son arrêt Tele2 Sverige,la Cour de justice n’a pas retenu cette analyse et elle a considérablement réduit la marge d’appréciation des États en ce qui concerne la possibilité d’ordonner la conservation des données de connexion, y compris dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou la criminalité organisée.

2. Il est aussi arrivé que le Conseil d’État se reconnaisse une autonomie lui permettant de s’écarter de l’appréciation de la Cour de justice. Ce fut le cas dans l’arrêt Quintanel du 27 mars 2015 relatif à un avantage réservé aux femmes en matière de pensions : la bonification pour enfants[37]. Peu de temps auparavant, la Cour de justice avait estimé que cette inégalité de traitement ne semblait pas justifiée par des critères objectifs étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe, mais que si sa jurisprudence fournissait « des indications (…) de nature à permettre à la juridiction nationale de statuer », seul le juge national pouvait interpréter la législation de son pays et qu’il dispose pour ce faire d’une certaine marge d’appréciation[38]. Reprenant cette formulation, le Conseil d’État a fait usage de cette latitude et il a jugé qu’une telle loi était justifiée par un objectif légitime de politique sociale : celui de compenser les désavantages objectivement constatés et subis par les femmes dans le déroulement de leur carrière en raison des interruptions liées à la naissance ou l’éducation d’un enfant. Une loi prévoyant que la bonification des droits à pension pour les personnes ayant élevé trois enfants ou plus est subordonnée à une interruption d’activité d’une durée continue au moins égale à deux mois n’est, par conséquent, pas contraire au droit de l’Union européenne[39].

B - Des divergences d’appréciation entre les juridictions nationales suprêmes et la Cour de justice de l’Union seraient susceptibles de porter atteinte à la légitimité et l’autorité du droit de l’Union.

1.De réelles tensions peuvent naître entre juridictions nationales et juridictions européennes. La mise en œuvre des dispositions relatives au mandat d’arrêt européen a, par exemple, donné lieu à un dialogue juridictionnel actif, certaines juridictions nationales ayant exprimé la crainte d’un nivellement par le bas compte tenu de la disparité des protections et des procédures dans les différents États-membres[40]. La Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne[41] a ainsi estimé qu’en cas de méconnaissance d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle allemande, il était possible de ne pas appliquer le droit de l’Union. En l’occurrence, elle a jugé que si la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen prévoit des garanties suffisantes pour les personnes jugées en leur absence, il existait dans l’affaire en litige un doute sur l’effectivité de leur mise en œuvre en Italie, ce pays ne prévoyant pas la possibilité d’ouvrir un nouveau jugement lorsque la personne a été jugée par contumace. La Cour de justice de l’Union a, en retour, infléchi sa jurisprudence par ses arrêts Aranyosi et Căldăraru du 15 avril 2016 en prenant appui sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[42]. Saisie d’une question préjudicielle sur la possibilité de remettre un suspect à un pays dans lequel il risquerait de subir des traitements inhumains ou dégradants, la Cour de justice de l’Union s’est en effet prononcée en faveur de la garantie la plus élevée des droits fondamentaux. Si, sur la base d’éléments concrets et étayés, les juridictions nationales jugent qu’il existe un risque réel de traitement inhumain ou dégradant pour les personnes recherchées, elles doivent suspendre l’exécution du mandat d’arrêt européen ou y mettre un terme, le cas échéant. En plaçant le juge national au cœur de la conciliation entre la primauté du droit de l’Union et la protection des droits fondamentaux tels que protégés, notamment, par la Charte des droits fondamentaux, la Cour de justice de l’Union a, dans cette affaire, permis d’éviter un conflit potentiellement dévastateur entre la Constitution allemande et la mise en œuvre du mandat d’arrêt européen[43]. Plus récemment, l’application de la jurisprudence Mangold[44] de la Cour de justice a provoqué de vives tensions avec la Cour suprême du Danemark. La décision Mangold avait déjà été vivement critiquée en 2005, au motif que la Cour de justice avait adopté une lecture trop extensive des dispositions de la directive en consacrant un principe de non-discrimination en fonction de l’âge, lui reconnaissant ainsi un effet horizontal, alors qu’une directive ne produit en principe qu’un effet vertical[45]. Après avoir saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle, la Cour suprême du Danemark a estimé, contrairement à l’interprétation des juges européens, que le principe de primauté du droit de l’Union ne pouvait lui imposer d’interpréter le droit danois contra legem et que le principe de non-discrimination en raison de l’âge devait être tempéré par celui de sécurité juridique et de confiance légitime[46].

2. Bien que ces tensions soient faiblement ressenties au-delà de la communauté juridique, elles sont génératrices de risques dont il ne faut pas sous-estimer la gravité ou les conséquences. Il est, par conséquent, nécessaire que les juridictions nationales et européennes poursuivent le dialogue engagé depuis plusieurs années pour aplanir les difficultés futures qui pourraient émerger. Ainsi, le Conseil d’État et la Cour de justice de l’Union pratiquent, ces dernières années, un dialogue des juges « décomplexé », selon le mot de certains commentateurs[47]. Alors que le Conseil d’État n’avait transmis à la Cour de justice que 18 questions préjudicielles en vingt ans, de 1970 à 1999, il en a déjà transmis 108 depuis 2000, dont 13 au titre de la seule année 2017. Par exemple, dans quatre affaires récentes, relatives aux conséquences à tirer de l’arrêt Google Spain du 13 mai 2014 de la Cour de justice de l’Union[48], le Conseil d’État a renvoyé plusieurs questions préjudicielles relatives aux modalités de mise en œuvre du droit à l’oubli[49] et ce, alors même qu’aucun requérant ne l’avait demandé et qu’il ressortait des conclusions du rapporteur public que certaines questions au moins pouvaient directement être tranchées par le juge national, conformément à la jurisprudence selon laquelle il lui appartient de qualifier les faits et de tirer les conséquences de l’interprétation de la Cour[50]. Sur la portée géographique du droit au déréférencement cette fois, le Conseil d’État a transmis trois nouvelles questions préjudicielles à la Cour de justice par une décision du 19 juillet 2017[51]. Le Conseil d’État a aussi essayé, par ses renvois préjudiciels, d’infléchir la jurisprudence de la Cour de justice conformément à l’analyse qui était la sienne. Ce fut le cas, avec succès, par sa décision France Nature Environnement du 26 juin 2015[52] au sujet de la modulation dans le temps des effets des déclarations d’illégalité d’une disposition nationale contraire au droit de l’Union[53]. Il faut en outre relever que le juge constitutionnel français joue désormais également le jeu du dialogue européen et qu’il a, en 2013, transmis à la Cour de justice de l’Union européenne sa première question préjudicielle au sujet de l’interprétation de la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen[54].

 

La vigueur des débats et l’acuité des tensions qui ont vu le jour ou peuvent exister entre les juridictions nationales suprêmes et la Cour de justice de l’Union européenne ne doivent pas faire oublier que cette dernière a su faire preuve de mesure et d’esprit de conciliation dans de nombreux cas. Les décisions Melki[55], Aranyosi[56], ou même Gauweiler[57], témoignent de la volonté de la Cour de s’inscrire dans un véritable dialogue avec les plus hautes juridictions nationales. L’une des solutions aux conflits susceptibles de surgir réside, comme la décision Aranyosil’a montré, dans l’élévation des standards européens de contrôle – en l’occurrence, des mandats d’arrêt européens –, de telle sorte que puisse être évité un écart entre la garantie nationale des droits fondamentaux – qui serait plus élevée – et la garantie européenne – qui serait plus lâche. Seul un dialogue régulier et approfondi des juridictions nationales suprêmes et des juridictions européennes peut permettre une articulation des ordres juridiques qui ne se fasse au détriment ni de l’autorité du droit de l’Union, ni de celle des normes suprêmes de droit national.

Ce dialogue peut être rugueux et sans complaisance. Il doit cependant se conclure dans la convergence et la concorde. Parce que nous sommes des juges, il nous appartient de respecter la hiérarchie des normes qui s’impose à nous, le mandat qui nous est donné par les textes fondateurs qui nous instituent et la légitimité démocratique, dès lors que nous appliquons des lois qui sont l’expression de la souveraineté populaire. Parce que nous sommes des juges, nous sommes aussi des sages ou nous devons nous efforcer de l’être. Par conséquent, il ne peut être envisagé de se résoudre à des chocs frontaux et il convient de tout mettre en œuvre pour préserver les acquis de la construction européenne à laquelle les juges ont apporté une éminente contribution. Ce que nous avons entrepris ensemble depuis 60 ans, à tous les niveaux des pouvoirs publics, y compris au niveau juridictionnel, est plus important que ce qui peut séparer les juges nationaux et européens. Il nous faut par conséquent maintenir et faire progresser cette construction. Les techniques de conciliation et d’articulation entre les ordres et les principes juridiques doivent nous permettre de surmonter les difficultés conjoncturelles auxquelles nous pouvons être confrontés. Il y a toujours d’autres solutions à trouver que le refuge ou le repli dans l’absolutisation des principes et des jurisprudences nationales ou le glissement dans l’activisme judiciaire au niveau européen : l’élévation de la garantie des droits fondamentaux pour assurer des protections équivalentes aux plans européen et national en fait clairement partie. C’est ainsi que nous respecterons la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union et que nous sauvegarderons les légitimes identités constitutionnelles nationales. Les premières et les secondes sont appelées à coexister durablement et pacifiquement et à se conjuguer dans une dynamique qui permettra de combler les angles morts de la mise en cohérence de nos systèmes de droit et de surmonter et régler les points de désaccord qui pourraient encore surgir.

 

[1] Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2]Cour constitutionnelle tchèque, 31 janvier 2012, Pl. US 5/12, qui fait suite à l’arrêt de la CJUE du 22 juin 2011, Landtova, aff. C-399/09.

[3] Cour constitutionnelle fédérale allemande, 21 juin 2016, 2 BvR 2728/13, qui fait suite à l’arrêt de la CJUE du 16 juin 2015, Gauweiler, aff.  C-62/14.

[4] Cour suprême du Danemark, 6 décembre 2016, Ajos, 15/2014, qui fait suite à l’arrêt de la CJUE du 19 avril 2016, DI, aff. C-441/14.

[5] Confirmé par CE Ass., 30 octobre 1998, Sarran et Levacher, Rec. 368, n° 200286 et 200287.

[6] CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, aff. 106/77 ; CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70 ; CJCE, 8 septembre 2010, Winner Wetten, aff. C-409/06.

[7]CC, 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique,n° 2004-496 DC.

[8]CC, 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société d’information, n° 2006-540 DC.

[9] CE Ass., 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine, n° 287110.

[10] CE, 27 octobre 2015, M. Allenbach et autres, n° 393026 ; confirmé par CE, 20 mai 2016, Commune d’Aix-en-Provence et Commune de Pertuis, n° 394016 et 394218.

[11] CE, 9 mars 2016, Société Uber France et autres, n° 388213, 388343 et 388357

[12] CC, 12 mai 2010, Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne, n° 2010-605 DC, pts. 10 à 21.

[13] CE, 14 mai 2010, M. Rujovic, n° 312305.

[14]CE Ass., 31 mai 2016, M. Jacob, n° 393881.

[15] Article 4 du Traité sur l’Union européenne.

[16] CJCE, 6 mars 2007, Procédures pénales c. Massimiliano Placanica, aff. C-338/04, C-359/04 et C-360/04.

[17] CE Sect., 3 décembre 1999, Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire et Rassemblement des opposants à la chasse, n° 164789 et 165122.

[18] CE, 24 février 1999, Association de patients de la médecine d’orientation anthroposophique, n° 195354.

[19] CE, 30 juillet 2003, Association « L'Avenir de la langue française », n° 245076. Jurisprudence également applicable aux les traités internationaux « classiques » (CE, 16 juillet 2008, M. Masson, n° 300458).

[20] CE, 30 juillet 2003, Association « L'Avenir de la langue française », n° 24507.

[21] CE, 14 mai 2010, Rujovic, n° 312305.

[22] CC, 12 mai 2010, Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne, n° 2010-605 DC. La procédure de QPC a été jugée conforme au droit de l’Union européenne par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, aff. C-188/10 et C-189/10).

[23] CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, aff. C-188/10 et C-189/10.

[24] F-X, Millet, « Réflexions sur la notion de protection équivalente des droits fondamentaux », in RFDA, 2012, n° 2, p. 307.

[25] CE Ass., 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine, n° 287110.

[26] Cour constitutionnelle allemande, 29 mai 1974, Solange I ; 22 octobre 1986, Solange II ; 7 juin 2000, Solange III.

[27] CE Ass., 19 juin 1964, Société des pétroles Shell-Berre, Rec. 344.

[28]CJCE, 6 octobre 1982, CILFIT, aff. 283/81.

[29] Article 4 § 3 du Traité sur l’Union européenne.

[30] CE Sect., 10 avril 2008, Conseil national des barreaux, n° 296845.

[31] CE, 18 juin 2008, Gestas, n° 295831 reprenant les principes édictés dans CJCE, 2003, Köbler, aff. C-224/01.

[32] CJUE, 26 février 2013, Stefano Melloni c. Ministerio fiscal, C-399/11.

[33] CJUE, 21 décembre 2016, Tele2 Sverige et Secretary of State for the Home Department, aff. C-203/15 et C-698/15.

[34] CJUE, 8 avril 2014, Digital Rights Ireland et K. Landesregierung, aff. C-293/12 et C-594/12.

[35] Etude annuelle 2014 du Conseil d’État, Le numérique et les droits fondamentaux, La documentation française.

[36] CE, 12 février 2016, Association French Data Network et autres, n° 388134 et n° 388255.

[37] CE Ass., 27 mars 2015, M. Quintanel, n° 372426.

[38] CJUE, 17 juillet 2014, M. et Mme Leone, aff. C-173/13.

[39] CE Ass., 27 mars 2015, M. Quintanel, n° 372426.

[40]A. Gaillet, « Confiance et méfiance autour du mandat d’arrêt européen », AJDA, 2016, p. 1112.

[41] Cour constitutionnelle fédérale allemande, 15 décembre 2015, 2BvR 2735/14.

[42] CJUE, 15 avril 2016, Pál Aranyosi et Robert Căldăraru, aff. C-404/15 et C-695/15 PPU.

[43] F. Gazin, « Droits fondamentaux. Mandat d’arrêt européen », Europe, 2016, n°6, p. 192.

[44] CJCE, 22 novembre 2005, Werner Mangold, aff. C-144/04.

[45] Cette approche a toutefois été confirmée à plusieurs reprises par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 19 octobre 2010, Kücükdeveci, aff. C-555/07.

[46] Cour suprême du Danemark, 6 décembre 2016, Ajos, 15/2014, qui fait suite à l’arrêt de la CJUE du 19 avril 2016, DI, aff. C-441/14.

[47] G. Odinet et S. Roussel, « Renvoi préjudiciel : le dialogue des juges décomplexé », AJDA, 2017, p. 740 au sujet de l’affaire Chupin (CE Ass., 24 février 2017, n° 391000).

[48] CJUE, gr.ch., 13 mai 2014, Google Spain SL, Google Inc. c. Agencia Española de protección de datos (AEPD), M. Costeja Gonzalez, aff. C-131/12.

[49] CE Ass., 24 février 2017, Mme Chupin et autres, n° 391000.

[50] CE Ass., 11 décembre 2006, Société De Groot En Slot Allium, n° 234560.

[51] CE, 19 juillet 2017, Google Inc., n° 399922.

[52] CE, 26 juin 2015, France Nature Environnement, n° 360212.

[53] La CJUE a estimé qu’une juridiction nationale pouvait, lorsque le droit interne le permettait, limiter dans le temps les effets d’une déclaration d’illégalité d’une disposition nationale adoptée en méconnaissance du droit de l’Union à condition que cette limitation soit exceptionnelle et qu’elle s’impose par une considération impérieuse et compte tenu des circonstances spécifiques de l’affaire dont elle est saisie (CJUE, 28 juillet 2016, Association France Nature Environnement, aff. C-379/15, dont le Conseil d’État a tiré les conséquences dans CE, 3 novembre 2016, France Nature Environnement,n° 360212).

[54]CC, 4 avril 2013, n° 2013-314P QPC ; CJUE, 30 mai 2013 ; CC, 14 juin 2013, M. Jeremy F., n° 2013-314 QPC.

[55] CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, aff. C-188/10 et C-189/10.

[56] CJUE, 15 avril 2016, Pál Aranyosi et Robert Căldăraru, aff. C-404/15 et C-695/15 PPU.

[57] CJUE, 16 juin 2015, Gauweiler, aff. C-62/14.