L’arbitrage et les personnes morales de droit public

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Colloque du 30 septembre 2009 organisé par la Chambre Nationale pour l’Arbitrage Privé et Public

Intervention de M. Jean-Marc Sauvé([1]),Vice-président du Conseil d'Etat.

 

Monsieur le ministre,

Monsieur le président,

Mesdames, Messieurs,

Je souhaite vous entretenir d'« Une loi utile qui viendra d'ailleurs ».

Ainsi Voltaire qualifiait-il cet usage dont il avait constaté l'existence en Hollande, obligeant deux hommes voulant plaider l'un contre l'autre à aller d'abord au tribunal des conciliateurs, également appelés « faiseurs de paix », avant que la justice n'ait « fait sa main »([2])

L'arbitrage, pour le droit administratif, vient aussi d'ailleurs. Depuis l'Antiquité grecque dont il semble être issu([3]), on le trouve ainsi dans le droit des relations entre les Etats où l'absence, pendant longtemps, de juridiction établie, en a fait un mode usuel de règlement des différends. Mais son origine se situe, plus particulièrement, dans le droit privé. Codifié en droit interne par les articles 1442 et suivants du code de procédure civile, il est un mode privilégié de règlement des litiges en matière commerciale, notamment au niveau international.

Du fait de ces origines, et de sa nature même de justice conventionnelle, l'arbitrage semble ainsi, par nature, étranger aux personnes publiques. L'état du droit, affirmé par l'avis adopté par l'assemblée générale du Conseil d'Etat le 6 mars 1986, est d'ailleurs en ce sens([4]) : en principe, les personnes publiques, y compris celles exerçant une activité industrielle ou commerciale([5]), ne peuvent recourir à l'arbitrage, ni par la voie du compromis, ni par celle de la clause compromissoire, ni pour les litiges de nature commerciale, ni pour ceux qui sont de nature administrative.

Cet « ailleurs » dont parlait Voltaire n'est pourtant pas synonyme d'indifférence, ni d'incompatibilité. Nombreuses ont été, depuis 50 ans, les contributions qui ont plaidé, à des degrés divers et sous des formes variées, pour l'introduction de l'arbitrage en droit administratif. Je pense bien évidemment, pour ne mentionner que deux d'entre elles, à l'étude adoptée par l'assemblée générale du Conseil d'Etat le 4 février 1993, « Régler autrement les conflits »([6]), qui proposait l'extension du champ de l'arbitrage à l'ensemble des marchés publics et, bien évidemment, au rapport de 2007 du groupe de travail sur l'arbitrage présidé par le président Daniel Labetoulle à la demande du garde des sceaux, M. Pascal Clément.

Est-ce à dire, comme Voltaire, que l'arbitrage fait partie de ces fruits que le droit administratif doit « faire naître chez soi »([7]) ?

Je le crois résolument.

D'une part, l'extension de ce mode alternatif de règlement des différends résulte aujourd'hui d'un besoin des personnes publiques auquel nous devons prêter attention.

D'autre part, la philosophie de l'arbitrage peut sans peine s'adapter à la nature des missions particulières assignées à ces personnes.

 

I.         L'extension de l'arbitrage résulte d'un besoin des personnes publiques.

La vie des personnes publiques est ancrée dans l'évolution de notre société. A côté de la mise en œuvre unilatérale de prérogatives de puissance publique, ces personnes ont développé des activités qui touchent aux « affaires » au sens large du terme, et qui entraînent des coopérations nombreuses, multiformes et de plus en plus approfondies entre le secteur public et le secteur privé, dont le contrat est l'un des instruments principaux.  

            Dans ce contexte, en particulier lorsque les personnes publiques et les personnes privées sont unies par des conventions de long terme, la protection de la confiance réciproque entre les parties rend nécessaire qu'elles puissent disposer de modes alternatifs de règlements des différends qui pourraient naître entre elles. La conciliation, la médiation, la transaction et enfin l'arbitrage, représentent à cet égard des voies qu'il est impératif d'explorer et de prolonger, en raison de leurs atouts, que n'offre pas nécessairement le règlement contentieux classique des litiges.

            S'agissant plus particulièrement de l'arbitrage, la souplesse et l'expertise technique, sont les deux premiers de ces atouts. Tant le principe du recours à ce procédé, que le choix des arbitres, ou les modalités de règlement d'un litige par cette voie, bien qu'ils se conforment à des principes et obéisse à un cadre général fixé par la loi ou le règlement, résultent en effet d'une commune volonté des intéressés. L'arbitrage autorise le recours à un tiers neutre, connu et apprécié pour ses compétences techniques dans un domaine déterminé, à la décision duquel les parties choisissent de se conformer. Il n'est, de plus, pas exclusif de l'utilisation des autres modes de règlement des litiges.

            La célérité est le troisième avantage habituellement attribué au processus d'arbitrage. Celle-ci peut certes n'être que relative, mais le procédé conventionnel qui permet le recours à ce mode de règlement des conflits offre naturellement la possibilité de prévoir les délais dans lesquels le ou les arbitres choisis, devront rendre leur décision.

            Ce sont à l'évidence ces atouts qui ont conduit le législateur à organiser en droit interne, depuis fort longtemps, des dérogations ponctuelles à la prohibition du recours à l'arbitrage pour les personnes morales de droit public. Certaines ont visé des personnes publiques déterminées, comme la SNCF([8]), la Poste([9]), ou RFF([10]). D'autres dérogations ont visé des matières, comme celle concernant les litiges nés de l'exécution ou de l'interprétation des contrats conclus « pour la réalisation d'opérations d'intérêt national » entre plusieurs personnes publiques et des entreprises étrangères([11]), ou encore la dérogation mentionnée à l'article L. 523-10 du code du patrimoine relative aux fouilles en matière d'archéologie préventive. L'exemple des contrats de partenariat est lui aussi révélateur de cette évolution du besoin pour les personnes publiques de recourir à l'arbitrage dans des matières déterminées. Le Conseil d'Etat, par sa décision Sueur et autres du 29 octobre 2004([12]), a en effet considéré que, « compte tenu de la complexité » de ces contrats([13]) « rendant nécessaire la mise en place de modalités adaptées de règlement des litiges », l'ordonnance du 17 juin 2004 qui les créait avait pu déroger au principe général du droit prohibant le recours à l'arbitrage pour les personnes morales de droit public.

            Le droit international a lui aussi contribué à de telles dérogations. Outre le fait que le principe de prohibition de l'arbitrage pour les personnes publiques ne s'applique pas au règlement des litiges relatifs à des contrats commerciaux internationaux de droit privé conclus avec des sociétés étrangères([14]), des conventions particulières de règlement de litiges transfrontaliers ou internationaux ont prévu, depuis longtemps, le recours à ce procédé. Tel est le cas de la convention franco-italienne du 14 mars 1953 pour le tunnel du Mont-Blanc, du traité de Cantorbéry du 12 février 1986 concernant le tunnel sous la manche, ou encore de l'accord du 6 mars 2007, relatif au musée universel d'Abou Dabi( [15] ) .

            Ces évolutions attestent l'intérêt évident des personnes publiques pour l'arbitrage, auquel il est, selon moi, nécessaire de répondre. Elles sont le signe qu'il est aujourd'hui temps de leur ouvrir plus largement ce mode alternatif de règlement des différends ce, d'autant plus que l'arbitrage peut s'adapter à la nature particulière des missions assignées à ces personnes.

 

II.                L'arbitrage peut s'adapter à la nature particulière des missions assignées aux personnes publiques.

Selon quelles modalités étendre le champ de l'arbitrage aux personnes publiques ?

Faut-il, comme le souhaitent certains auteurs([16]), supprimer purement et simplement les références aux personnes publiques contenues dans l'article 2060 du code civil ? Faut-il adapter à ces personnes les dispositions du code de procédure civile qui régissent l'arbitrage de droit privé([17]) ? Faut-il créer un droit de l'arbitrage spécialisé pour les personnes publiques([18]? La question mérite, à tous le moins, d'être débattue, et l'objet même des travaux de ce colloque est de tenter d'y apporter des réponses concrètes.

Je me bornerai pour ma part à tracer quelques grandes lignes qui découlent nécessairement de la mission fondamentale, la plus essentielle, assignée aux personnes publiques : garantir le respect de l'intérêt général et le bon fonctionnement des services publics. L'arbitrage doit en effet tenir compte de la nature particulière de cette mission.

Cela implique en premier lieu qu'il ne puisse amener à confier à un juge autre qu'étatique, et spécialement le juge administratif, le contentieux de l'annulation ou de la réformation des actes unilatéraux édictés par ces personnes. Au-delà, le champ de l'arbitrage peut sans aucun doute faire l'objet de discussions, même si la solution préconisée par le rapport du groupe de travail, consistant à ouvrir celui-ci à toutes les personnes morales de droit public pour l'ensemble des litiges nés d'un contrat et opposant les parties à ce contrat([19]), a selon moi le mérite de la clarté et de la simplicité.

L'arbitrage doit également, en second lieu, garantir aux personnes publiques que le règlement des litiges par cette voie préservera les principes fondamentaux qui sont inhérents à leur existence et à leur fonctionnement. La possibilité de conclure une clause compromissoire, par exemple, doit être assortie de garanties permettant de sauvegarder à la fois la liberté contractuelle, mais aussi l'égalité devant la commande publique et même la meilleure sécurité juridique([20]). La règle habituelle de discrétion que connaît le droit privé en matière d'arbitrage doit, elle aussi, se concilier avec le principe de transparence applicable aux personnes publiques, et avec la possibilité pour l'ensemble des contribuables de contrôler le bon usage des deniers publics. Si la confidentialité de l'instruction et le secret du délibéré doivent être maintenus, la sentence arbitrale elle-même doit, à tout le moins,  être rendue publique et être librement accessible à tous les citoyens.

L'arbitrage doit ensuite être assorti des garanties inhérentes à sa nature juridictionnelle, à plus forte raison dès lors qu'il implique une ou plusieurs personnes morales de droit public, pour lesquelles la règle de droit est, de manière générale, d'ordre public.

S'il me paraît souhaitable et conforme à l'esprit de ce procédé que l'arbitre ait plénitude de juridiction, les modalités de son choix doivent permettre d'assurer que ce tiers reste neutre et impartial et, incidemment, que la rémunération de son intervention reste dans les limites d'une saine gestion publique. Le recours à des institutions offrant déjà des services d'arbitrage, ainsi que l'élaboration de règles-types et de barèmes pour la rémunération des arbitres, comme le proposait le  groupe de travail, me paraît à même de conforter l'acculturation de ce procédé dans la sphère publique, tout en offrant la même éthique et les mêmes fins que la justice étatique.

L'intérêt public commande, enfin, que les parties puissent se reposer sur un juge d'appui disposant de larges compétences pour les aider, et que la sentence arbitrale puisse faire l'objet d'un contrôle approfondi et efficace de la part d'une juridiction, tant sur la procédure que sur le fond.

Je n'ai pas de doute quant au caractère raisonnable de ces grandes lignes, et de ce qu'elles ne vont pas au-delà de ce qui est indispensable aux personnes publiques pour mettre en œuvre sereinement leurs missions d'intérêt général, tout en permettant qu'elles aient recours à ce procédé. L'utilisation de l'arbitrage est, pour elles, une nécessité : il nous appartient de concevoir des solutions concrètes et raisonnables en ce sens.

Gageons que ce colloque puisse faire mentir René David, en permettant une analyse dépassionnée de l'arbitrage, où la raison comptera autant et plus que les sentiments([21]). Il permettra d'approfondir notre réflexion sur l'ensemble des questions que posent l'arbitrage et les autres modes alternatifs de règlement des litiges. Je remercie les organisateurs, les intervenants et les mécènes de cette manifestation et je forme à son intention des vœux de réussite.

 

([1]) Texte écrit en collaboration avec M. Timothée Paris, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d'appel, chargé de mission auprès du Vice-président du Conseil d'Etat.

([2]) Voltaire, Fragment d'une lettre sur un usage très utile établi en Hollande, 1742.

([3]) Nguyen Quoc Dinh, Patrick Daillier Alain Pellet, Droit international public, LQDJ, 6ème édition, n°12.

([4]) CE avis n°339710 du 6 mars 1986, EDCE 1987, n°38, p. 178 : « il résulte des principes généraux du droit public français, (...), que les personnes morales de droit public ne peuvent pas ses soustraire aux règles qui déterminent la compétence des juridictions nationales en remettant à la décision d'un arbitre la solution des litiges auxquels elles sont parties »

([5]) CE, Ass., 13 décembre 1957, Société nationale de vente des surplus, p. 677, concl F. Gazier.

([6]) Conseil d'Etat, Régler autrement les conflits : conciliation, transaction, arbitrage en matière administrative, 4 février 1993.

([7]) Voltaire, Fragment d'une lettre sur un usage très utile établi en Hollande, 1742, précité.

([8]) Loi n°82-1153 du 30 décembre 1982, article 25.

([9]) Loi n°90-568 du 2 juillet 1990, article 28.

([10]) Loi n°97-135 du 13 février 1997, article 3.

([11]) Loi n°86-972 du 19 août 1986, article 9.

([12]) CE, 7/2 SSR, 29 octobre 2004, Sueur et autres, n°269814, 271119, 271357, 271362, rec., concl. D. Casas.

([13]) Tenant notamment au caractère global de la mission confiée au cocontractant de l'administration, à la durée des engagements souscrits et aux mécanismes de financement à mettre en œuvre.

([14]) Voir par ex TC, 19 mai 1958, Société Myrtoon Steamship, p. 473, Cass, civ, 1ere, 2 mai 1966, Galakis, et Convention européenne du 21 avril 1961 sur l'arbitrage commercial international, publiée par décret du 26 janvier 1968.

([15]) Accord publié par le décret n° 2008-879 du 1er septembre 2008. Article 18 :« Les différends entre l'Agence et la Partie émirienne relatifs aux prestations réalisées par l'Agence, aux versements qui lui sont dus, à l'applicabilité ou à l'interprétation de la convention particulière prévue à l'article 2 du présent accord et relative aux services de conseil que l'Agence fournit à la Partie émirienne sont soumis à arbitrage ».

([16]) Thomas Clay, Arbitrage pour les personnes morales de droit public : le grand bazar !, in chronique de droit de l'arbitrage n°2, Petites affiches, 25 mars 2008 n°60, p. 3.

([17]) Ce qui correspond plutôt aux propositions de l'étude du Conseil d'Etat de 1993.

([18]) Ce qui correspond plutôt à l'orientation du groupe de travail sur l'arbitrage.

([19]) Hormis les litiges relatifs à l'exécution des contrats de louage de services.

([20]) Le rapport du groupe de travail sur l'arbitrage préconise que la clause compromissoire fasse l'objet d'une délibération distincte de la part des organes délibérants des collectivités publiques qui en comprennent un, et que sa négociation n'intervienne qu'après le choix de l'attributaire du contrat par la collectivité publique.

([21]) René David, L'arbitrage dans le commerce international, Paris, Economica, 1982, n°58 : « l'arbitrage ne peut être entièrement dépassionné car il se situe sur un plan où les sentiments comptent autant et plus que les raisons ».