Intervention à la Cour Suprême d’Azerbaïdjan
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Intervention de M. Le Président Y. Robineau[1] à la Cour Suprême d’Azerbaïdjan le 24 octobre 2014
L'application par la France des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme
Monsieur le président de la Cour européenne des droits de l’homme,
Monsieur le président de la Cour suprême d’Azerbaidjan,
Héritier d’une tradition ancienne, le Conseil d’Etat français exerce une double fonction : d’une part conseil du Gouvernement par les avis qu’il rend sur les projets de loi et de textes réglementaires importants, d’autre part juridiction suprême de l’ordre administratif. En sa qualité de conseiller, il joue un rôle préventif d’alerte auprès du Gouvernement, mais aussi du Parlement ; en sa qualité de juridiction, il doit garantir au justiciable l’effectivité du respect des droits garantis par la Convention. Il se réjouit de l’occasion qui lui est offerte d’apporter sa contribution aux travaux de cette Conférence, consacrés cet après-midi à l’application des arrêts de la CEDH.
A partir de quelques exemples, je présenterai d’abord la manière dont la jurisprudence nationale s’efforce, à travers un dialogue fécond, nourri et parfois passionné, de s’approprier la Convention européenne (I), ensuite celle dont le pouvoir normatif s’efforce d’incorporer dans la législation nationale les exigences conventionnelles (II).
I- La prise en compte des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme par la jurisprudence nationale :
Le principe de subsidiarité
Dès l’origine, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) a affirmé qu’elle « ne saurait se substituer aux autorités nationales compétentes, faute de quoi elle perdrait de vue le caractère subsidiaire du mécanisme international de garantie collective instauré par la Convention » (Cour EDH plén.a « affaire linguistique belge », 23 juillet 1968 ; « Handyside », 7 décembre 1976 ). Le récent arrêt "Austin", rendu en grande chambre, affirme que « découlant d'une lecture combinée des articles 1er et 19 de la convention, la subsidiarité est l'un des piliers de la convention ». La déclaration de Brighton de 2012 insiste sur le principe de subsidiarité et « la doctrine de la marge d'appréciation » ainsi que le Protocole n° 15 qui y fait expressément référence .
Le juge français, qu’il soit administratif ou judiciaire, est donc, en tant que juge national, le juge naturel de la protection des droits fondamentaux, le « juge primaire » de la Convention. Il interprète et applique le droit interne à sa lumière. S'il y a lieu, il écarte, au nom du principe de la hiérarchie des normes, la loi nationale qui n'est pas compatible avec les exigences de la Convention.
Le juge administratif est doté, à cet effet, de pouvoirs importants : suspension en urgence et annulation d’un acte illégal, injonction au Gouvernement (cf. CE, Gisti, 7 février 2003 : annulation du refus du ministre de l’intérieur d’abroger le décret-loi du 6 mai 1939 relatif au contrôle de la presse étrangère, car contraire à l’article 10 de la Convention, assortie d’une injonction de procéder à cette abrogation).
Or la Convention est très souvent invoquée devant le juge français, notamment ses articles 6 et 8.
Son influence croissante a conduit le juge administratif à innover dans le processus même d’élaboration de sa propre jurisprudence, en vue de prévenir les conséquences de certains revirements jurisprudentiels. Au nom du principe de sécurité juridique, le CE est allé jusqu’à supprimer l’effet rétroactif d’un tel changement dans le cas où ce dernier mettait en cause le droit au recours (cf. CE, ass. 16 juillet 2007, « société Tropic travaux signalisation », n° 291545).
Le juge administratif tient le plus grand compte de l’interprétation que la Cour donne de la Convention, pour s’approprier les concepts ou les catégories juridiques issus de ces décisions. On citera à ce titre l’exigence d’ « impérieux motifs d’intérêt général » dans le cadre du contrôle des lois de validation d’actes administratifs entachés d’illégalité exercé sur le fondement du premier paragraphe de l’article 6 de la Convention EDH (cf. CE 23 juin 2004, Société Laboratoires Genévrier, au rec. p. 256) ou encore l’interprétation de la notion de « bien » au sens de l’article 1er du premier Protocole additionnel (qui inclut désormais, tout comme pour la Cour, les prestations sociales, les droits à pension ou même le bénéfice d’une jurisprudence bien établie : cf. CE ass. 30 novembre 2001 « ministre de la défense c/ M. Diop », au Lebon p. 605 et CE ass., 6 décembre 2002, « Draon », au Lebon p. 423).
Adaptant les principes de la Convention à sa propre culture juridique, le CE a parfois anticipé l’infirmation très probable par la Cour d’une jurisprudence nationale. On citera l’exemple des mesures prises par l’administration à l’égard des personnes détenues en prison: trois arrêts du Conseil d’Etat ( « M. Boussouar », « M. Planchenault » et « M. Payet ») intervenus en 2007 en écho aux arrêts de la Cour EDH « Ramirez Sanchez c/ France » du 27 janvier 2005 et « Frérot contre France » du 12 juin 2007 ont redéfini les critères de la notion de mesure d’ordre intérieur dans les établissements pénitentiaires en vue d’étendre les catégories d’actes qui, bénéficiant d’une présomption irréfragable de justiciabilité, peuvent être contestés devant le juge de l’excès de pouvoir.
Certes l’appropriation de la Convention EDH par le juge français a été facilitée par le fait que les droits et libertés qu’elle proclame ne sont pas tous nés de ce texte. La plupart avaient déjà été consacrés, soit par le juge administratif, à travers les « principes généraux du droit », soit par le juge constitutionnel, à travers un corpus de principes à valeur constitutionnelle. Le juge s’appuie alors sur la Convention pour réaffirmer et conforter ces droits et libertés.
Et force est de constater qu’à cette occasion il n’est pas rare que le juge national, sous l’influence de la jurisprudence de la Cour, ait été conduit à étendre la portée de ces droits et libertés. Par exemple : l’impartialité objective du juge ou le délai raisonnable de jugement.
Qu’elle soit fondée sur la conviction ou la discipline du juge national, l’adhésion à la jurisprudence de la Cour suppose en tout cas que celle-ci soit dûment établie, notamment par une addition suffisante de cas d’espèce comparables. On en vient à la question de l’autorité de la chose jugée.
La portée des décisions de la CEDH dans l’ordre juridique interne apparaît encore plus forte en fait qu’en droit
Selon l'article 46 de la Convention EDH ("Force obligatoire et exécution des arrêts") dans sa version issue du protocole n°14, entré en vigueur en 2010 : « 1. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.2. L'arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l'exécution. » En vertu de l’article 41, les arrêts de violation des articles de la Convention n’ont qu’un caractère déclaratoire et ne valent pas titre exécutoire sur le territoire des Etats ayant commis la violation. L’exécution de l’arrêt dépend des Etats, ces derniers ayant le choix quant aux moyens à utiliser dans leur ordre juridique interne.
Aux termes d’une jurisprudence constante, le Conseil d’Etat juge donc que les arrêts de la Cour EDH n’ont qu’une autorité relative de chose jugée (CE, 24 novembre 1997, « Ministre de l'économie et des finances c/ Sté Amibu Inc.», n°171929, au Lebon p.441). Il n’y a pas lieu en effet de transposer au droit né de la Convention EDH la notion d’autorité de « chose interprétée » applicable, en droit de l’Union européenne, à la compétence interprétative préjudicielle de la Cour de justice de l’Union européenne (Cour de Luxembourg) dans un contexte institutionnel et juridique très différent.
Mais en pratique, on peut constater que le Conseil d’Etat s’efforce de se conformer à la jurisprudence de la Cour à laquelle il reconnaît, sinon en droit du moins en fait, des effets erga omnes. Il s’agit de « la force persuasive de la jurisprudence de la Cour » selon l’expression du Vice-président du Conseil d’Etat, M. Jean-Marc Sauvé. La Cour EDH encourage les Etats dans cette voie. Dans son arrêt du 7 janvier 2010, (« affaire Rantsev c. Chypre et Russie », n° 25965/04), la grande chambre a indiqué que: « Les arrêts de la Cour servent (…) non seulement à statuer sur les affaires dont elle est saisie, mais plus généralement à clarifier, sauvegarder et étoffer les normes de la Convention, contribuant ainsi au respect par les Etats des engagements pris par eux en leur qualité de Parties contractantes » (§197).
De son côté, la Cour de cassation française retient une approche similaire, même si elle a admis de manière plus formelle l’autorité interprétative des arrêts de la Cour de Strasbourg. Dans son arrêt d’assemblée plénière du 15 avril 2011, rendu à propos du régime de la garde à vue, la Cour de cassation a jugé que « les Etats adhérents à cette Convention [CEDH] sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation (…) ».
La question d’une réouverture des procédures juridictionnelles internes après une condamnation par la Cour de Strasbourg a donné lieu à plusieurs décisions récentes. Par une décision du 4 octobre 2012, (« M. Baumet », n°328502), le Conseil d’Etat rappelle que selon l’article 46 de la Convention la complète exécution d’un arrêt de la Cour EDH condamnant un Etat implique, en principe, que cet Etat prenne toutes les mesures qu’appellent, d’une part, la réparation des conséquences que la violation de la convention a entraînées pour le requérant et, d’autre part, la disparition de la source de cette violation. Mais il précise que l’exécution de l’arrêt de la Cour ne peut, en l’absence de procédures organisées pour prévoir le réexamen d’une affaire définitivement jugée, avoir pour effet de priver les décisions juridictionnelles de leur caractère exécutoire.
Par sa décision d’assemblée du 30 juillet 2014, (« M. Vernes », n°358564), le Conseil d’Etat ajoute que lorsque la violation constatée par la Cour concerne une sanction administrative devenue définitive, le constat par la Cour d'une méconnaissance des droits garantis par la Convention constitue un élément nouveau qui doit être pris en considération par l'autorité investie du pouvoir de sanction. Il en déduit qu’il incombe en conséquence à cette autorité, lorsqu'elle est saisie d'une demande en ce sens et que la sanction prononcée continue de produire des effets, d'apprécier si la poursuite de l'exécution de cette sanction méconnaît les exigences de la Convention. Dans ce cas, l’auteur de la sanction administrative peut y mettre fin, en tout ou en partie, eu égard aux intérêts dont elle a la charge, aux motifs de la sanction et à la gravité de ses effets ainsi qu'à la nature et à la gravité des manquements constatés par la Cour.
Ainsi le juge administratif n’a pas institué, de manière prétorienne, une voie de réouverture d’une procédure juridictionnelle définitivement close (dans la droite ligne de sa jurisprudence antérieure : CE, 11 février 2004, « Chevrol », n° 257682), tout en admettant qu’un texte normatif pourrait organiser une telle procédure. De son côté, la Cour de cassation juge également que « l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dont il résulte qu’un jugement rendu en matière civile et devenu définitif a été prononcé en violation des dispositions de la Convention n’ouvre aucun droit à réexamen de la cause » (décision du 30 septembre 2005 de la Chambre sociale).
C’est en matière pénale qu’un correctif a été en revanche apporté par la loi du 15 juin 2000 qui institue une « Commission de réexamen » d’une décision pénale consécutif au prononcé d’un arrêt de condamnation de la France. C’est une voie de recours extraordinaire distincte du pourvoi en cassation et des demandes en révision. La Commission examine les demandes faites « au bénéfice de toute personne reconnue coupable d’une infraction lorsqu’il résulte d’un arrêt rendu par la CEDH que la condamnation a été prononcée en violation des dispositions de la Convention (…), dès lors que, par sa nature et sa gravité, la violation constatée entraîne pour le condamné des conséquences dommageables auxquelles « la satisfaction équitable » allouée sur le fondement de l’article 41 de la Convention ne pourrait mettre un terme ». Cette révision, fondée uniquement sur les éléments de droit et non sur les éléments de fait, permet, le cas échéant, une réouverture du procès pénal.
Issu d’un dialogue permanent entre les juges nationaux et européens, le mécanisme d’appropriation de la Convention EDH n’est pas le seul fait du juge national ; il est également de la responsabilité des autorités ayant en charge le pouvoir d’élaborer la législation nationale.
II- La prise en compte par le pouvoir normatif des droits garantis par la CEDH :
Le « pouvoir normatif » recouvre ici tant le Parlement que l’autorité exécutive lorsqu’elle détermine, de manière générale et impersonnelle, la conduite des individus, selon l’interprétation constante de la notion de « loi » au sens de la Convention. (cf. Cour EDH : affaire « Sunday Times c/ Royaume-Uni », 16 juin 1980).
Le principe de subsidiarité dans le contrôle opéré par la Cour EDH des normes nationales et dans le libre choix des mesures générales à mettre en œuvre en cas de condamnation :
On sait que, sur certains sujets sensibles et complexes d’ordre sociétal, la Cour européenne veille à prendre en compte la diversité des cultures européennes. La notion de "marge nationale d'appréciation" rend compte de cette prudence. Dans son arrêt de principe "Handyside c/ Royaume-Uni", du 7 décembre 1976, la Cour européenne constate à cet égard que "grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l'État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer" sur le contenu des exigences de l'ordre public et la nécessité d'une restriction à une liberté et en tire la conséquence que "dès lors" la convention réserve aux États contractants une marge d'appréciation (§ 48).
La France en a connu un exemple récent, celui de la loi du 11 octobre 2010 qui interdit et sanctionne d’une peine d’amende le fait de porter une tenue, quelle que soit sa forme, ayant pour effet dans l’espace public de dissimuler le visage et de rendre impossible l’identification de la personne. La Cour européenne des droits de l’homme, le 1er juillet dernier, dans une décision nuancée (S.A.S. c. France, n°43835/11), lui a donné son aval.
Dans un premier temps, la Cour relève une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression religieuse de la requérante, protégé par les articles 8 (respect de la vie privée) et 9 (liberté de manifester sa religion ou sa conviction) de la Convention. Dans un second temps, elle examine la nécessité de la mesure à la lumière des arguments du gouvernement français. La Cour admet ainsi que « la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’Etat défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble ». Relevant l’absence de conception uniforme entre les Etats parties sur la signification de la religion dans la société, elle considère « que la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public constitue un choix de société », ce qui lui impose de faire preuve de mesure dans son contrôle et de laisser sur ces questions une ample marge de choix à l’Etat partie. Elle conclut ainsi à l’absence de violation de l’article 9-1 de la Convention relatif à la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses croyances, en faisant référence à la notion de « vivre ensemble », en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui ». Conférant ainsi aux États un large pouvoir dans la mise en œuvre des limitations aux droits protégés, la « marge nationale d’appréciation » est bien l'expression jurisprudentielle du principe de subsidiarité.
La Cour a maintes fois indiqué qu’un arrêt de condamnation d’un Etat lui laisse le choix des moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de l’obligation qui découle pour lui de l’article 53 [devenu l’article 46] » : Cour EDH, 29 avril 1988, « Belilos c/ Suisse ». Elle se considère incompétente pour demander à l’État de prendre un engagement quelconque ou de procéder à des modifications législatives (Cour EDH, 18 décembre 1987, « F. c/ Suisse », A128, §§ 42-43).
Il peut toutefois arriver que ce choix soit contraint et que l’abrogation d’une disposition précise soit la seule issue concevable. C’était le cas du pouvoir donné au ministre de l’intérieur d’interdire une publication étrangère, de manière générale et absolue, sur l’ensemble du territoire sans limitation dans le temps.
La nécessaire convergence de la législation nationale avec les droits garantis par la Convention EDH est plus ou moins rapide selon les sujets en cause :
Lorsqu’une saisine de la Cour apparait fondée, le législateur français a pu anticiper son succès, même si cela ne permettait pas d’éviter, pour le passé, une condamnation par le juge européen. C’est ainsi que dans l’affaire « Diennet », en 1992, il n’a fallu attendre que deux mois après la décision de recevabilité de la requête contestant sur le fondement de l’article 6 § 1, l’absence de publicité de la procédure disciplinaire devant l’Ordre des médecins pour qu’intervienne le décret modifiant les dispositions en cause. Il en est de même pour l’affaire « Ammur » (25 septembre 1988) concernant un étranger maintenu en zone d’attente : la législation applicable aux demandeurs d’asile a été modifiée postérieurement à l’introduction de la requête et avant le prononcé de son arrêt par la Cour EDH.
Dans d’autres cas, le pouvoir normatif a réagi avec moins de célérité. Une fois l’arrêt de condamnation intervenu dans l’affaire déjà citée des publications étrangères, il a fallu attendre que le Conseil d’Etat français enjoigne au Gouvernement d’abroger la disposition critiquée pour que celle-ci disparaisse de notre corpus juridique.
Dans d’autres cas, un arrêt de condamnation conduit la France à édicter des garanties nouvelles propres à prendre en compte la jurisprudence de la Cour dans le cadre d’un dialogue des juges constructif. S’agissant de la légalité des écoutes téléphoniques mises en œuvre par le juge pénal, la Cour EDH avait jugé que l’article 81 du code de procédure pénale selon lequel « le juge d’instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité » sur la base duquel la Cour de cassation française jugeait légales les écoutes pratiquées sur commission rogatoire, ne répondait pas à l’exigence de prévisibilité de la loi découlant de l’article 8 de la convention sur le droit à la vie privée (Cour EDH 24 avril 1990, « Kruslin c/ France », n° 18801/85). Or, la Cour avait donné aux parlementaires des indications très précises quant à l’étendue des insuffisances du droit français. C’est en écho à la liste dressée par le juge européen qu’ont été précisées, dans la loi du 10 juillet 1991, la nature des infractions pouvant donner lieu à des écoutes ou encore les limites de temps acceptables.
S’agissant de la procédure de la garde à vue, par deux arrêts de 2008 et 2009 (« Saldüz c/ Turquie » du 27 nov. 2008, req. n°36391/02 et « Dayanan c/ Turquie » du 13 oct. 2009, req. n°7377/03), la Cour EDH a rappelé les exigences du procès équitable en consacrant le droit d’être assisté d’un avocat dès le début de la mesure ainsi que le droit de garder le silence. Le régime de droit commun de la garde à vue fut peu après déclaré inconstitutionnel par le Conseil Constitutionnel dans une décision du 30 juillet 2010. Quelques semaines plus tard, la Cour de cassation jugea à son tour que certaines règles de la garde à vue ne satisfaisaient pas aux exigences de l’article 6 de la Convention EDH. Le législateur français a alors adopté la loi du 14 avril 2011 qui prévoit en particulier que l’avocat pourra assister à toutes les auditions de la personne dès le début de la mesure de garde à vue et que l’intéressée sera informée du droit de garder le silence.
Il est des cas où le pouvoir normatif va répondre pas à pas aux interrogations suscitées par des arrêts de la Cour EDH, en procédant aux réformes adéquates. Un exemple en est donné par le statut au sein de la juridiction administrative du « commissaire du gouvernement » désormais dénommé « rapporteur public ».
Son rôle, défini par l’arrêt du CE du 10 juillet 1957 « Gervaise », est de formuler « en toute indépendance » ses « conclusions » au cours de l’audience publique et à porter une appréciation « qui doit être impartiale » sur les circonstances de l’affaire et les règles de droit applicables. Dans un premier temps, cette institution a été contestée par la Cour EDH (arrêt « Kress c/ France », 7 juin 2001), au nom de la « théorie des apparences », au motif que la présence au délibéré du commissaire du gouvernement méconnaissait les exigences du « procès équitable ». La France a alors entrepris de clarifier les règles procédurales afin de convaincre que, loin d’être assimilable à une partie, le commissaire du gouvernement était un juge à part entière en charge d’une mission spécifique, celle d’éclairer par ses « conclusions » les parties sur les enjeux factuels et juridiques de l’affaire pour leur permettre de faire valoir leur point de vue avec plus d’efficacité. Désormais le sens de ces conclusions est transmis systématiquement avant l’audience aux parties qui peuvent y répondre au cours de l’audience publique. La nouvelle appellation de « rapporteur public » efface l’ambigüité susceptible de naître de la précédente, qui pouvait évoquer à tort l’appartenance à un « parquet » lié au pouvoir exécutif. Cette clarification a porté ses fruits puisqu’une décision d’irrecevabilité rendue récemment par la Cour EDH (« Marc Antoine », 4 juin 2013), de surcroît à l’unanimité, a mis un terme à ce débat qui aura duré une décennie.
Il faut dire qu’à ce dialogue des juges ont pris part les avocats français et plusieurs associations très actives dans le champ de la défense des droits de l’homme qui ont soutenu avec force la position de la France.
La Cour EDH encourage elle-même les Etats dans la voie de la réforme en prenant acte des progrès que représente un cadre normatif ayant intégré sa propre jurisprudence. Dans deux arrêts récents du 10 janvier 2013, (« Agnelet », n° 61198/08 et « Legillon », n° 53406/10), elle reprend sa solution dégagée dans l’affaire « Taxquet c. Belgique » (Cour EDH, gde. ch., 16 nov. 2010, « Taxquet c. Belgique »), en admettant que l’absence de motivation d’un arrêt concluant à la culpabilité d’un accusé dans un procès avec jury populaire n’est pas, en soi, contraire à la Convention et en imposant néanmoins aux États de permettre à l'accusé « de bénéficier de garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d'arbitraire et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation ». La Cour a pris acte de la réforme introduite en France par la loi du 10 août 2011. Désormais, une « feuille de motivation » annexée à la feuille des questions, énonce les « principales raisons qui, pour chacun des faits reprochés à l'accusé, ont convaincu la cour d'assises ». Selon les termes de la juridiction européenne, « une telle réforme, semble donc a priori susceptible de renforcer significativement les garanties contre l’arbitraire et de favoriser la compréhension de la condamnation par l’accusé, conformément aux exigences de l’article 6 § 1er de la Convention ».
Dans d’autres cas heureusement moins nombreux, le législateur français a pu tarder à mettre en conformité une législation avec la jurisprudence de la Cour . En matière de droit successoral, à la suite de la condamnation de la France dans l’arrêt « Mazurek » par la Cour EDH (1er févr. 2000, « Mazurek c. France ») qui a jugé que la différence de traitement entre enfants adultérins et enfants légitimes était discriminatoire, la loi du 3 décembre 2001 a abrogé les dispositions spécifiquement applicables aux premiers, dont les droits étaient fortement limités par rapport aux seconds. Or, la Cour de Strasbourg avait déjà conclu, dès 1979, dans l’affaire « Marckx c/ Belgique », que les enfants nés hors mariage ne devaient souffrir d’aucune discrimination et ainsi consacré l’égalité successorale des enfants, quelle que soit la nature de leur filiation. Une ordonnance du 4 juillet 2005 a définitivement consacré, dans le code civil, la disparition des notions d’enfant légitime et d’enfant naturel.
Dans un autre domaine, lui aussi sensible au plan sociétal, où une solution législative n’aboutissait pas en l’absence de consensus au sein des assemblées parlementaires, il est revenu à la Cour de cassation d’y pallier : cf. la simplification de la procédure de changement de la mention du sexe dans l’état civil, après la condamnation de la France, dans un arrêt du 25 mars 1992, (« affaire Botella c/ France », n° 13343/87). Dans deux arrêts du 11 décembre 1992, la Cour de cassation est revenue sur une précédente jurisprudence qui se référait à des règles dont l'application avait entraîné la condamnation de la France.
En s’en tenant à l’actualité jurisprudentielle récente, deux sujets sont susceptibles de susciter des débats nourris en France au sujet des suites à donner à des décisions de la Cour relatives à des domaines très sensibles : la liberté syndicale s’étend-elle aux armées ? Sanctions pénales et sanctions administratives sont-elles exclusives, ou peuvent-elles se combiner, lorsqu’elles sont prononcées à raison des mêmes faits ? Chacun de ces sujets mériterait qu’ une conférence soit consacrée à son approfondissement.
C’est de manière assez logique que le Comité des ministres du Conseil de l’Europe peut être amené à faire preuve de souplesse. Plutôt que d’y voir immédiatement un signe de réticence, il admet, comme il l’a fait dans l’affaire « Poitrimol » (Cour EDH, 23 novembre 1993), que le retard mis à prendre des mesures générales peut découler de l’attente d’une confirmation ou de l’approfondissement de la jurisprudence de la Cour. Le Comité est également sensible au fait que, par nature, l’activité normative présuppose une « certaine inertie » et que le retard d’exécution peut s’expliquer par des difficultés d’ordre interne rencontrées par certains Etats pour la mise en œuvre d’une réforme.
En conclusion, l’application des arrêts de la Cour européenne, exigence juridique pour chaque Etat-partie, et condition de la convergence vers une protection plus effective des droits de l’homme, requiert un dialogue confiant et approfondi entre les acteurs. Nul doute que la présente Conférence y aura contribué.
[1]Yves Robineau remercie pour sa contribution Mylène Bernabeu, chargée de mission juridique auprès de la présidente de la section du rapport et des études du Conseil d’État