L’accès des citoyens à la justice et aux organisations juridictionnelles en matière d’environnement. Spécificités nationales et influences du droit de l’Union européenne. Introduction par Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État de France, président de l’ACA-Europe lors du séminaire de l’Association des Conseils d’État et des juridictions administratives suprêmes de l’Union européenne (ACA-Europe), organisé en collaboration avec la direction générale Environnement de la Commission européenne et le Conseil d’État de France à Bruxelles le 23 novembre 2012.
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L’accès des citoyens à la justice et aux organisations juridictionnelles en matière d’environnement.
Spécificités nationales et influences du droit de l’Union européenne
Séminaire de l’Association des Conseils d’État et des juridictions administratives suprêmes de l’Union européenne (ACA-Europe), organisé en collaborationavec la direction générale Environnement de la Commission européenne et le Conseil d’Etat de France
Bruxelles, 23 novembre 2012
Introduction par Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’Etat de France président de l’ACA-Europe
Monsieur le commissaire européen à l’environnement,
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues,
Je suis très heureux d’ouvrir, en votre présence et avec le secrétaire général de l’Association des Conseils d’Etat et des juridictions administratives suprêmes de l’Union, M. Yves Kreins, ce séminaire consacré à l’accès des citoyens à la justice et aux organismes juridictionnels en matière d'environnement.
1. Mes remerciements vont bien entendu, en tout premier lieu, à M. Potočnik, commissaire européen à l’environnement, qui nous fait l’honneur de sa présence, ainsi qu’à la Commission européenne qui s’est investie aux côtés de l’ACA-Europe et du Conseil d’Etat de France dans l’organisation de cette journée. Le discours que vous venez de prononcer, Monsieur le commissaire, résonne d’un écho particulier parmi nous, car nous sommes tous, non seulement en notre qualité de juges, mais aussi en tant que citoyens de l’Union européenne, concernés au premier plan par les interrogations que vous formulez sur l’application du droit de l’Union. Ainsi que vous l’avez rappelé, Monsieur le commissaire, la mise en œuvre du droit de l’Union est une ardente obligation pour les Etats membres, à laquelle ils ne peuvent bien entendu se soustraire et qu’ils doivent, dans toute la mesure du possible, favoriser, encourager et approfondir. La participation des Etats à l’Union européenne suppose, chacun ici le sait, non seulement une volonté de construire ensemble une Union politique et de bâtir des politiques communes, mais encore un effort de chaque Etat pour mettre en œuvre ces politiques à son propre niveau.
Cela est particulièrement vrai dans les domaines où le droit de l’Union est très développé, comme celui du droit de l’environnement. Les conséquences d’une mise en œuvre tardive de ce droit ont un coût très important, globalement estimé à cinquante milliards d’euros par an selon la Commission[2]. Ces conséquences sont directement environnementales, mais elles touchent également à la santé humaine et peuvent remettre en cause les conditions nécessaires au bon fonctionnement du marché unique.
La Commission, dans sa communication du 7 mars 2012 intitulée Tirer le meilleur parti des mesures environnementales de l’UE : instaurer la confiance par l’amélioration des connaissances et de la réactivité [3], a particulièrement souligné la nécessité d’améliorer les connaissances relatives à la mise en œuvre du droit de l’environnement, ce qui implique non seulement une meilleure connaissance de la situation environnementale, mais également des mesures, en particulier administratives, prises pour protéger et améliorer l’environnement. Deux points de cette communication nous intéressent plus spécifiquement aujourd’hui :
1) la nécessité, pour affiner les connaissances disponibles en matière de mise en œuvre du droit de l’environnement de l’Union, de prendre appui sur des réseaux d’inspecteurs, de procureurs et de juges nationaux ;
2) l’importance de favoriser un large accès à la justice, dès lors qu’est en cause la législation environnementale de l’Union européenne.
2. En ce qui concerne, tout d’abord, le développement des connaissances relatives à la mise en œuvre du droit de l’Union, les travaux de l’ACA-Europe peuvent sans doute, sur certains points, fournir des renseignements intéressants.
Comme vous le savez peut-être, Monsieur le commissaire, l’ACA-Europe est née de la rencontre, en 1963, entre des membres de deux Conseils d’Etat, ceux de Belgique et d’Italie. Une première réunion bilatérale, en 1964, entre ces deux institutions, fut suivie par d’autres et en 1968 se tint pour la première fois, à Rome, un colloque des hautes juridictions administratives des six pays du Marché commun. Depuis lors, tous les deux ans, un grand colloque nous réunit. Lors de chaque élargissement des Communautés européennes, les juridictions des nouveaux Etats membres ont été invitées à y participer, ce qu’elles ont fait, ainsi que la Cour de Justice des Communautés européennes. L’Association, en tant que telle, est née au courant de l’année 2000. Elle compte aujourd’hui 28 juridictions et Conseils d’Etat, 2 observateurs provenant des Etats candidats (la Cour administrative de Croatie et le Conseil d’Etat de Turquie) et 2 cours invitées membres ou proches de l’Espace économique européen (la Cour suprême de Norvège et le Tribunal fédéral de Suisse). Outre les colloques biennaux, l’ACA-Europe organise également des séminaires, comme celui d’aujourd’hui, au rythme de deux à quatre par an. Et elle développe, en outre une coopération multiforme, avec des publications, des bases de données communes, des échanges de juges et l’organisation de réseaux de travail en commun.
Les thèmes retenus pour nos séminaires concernent bien sûr l’activité des juridictions. L’ACA-Europe cherche ainsi à comparer les offices des juridictions membres, leurs pouvoirs, les difficultés qu’elles rencontrent, leurs méthodes de travail, de façon à ce que chaque juridiction, tirant profit de la comparaison des meilleure s pratiques, puisse développer une approche réflexive sur ses méthodes de travail, sur sa jurisprudence et sur les éventuelles améliorations qu’elle pourrait retenir.
Mais les thèmes abordés par l’Association sont aussi, de manière fréquente, relatifs au droit de l’Union. Pour n’en donner que deux exemples : en 2010, un séminaire sur « Le juge du contentieux des étrangers: entre normes nationales et normes européennes » s’est tenu ici même, à Bruxelles ; en juin de cette année, le colloque de Madrid a été consacré à la « Mise en œuvre de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne ». Dans ces deux cas, les juridictions nationales ont fait état, en ce qui concerne ces textes, de leurs pratiques, de leurs interrogations et des solutions qu’elles avaient pu apporter. Dans ces deux cas, notre connaissance du droit de l’Union et de sa mise en œuvre s’en est trouvée affinée et approfondie. Ces travaux sont pour nous d’une grande utilité ; ils peuvent également l’être pour des tiers et font d’ailleurs l’objet d’une mise à disposition du public et d’une diffusion – nous appliquons donc pleinement, comme vous le voyez, les stipulations de la convention d’Aarhus. L’ACA-Europe œuvre également en faveur d’une meilleure connaissance de la jurisprudence des hautes juridictions administratives des Etats membres de l’Union et elle développe, par exemple, un système d’identifiant européen de jurisprudence (ECLI) dans le but d’harmoniser le référencement de la jurisprudence dans le cadre de l’Union européenne et de favoriser l’accès à cette jurisprudence.
Ces activités diverses tendent, comme vous le voyez, à favoriser une meilleure connaissance réciproque de l’activité des juridictions administratives suprêmes de l’Union européenne. Elles m’apparaissent essentielles dans le contexte juridique de l’ordre juridique « propre, intégré au système juridique des États membres » qu’est celui de l’Union, ainsi que le rappelle régulièrement la Cour de justice de l’Union européenne depuis ses arrêts fondateurs Van Gend en Loos [4] et Costa c/ ENEL [5]. Les travaux de l’ACA-Europe peuvent donc, à leur niveau, permettre d’améliorer les connaissances disponibles sur la mise en œuvre du droit de l’Union.
3. A n’en pas douter, le séminaire d’aujourd’hui s’inscrit dans cette veine. Il a été bâti sur quatre questions simples.
a) Tout d’abord, nous avons souhaité pouvoir mieux connaître l’activité des juridictions administratives suprêmes en matière de droit de l’environnement et, plus particulièrement, en droit de l’Union de l’environnement, en combinant une approche quantitative et une analyse qualitative, portant sur la difficulté des dossiers, la qualité de la présentation des arguments par les parties et le délai de jugement des dossiers. Les réponses recueillies confirment certaines intuitions, notamment l’importance juridique et symbolique du contentieux de l’environnement pour les juridictions administratives suprêmes, malgré une part statistique relativement faible rapportée à la totalité du contentieux traité, et aussi la difficulté des dossiers soumis.
b) La question de l’accès à la justice en matière d’environnement constitue le deuxième thème abordé par le questionnaire qui a été transmis aux Etats. Ce sujet est absolument central, non seulement comme condition de la pleine application des politiques environnementales, mais aussi, d’un point de vue juridique, compte tenu de l’adhésion des Etats membres comme de l’Union européenne à la convention sur l’accès à l’information, la participation au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, sous l’égide de la Commission économique pour l’Europe des Nations-Unies, dite convention d’Aarhus du 25 juin 1998. Le troisième pilier de cette convention – on le sait – entend promouvoir un large accès à la justice en ce qui concerne les décisions environnementales. Cette convention a certes trouvé une traduction en droit de l’Union, en particulier au travers de la directive 2003/35/CE du 26 mai 2003[6], mais aucune suite n’a été donnée à la proposition de directive, présentée le 24 octobre 2003, relative à l’accès à la justice en matière d’environnement, dont l’ambition était d’harmoniser les règles d’accès à la justice dans les différents Etats membres[7], dans le sens d’une plus grande souplesse des critères de recevabilité, notamment celui de l’intérêt pour agir, en matière d’environnement.
Dans ce thème de l’accès à la justice, un premier sous-groupe de questions porte sur les conditions actuelles de recevabilité des actions environnementales dans les Etats membres et sur leurs éventuelles évolutions récentes. Est plus particulièrement abordée l’existence de règles particulières ou non de recevabilité en matière environnementale, de manière générale pour tous les citoyens et en ce qui concerne plus précisément les associations de protection de l’environnement.
Le second sous-groupe de questions aborde la réception, par les Etats membres, de la jurisprudence, aussi riche que foisonnante, de la Cour de justice de l’Union européenne sur ce sujet. Les questions se concentrent sur les jurisprudences récentes, mais l’objectif est bien entendu à la fois de dégager des tendances générales d’évolution des droits nationaux au regard de ces jurisprudences et d’identifier un certain nombre d’interrogations qui, sur un plan juridique, ne sont pas encore résolues. Comme on le verra, l’accès à la justice en matière environnementale constitue un exemple marquant du dialogue qu’entretiennent entre eux les acteurs des différents systèmes juridiques. Sans aborder toutes les décisions de la Cour de justice qui seront aujourd’hui discutées, l’une d’entre elles a plus particulièrement retenu mon attention, comme celle au demeurant de nombreux Etats membres. Il s’agit de la décision Lesoochranárske zoskupenie, dite des « Ours slovaques », du 8 mars 2011[8] par laquelle la Cour de justice a jugé que les stipulations de l’article 9§3 de la convention d’Aarhus ne sont certes pas d’effet direct, car « elles ne contiennent aucune obligation claire et précise de nature à régir directement la situation juridique de particuliers », mais qu’il appartient néanmoins aux juridictions nationales d’interpréter, dans toute la mesure du possible, le droit national conformément aux stipulations de la convention d’Aarhus et, en particulier, de cet article 9§3. Les conséquences qu’il convient de tirer de cette décision, dont l’interprétation, sous l’apparente simplicité de la formule employée par la Cour, fait débat, sont encore peu claires dans de nombreux Etats membres. Peut-être cette jurisprudence illustre-t-elle le comblement, par la voie jurisprudentielle, d’un vide législatif au niveau de l’Union.
c) Le troisième thème, qui sera abordé en début d’après-midi, s’intitule « Le juge face aux spécificités du contentieux de l’environnement ». Trois séquences rythmeront cette table ronde.
La première est relative à l’organisation des juridictions pour faire face au contentieux de l’environnement. Existe-t-il, en particulier, des chambres spécialisées, voire des tribunaux spécialisés, dans ces questions ? Dans de nombreux pays, une certaine forme de spécialisation des magistrats, variable en intensité, est constatée. Des actions de formation existent également à des degrés divers pour mettre les juges en capacité de faire face à leur mission dans le domaine de l’environnement.
La deuxième séquence aborde la question, très délicate, de la façon dont le juge peut faire face à la complexité des faits qui posent souvent des questions scientifiques et techniques délicates. A cet égard, des modalités diverses d’expertise existent au sein des Etats membres, ainsi qu’un recours varié à cette technique, ou à d’autres le cas échéant, suivant les juridictions membres. Un point sera fait sur ces différentes méthodes.
La troisième séquence porte sur les procédures d’urgence devant les juridictions et les mesures conservatoires qui peuvent être ordonnées. Ces questions revêtent une importance toute particulière compte tenu de l’irréversibilité potentielle de nombreuses atteintes causées à l’environnement.
d) Enfin, la dernière séquence, qui est en quelque sorte conclusive, traitera de la complémentarité entre les droits des Etats membres et celui de l’Union, à la lumière, en particulier, des enseignements qu’il convient de tirer des réponses au questionnaire qui a été diffusé. Le juge Jean-Claude Bonichot nous fera enfin l’honneur de tirer les conclusions de cette journée.
4. Au terme de cette journée, nous n’aurons pas, loin s’en faut, épuisé le sujet. Néanmoins, nous aurons progressé dans la connaissance de la façon dont est mis en œuvre et pris en compte le droit de l’environnement, en particulier de l’Union, par les juridictions suprêmes. Sur ces sujets, comme sur bien d’autres, les perspectives du droit comparé, la rencontre d’idées et de pratiques issues de systèmes juridiques différents, la présentation et la discussion non seulement des solutions dégagées mais aussi parfois des impasses rencontrées, toutes ces démarches doivent permettre d’interroger utilement nos pratiques respectives mais aussi, parfois, de questionner certaines solutions nationales qui découlent des spécificités mêmes de nos systèmes juridiques. A cet égard, nous mesurons que bâtir l’Europe exige une vigilance, une attention, et un effort particuliers qui, il est vrai, ne sont pas favorisés par la conjoncture actuelle de crise et de scepticisme sur les bienfaits de la construction européenne.
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Permettez-moi, pour terminer, de remercier tous ceux qui ont rendu possible cette journée : le secrétariat général de l’ACA-Europe, tout d’abord, en particulier M. Yves Kreins et Mme Martine Baguet, secrétaire général et secrétaire générale adjointe de l’association, la Commission européenne et, notamment, Mme Marie-Claude Blain et enfin les rapporteurs généraux qui ont effectué la synthèse des rapports nationaux, mes collègues Sophie Roussel et Olivier Fuchs du Conseil d’Etat de France. Il faut également remercier l’ensemble des contributeurs et rapporteurs nationaux pour le travail remarquable qu’ils ont accompli ainsi que les intervenants qui ont accepté de participer aux tables rondes.
Je forme pour terminer des vœux très chaleureux pour que les travaux préparatoires approfondis de ce séminaire puissent déboucher sur des débats riches et fructueux, des débats utiles pour approfondir les pratiques nationales et permettre la meilleure application du droit de l’Union.
[1]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.
[2]Communication de la Commission, 7 mars 2012, Tirer le meilleur parti des mesures environnementales de l’UE : instaurer la confiance par l’amélioration des connaissances et de la réactivité, COM(2012) 95 final.
[3]COM(2012) 95 final.
[4]CJCE, 5 février 1963, Van Gend en Loos, aff. 26-62.
[5]CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. Enel, aff. 6/64.
[6]Directive 2003/35/CE du 26 mai 2003 prévoyant la participation du public lors de l'élaboration de certains plans et programmes relatifs à l'environnement, et modifiant, en ce qui concerne la participation du public et l'accès à la justice, les directives 85/337/CEE et 96/61/CE du Conseil.
[7]Proposition de directive relative à l’accès à la justice en matière d’environnement, COM(2003) 624 final, 24 octobre 2003.
[8]Affaire C-240/09 du 8 mars 2011.