Intervention lors du colloque organisé par le comité d’histoire du Conseil d’Etat et de la juridiction administrative le 24 novembre 2014.
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Georges Pompidou et le Conseil d’État
Colloque organisé par le comité d’histoire du Conseil d’État et de la juridiction administrative
Conseil d’État, Lundi 24 novembre 2014
Allocution d’accueil par Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État
Monsieur le Premier ministre,
Mesdames et Messieurs,
Mes chers collègues,
« C’est un fait que notre droit public est largement l’œuvre de votre Assemblée. Mais cette autorité qui vous est reconnue comporte en elle-même son lot de responsabilités et de difficultés. Car l’ouvrage doit sans cesse être remis sur le métier pour s’adapter à une réalité mouvante et parfois en préparer les changements nécessaires ». C’est en ces termes que, le 28 avril 1970, soit un an jour pour jour après le départ du Général de Gaulle de la présidence de la République, le président Georges Pompidou s’adressa aux membres du Conseil d’État. Se fait entendre dans son propos l’hommage sincère et respectueux au « premier Corps de l’État », au conseiller du Gouvernement et au juge de son administration. Mais s’y révèle aussi une connaissance intérieure et personnelle de sa fonction et de sa finalité démocratiques, dans l’orientation et la régulation des rapports entre les individus et l’État.
Revenir sur les relations qu’a entretenues avec notre institution Georges Pompidou, c’est d’abord, à l’occasion du 40ème anniversaire de sa disparition, revisiter un pan de notre histoire administrative et politique. C’est le faire sous le prisme d’un itinéraire inédit et unique, qui conduisit un maître des requêtes, rapporteur à la section du contentieux, à l’exercice des fonctions éminentes de Premier ministre, puis de Président de la République. C’est aussi percevoir, dans la singularité d’un parcours et les caractéristiques d’une époque, l’actualité d’une conception de l’État et de l’intérêt général, en prise avec des contraintes sociales et économiques qui, sous des formes différentes, forment aujourd’hui encore la trame et le champ de l’action des responsables publics. En se gardant du double écueil de l’anachronisme et de l’illusion rétrospective, nous avons encore beaucoup à puiser dans la lucidité et le sens des responsabilités de cet homme d’État.
1. Au Conseil d’État, où il fut nommé le 30 août 1946 maître des requêtes à l’initiative de Jean Donnedieu de Vabres[2], l’ancien chargé de mission[3] au cabinet du Général de Gaulle de septembre 1944 à janvier 1946 fait preuve des qualités rares qui l’ont déjà distingué. Ce normalien, qui apprend vite, raisonne bien et sait s’adapter, s’initie avec un intérêt soutenu[4] et reconnu aux arcanes du droit public et il apporte rapidement à la deuxième sous-section où il est affecté un concours opérationnel dans des matières délicates, comme le contentieux des mesures d’épuration et des arrestations arbitraires, ou plus techniques et austères, comme les affaires de fonction publique. Georges Pompidou partage alors son activité au Conseil d’État[5] avec celles, bientôt intermittentes, d’adjoint au commissaire général au tourisme[6], puis avec sa charge de trésorier de la Fondation Anne de Gaulle[7] et surtout, à compter d’avril 1948[8], avec ses fonctions de chef de cabinet du Général de Gaulle. Durant cette période, la diversité de ces responsabilités n’éclipse cependant en rien, mais vient plutôt compléter son apprentissage et son expérience du service de l’État. Comme il en témoigne dans son discours d’avril 1970, il conserve du Conseil d’État un souvenir « heureux » : « Urbanité des rapports, liberté de pensée et d’expression, souci de la chose publique, voilà le souvenir – écrit-il – que j’ai gardé de mes collègues ».
2. Le Premier ministre du Général de Gaulle puis le deuxième Président de la jeune Vème République ont aussi compté, dans leur projet de modernisation de la France, sur l’expertise du Conseil d’État, sur sa connaissance des rouages administratifs et des leviers de leur efficacité. Avant même que l’inflation et l’instabilité normatives n’aient atteint le stade pathologique que nous connaissons aujourd’hui, la clarification et la simplification du droit ont été identifiées par Georges Pompidou comme une tâche primordiale pour le Conseil d’État, comme pour les responsables publics : « La condition première du respect du droit, c’est qu’il soit connu et compris de ceux auxquels il s’adresse, comme de ceux qui l’appliquent » [9]. Bien plus, en conciliant l’autorité de l’État et les droits des citoyens, le Conseil d’État assure aux yeux de Georges Pompidou, par l’exercice de sa fonction institutionnelle, un gage de stabilité et de confiance en l’action publique dans une société en plein bouleversement social et économique. Il garantit, par la protection des libertés individuelles, les fondements de l’État de droit et il préserve surtout, dans une société désagrégée aux intérêts rivaux, la force cohésive qui, dans notre histoire, a fait de l’État l’opérateur de l’unité nationale[10].
Les rapports de Georges Pompidou et du Conseil d’État sont ainsi indissociables d’une réflexion sur les finalités essentielles de l’État dans la société contemporaine, marquée par la puissance centrifuge des individualismes, mais aussi sur les difficultés pratiques, juridiques, économiques et politiques de leur réalisation au service des libertés individuelles et du bien-être collectif. Ni monstre froid, ni Léviathan antidémocratique, l’État en France a la charge de faire prévaloir l’intérêt général, alors que la pression des intérêts particuliers s’impose avec évidence et immédiateté aux pouvoirs publics ; il a la charge de faire converger et s’associer les initiatives au-delà des égoïsmes catégoriels, comme de défendre l’exercice des libertés individuelles contre tout arbitraire.
Georges Pompidou, c’est aussi une éthique de l’engagement politique, où la loyauté et la fidélité servent toujours un débat d’idées clair, assumé et plein de conviction ; c’est encore une éthique du service de l’intérêt général, où les compétences techniques ne l’emportent jamais sur le sens des responsabilités et des réalités pratiques[11] ; c’est, enfin, une conception élevée du destin de la France, aux antipodes de la superbe et de l’auto-satisfaction, conception qui invite les responsables publics à agir avec lucidité et résolution dans la voie dépouillée, étroite et parfois solitaire de l’éthique de la responsabilité.
[1]Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
[2]Georges Pompidou, Pour rétablir une vérité, éd. Flammarion, 1982, pp. 46-47.
[3]Georges Pompidou est alors en charge de deux secteurs: l’éducation nationale et l’information, voir Eric Roussel, Georges Pompidou, éd. Tempus, 2004, p.68.
[4]Georges Pompidou, Pour rétablir une vérité, éd. Flammarion, 1982, p. 47 : « Il faut dire qu’il n’y a rien de plus excitant que de s’initier à de nouvelles disciplines et que même le droit administratif me passionna pendant plusieurs années ».
[5]Avec l’accord du vice-président René Cassin, voir Georges Pompidou, Pour rétablir une vérité, éd. Flammarion, 1982, p. 55.
[6]Eric Roussel, Georges Pompidou, éd. Tempus, 2004, p.74.
[7]Georges Pompidou, Pour rétablir une vérité, éd. Flammarion, 1982, p. 49.
[8]Eric Roussel, Georges Pompidou, éd. Tempus, 2004, p. 80.
[9]« Statuant au contentieux ou prononçant vos avis en matière administrative, vous devez vous garder du dogmatisme, pour rechercher l’efficacité, la souplesse, je dirai même le dépouillement. La condition première du respect du droit, c’est qu’il soit connu et compris de ceux auxquels il s’adresse comme de ceux qui l’appliquent », G. Pompidou, discours du 28 avril 1970, prononcé au Conseil d’État.
[10]« En présence d’intérêts collectifs multiples, le citoyen reste démuni et exposé aux plus graves atteintes. Dès lors, le temps n’est plus où dans un pays tel que le nôtre, l’autorité de l’État pouvait apparaître comme une menace pour la liberté du citoyen, elle en constitue au contraire aujourd’hui la plus solide et la meilleure garantie », G. Pompidou, discours du 28 avril 1970 au Conseil d’État.
[11]« La politique doit être celle des « politiques » au sens vrai du terme, de ceux qui pour les problèmes humains l’emportent sur tous les autres, ceux qui ont de ces problèmes une connaissance concrète, née du contact avec les hommes, non d’une analyse abstraite, ou pseudo-scientifique, de l’homme. C’est en fréquentant les hommes, en mesurant leurs difficultés, leurs souffrances, leurs désirs et leurs besoins immédiats, tels qu’ils les ressentent ou tels parfois qu’il faut leur apprendre à les discerner, qu’on se rend capable de gouverner, c’est-à-dire, effectivement, d’assurer à un peuple le maximum de bonheur compatible avec les possibilités nationales et la conjoncture extérieure », G. Pompidou, Le nœud gordien, p. 202-203