Présentation de l’étude sur le dernier kilomètre devant le Conseil économique, social et environnemental.
12 décembre 2023
Didier-Roland Tabuteau 1
Vice-président du Conseil d’État
Monsieur le Président du Conseil économique, social et environnemental,
Mesdames les présidentes et Messieurs les présidents,
Mesdames les conseillères et Messieurs les conseillers,
Mesdames et Messieurs,
Nous sommes très honorés de présenter aujourd’hui l’étude annuelle du Conseil d’État sur le thème du dernier kilomètre, avec la présidente de la section du rapport et des études, Martine de Boisdeffre, son président adjoint et rapporteur général de l’étude, Fabien Raynaud, et sa rapporteure générale adjointe, Mélanie Villiers.
Cette rencontre entre nos deux institutions est une première. Elle est pour nous très importante d’abord car, par notre étude, nous avons cherché à aider les pouvoirs publics afin d’améliorer l’effectivité des politiques publiques, thème qui vous est, je le sais, particulièrement cher et auquel vos travaux contribuent pleinement. C’est donc non seulement à des membres de la troisième assemblée constitutionnelle de la République que nous présentons aujourd’hui l’étude, mais également à des experts dans les questions que nous abordons aujourd’hui.
C’est une première, qui illustrera je pense la complémentarité des missions de nos deux institutions. Parmi nos missions, nos deux institutions ont pour vocation de conseiller le Gouvernement et le Parlement – pour votre part afin de participer à l’élaboration de la politique économique, sociale et environnementale et pour la nôtre, dans nos missions consultatives, pour améliorer les textes, dans leur rédaction, leur régularité juridique mais aussi dans leur opportunité administrative.
Il s’agit, pour vous, d’interroger l’opportunité d’une réforme, au regard des impératifs économiques, sociaux et environnementaux, et pour nous d’accompagner juridiquement et administrativement cette réforme, voire, dans un second temps, dans nos fonctions contentieuses de nous assurer de la légalité de l’action de l’administration.
Cette proximité et cette complémentarité de nos missions donnent à voir combien il est important que le dialogue que nous avons noué soit entretenu.
La cohérence des institutions, leur présence dans l’agora sont d’autant plus importantes que les temps sont périlleux et chaotiques. De leur intervention et de leur unité dépend le sentiment de confiance de la population qui est si nécessaire.
Pour introduire la présentation de l’étude sur le dernier kilomètre, avant de laisser la parole aux collègues de la section du rapport et des études, je souhaite aborder plusieurs points :
1° d’abord, le cadre des études, dans lequel s’est inscrite cette étude annuelle ;
2° ensuite le thème précis de l’étude et ses objectifs,
3° et les raisons pour lesquelles nous avons décidé de la mener maintenant.
4° Enfin, je reviendrai sur les grands messages qu’elle porte, avant que la présidente de Boisdeffre, le président Raynaud et la rapporteur générale adjointe Mélanie Villiers, ne présentent le constat et les propositions dressées par cette étude.
1) Je commence donc par le cadre général des études menées par le Conseil d’État
Chaque année, le Conseil d’État conduit deux types d’études :
- l’étude annuelle2 , dont nous choisissons nous-mêmes le thème ;
- les études qui lui sont commandées par le Premier ministre.
L’étude sur le dernier km des politiques publiques fait partie de la première catégorie.
Comme toutes les études, elle a été réalisée par la section du rapport et des études avant d’être adoptée par l’assemblée générale plénière du Conseil d’État le 6 juillet 2023.
Elle a été rendue publique lors de la rentrée du Conseil d’État qui a été instituée en 2022 et qui a lieu en septembre.
Nos études doivent être pédagogiques, et pouvoir être lues par tous, avec des exemples concrets. L’étude sur le dernier kilomètre l’est particulièrement. Elle se penche sur un thème qui concerne chacun d’entre nous.
Avant cette étude, et pour s’en tenir aux 4 années précédentes, le Conseil d’État avait retenu les thèmes suivants :
- la politique publique du sport en 2019,
- l’évaluation des politiques publiques en 2020,
- les états d’urgence en 2021,
- et enfin les réseaux sociaux en 2022 ;
Les rapports et les études se rattachent à la troisième mission, mais ils bénéficient de l’expérience acquise dans ses autres missions – c’est-à-dire dans les missions consultatives mais également juridictionnelles, sur lesquelles je reviendrai.
2) J’en viens au thème et aux objectifs de cette étude.
En centrant son étude sur le dernier kilomètre de l’action publique, le Conseil d’État emprunte au vocabulaire de la logistique, pour étudier la capacité des politiques publiques à atteindre effectivement l’usager, entendu comme toute personne concernée par une politique publique. Il s’agit de partir de l’usager pour analyser comment les politiques publiques atteignent, et parfois n’atteignent pas leurs destinataires, et remplissent ou non les objectifs déterminés par les pouvoirs publics.
Pour continuer sur la métaphore logistique, il s’agit de s’assurer que le colis est livré, au bon moment, à la bonne adresse. Le caractère transversal vient du fait que l’étude, non seulement se concentre sur de nombreuses politiques publiques, mais également qu’elle porte sur tous les acteurs concernés : les pouvoirs publics bien sûr, mais également les associations, ou les syndicats et tous ceux qui peuvent éclairer sur les problèmes concrets que rencontre une politique publique.
S’attacher à comprendre les conséquences concrètes du droit sur la vie des personnes, le Conseil d’État le fait au quotidien dans ses missions de juge et de conseil.
Ainsi, dans sa mission de conseil, quand il étudie un projet de décret, un projet de loi, un projet d’ordonnance, ou depuis 2008, lorsqu’il est saisi d’une proposition de loi, le Conseil d’État s’emploie à examiner si la politique publique portée par le texte va effectivement atteindre les objectifs qu’elle s’assigne.
Dans sa mission juridictionnelle, le Conseil d’État a la même préoccupation. Il a, par exemple, en 2022, précisé au contentieux que l’obligation d’avoir recours à un téléservice ne peut être imposée que si l’accès des usagers et l’exercice effectif de leurs droits sont garantis3 . Pour les procédures compliquées, ou pour des publics en situation difficile, l’usager doit pouvoir être accompagné de façon humaine.
Par l’étude de 2023, la multiplicité des exemples et des interlocuteurs a permis de tirer les leçons des succès et des échecs de nombreuses actions publiques et de dégager une méthodologie générale, du moins des principes essentiels pour la réussite des politiques publiques. Cette méthode sous-tend les recommandations qui vous seront présentées. Elle est illustrée dans l’étude par des encarts, des exemples concrets qui parsèment l’étude. Elle repose sur une analyse des défauts de conceptions ou au contraire des bonnes pratiques qui ont permis d’atteindre les objectifs visés.
3) Pourquoi maintenant ?
Il y a d’abord l’évolution des attentes des usagers et la discordance qui peut exister avec une vision classique par l’administration de l’usager parfois perçu comme uniforme ou standard. Or, ce constat, sur lequel nous reviendrons plus longuement, montre que la diversité et l’hétérogénéité des usagers n’ont cessé de croître.
L’élément déclencheur, qui a présidé au choix de l’étude, est toutefois la pandémie de Covid 19.
Durant cette pandémie, la question du dernier kilomètre a été cruciale ; elle a parfois été véritablement une question de vie ou de mort. Il s’agissait de soigner chacun, d’apporter des vaccins, mais également de permettre au maximum, à chacun, d’accéder à ses droits et de faire fonctionner la société dans un contexte totalement inédit. Ce fut une expérimentation grandeur nature, de tout ce qui pouvait être mis en place dans l’urgence pour être efficace et simplifier le fonctionnement de la société.
Ce n’est en effet pas seulement le fonctionnement de l’administration qui a été simplifié. Pensons aux règles de copropriété, ou aux paiements par carte bancaires, dont le paiement sans contact a vu sa limite augmenter et passer de 30 à 50 euros.
On a vu très clairement durant la pandémie que, par l’engagement de tous les acteurs, en prenant en compte les nécessités du terrain et les propositions des agents confrontés aux problèmes concrets, la simplification était possible ! Il était important pour nous de nous emparer de ce constat pour proposer à l’État de poursuivre dans la recherche de la simplification dont les voies avaient été ouvertes par cette période si difficile.
L’enjeu est alors de prendre en compte la complexité de la société. Elle est aujourd’hui beaucoup plus diverse du fait de l’hétérogénéité des parcours de vie, des évolutions du salariat ou des structures familiales, et les services publics comme les politiques publiques doivent s’y adapter. C’est crucial alors qu’une défiance s’exprime sur la manière dont les services publics sont rendus. Il s’agit de redonner confiance, envers le service public, et entre les acteurs, pour améliorer le fonctionnement de l’État, des collectivités et de la société dans son ensemble.
C’est tout l’enjeu de nos propositions.
4) Trois messages importants sont portés par l’étude :
4.1 Il s’agit d’abord de miser sur la créativité des agents et des acteurs de terrain ;
Le Conseil d’État a par cette étude l’ambition de mettre en valeur la richesse de tout ce qui se fait, sur le terrain, pour renforcer le service public, pour améliorer les politiques publiques. Des rencontres sur le terrain, des ateliers sont venus s’ajouter aux auditions et aux demandes de contributions auxquelles nous procédons habituellement.
Il faut également, chaque fois que cela s'y prête, savoir prendre en compte les solutions imaginées par les associations et l'ensemble des acteurs de la société civile. C’est par exemple ce qui a été fait avec le « Collectif des médecins solidaires » qui a créé deux cabinets médicaux dans la Creuse, désert médical où se relaient toutes les semaines des médecins volontaires venant du reste du territoire national.
Cette recommandation de rester au plus près du terrain, le Conseil d’État l’a faite sienne pour construire l’étude et ensuite pour la diffuser.
La présidente de Boisdeffre y reviendra, mais parmi les nombreux échanges que nous avons eus, il y a bien sûr eu le dialogue riche qui a été noué avec votre assemblée, et pour lequel nous vous en remercions encore infiniment.
Dans la logique même du franchissement du dernier kilomètre, nous avons souhaité nous impliquer autant que possible que pour cette analyse soit diffusée, que la méthode soit adoptée.
C’est dans ce cadre que nous avons entrepris des présentations de l’étude, comme devant les équipes de la Défenseure des droits, ou aujourd’hui devant votre assemblée. Des présentations dans des ministères, ou dans des écoles du service public, permettront également de porter cette analyse.
4.2 Deuxième grand message : transformer la complexité de la société en simplicité pour l’usager
La complexité de nos sociétés est comme je l’ai dit le fruit de l’évolution des technologies, de la pluralité des situations familiales, de la variété des parcours professionnels. Cette complexité induit une variété dans l’action publique pour répondre aux situations diverses des usagers. Il est pourtant nécessaire de rendre simples les démarches pour accéder aux politiques publiques.
A cette fin, doivent être privilégiés les logiques de guichet unique, ou encore les formulaires pré remplis grâce aux informations dont dispose déjà l’administration – dans le respect bien sûr des règles de protection des données.
On peut citer des exemples qui doivent inspirer pour la conduite de nouvelles réformes. Ainsi de la mise en place de la Protection Universelle Maladie (PUMA), entrée en vigueur le 1er janvier 2016 et qui garantit désormais à toute personne qui travaille ou réside régulièrement en France un droit à la prise en charge des frais de santé, sans démarche particulière à accomplir. Le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu à la même logique de réduction de la complexité pour l’usager, le contribuable en l’espèce.
Dès lors que de nombreux acteurs conduisent à porter les services publics, l’allègement des démarches administratives suppose aujourd’hui une approche partenariale de l’action publique qui doit être partout promue.
4.3 Enfin, pour adopter la méthode promue par le Conseil d’État dans son étude, il faut savoir assumer le temps nécessaire au succès du dernier kilomètre
Les recommandations de l’étude invitent en effet à s'interroger sur le temps de l'administration. Construire une politique en identifiant ses conséquences concrètes, ses difficultés et ses aléas, suppose un travail mené avec détermination mais qui prend le temps d’évaluer les différentes options et d’associer tous les acteurs qui peuvent contribuer à améliorer la réforme en cause.
Il faut donc se garder de céder à la précipitation et à l’agitation médiatique. C’est d’ailleurs ce qui a été fait pour la réforme de la retenue de l’impôt à la source, que je citais à l’instant : portée au bon niveau, associant les acteurs sur des questions aussi concrètes que les logiciels de paie, elle a su « donner du temps au temps » comme l’écrit Cervantès dans son Don Quichotte, et reporter l’entrée en application pour que celle-ci se fasse dans les meilleures conditions. Et c’est ce qui a été effectivement atteint.
Ce message ne signifie toutefois pas que l’administration puisse sans motif différer son action, en particulier lorsque la loi l’oblige à agir.
Je note d’ailleurs, par incise, que le recours au juge est, de plus en plus, employé comme un moyen pour contraindre l’administration à agir.
C’est vrai par l’usage du référé dit « mesures-utiles », par lequel un requérant demande à ce que l’administration soit obligée par le juge de prendre toute mesure utile, par exemple de lui donner un rendez-vous en préfecture lorsqu’il n’est pas matériellement possible d’en obtenir un pour faire valoir un droit – comme le droit de demander un titre de séjour.
C’est vrai également pour les contentieux climatiques dans lesquels des associations de citoyens demandent au juge d’intervenir pour traduire dans les faits les objectifs définis par la loi et par les textes réglementaires4 .
Ceux qui agissent pour le service public, et en premier lieu l’administration, doivent donc se tenir sur un chemin de crête : agir avec diligence, mais sans se précipiter, et en prenant le temps de concerter, et de toujours s’interroger sur la mise en œuvre concrète d’une réforme.
L’étude rappelle en conclusion la phrase que l’on prête à Auguste : « On fait toujours assez vite ce que l'on fait bien5 ». La maxime pourrait être un guide pour le franchissement du dernier kilomètre.
*
Monsieur le Président du Conseil économique, social et environnemental,
Mesdames et Messieurs les Présidentes et Présidents,
Mesdames et Messieurs les Conseillères et Conseillers,
Je vous renouvelle nos remerciements pour votre invitation à présenter notre étude devant votre assemblée.
Je laisse maintenant la parole à la présidente de la section du rapport et des études Martine de Boisdeffre, qui présentera la méthode et le travail mené pour l’élaboration de cette étude, avant que le président adjoint, Fabien Raynaud, et la rapporteure générale de la section Mélanie Villiers, présentent les constats et les recommandations de l’étude.
Je vous remercie de votre attention.
1 Texte écrit en collaboration avec Jean-Baptiste Desprez, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
2 Prévue à l’article L. 112-3 du code de justice administrative.
3 CE, décision, Section, nos 452798, 452806 et 454716 du 3 juin 2022, et avis nos 461694, 461695 et 461922 du 3 juin 2022
4 Voir notamment, pour les émissions de gaz à effet de serre, CE, 19 novembre 2020 puis 1er juillet 2021, Commune de Grande-Synthe et autres, n°427301 puis sur l’exécution, CE, 10 mai 2023, Commune de Grande-Synthe et autres, n° 467982 ; ou pour les émissions de particules fines : CE 12 juill. 2017, n° 394254, Association Les Amis de la Terre puis sur l’exécution CE, ass., 10 juill. 2020, n° 428409, Association Les amis de la terre France puis CE, 4 août 2021 puis 17 octobre 2022, n°428409
5 Vers d’Euripide, cité par Suétone, Vie des douze Césars, Trad. Nisard – 1855, chapitre XXV. Sa conduite envers ses soldats. Ses adages militaires. Voir également Renzo Tosi, Dictionnaire des sentences grecques et latines, préface par Umberto Eco, Milan, Jérôme Millon, trad. Rebecca Lenoir, 2010 (sentence 698).