Intervention de Bernard Stirn, président de section au Conseil d’État lors des rencontres interrégionales de droit public le 14 septembre 2018 à Lille
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Faculté de droit de Lille. 14 septembre 2018
Rencontres interrégionales de droit public. Journée Jacques Lepers
Droit de l’Union, droit national, jeux d’influences : le regard du Conseil d’État
Il m’est précieux d’intervenir ce matin dans cette belle journée d’hommage à M. Jacques Lepers, vice- président du tribunal administratif de Lille, disparu en avril dernier. Ce riche colloque prend place dans les journées interrégionales, organisées depuis quatre ans par la cour administrative d’appel de Douai, les tribunaux administratifs de Lille, Amiens et Rouen, la faculté de droit et le barreau de Lille, et qui porteront désormais le nom du président Lepers. Je remercie très sincèrement les organisateurs, en particulier mon collègue Etienne Quencez, président de la cour administrative d’appel de Douai, et le président Olivier Couvert-Castéra, président du tribunal administratif de Lille, de m’y avoir convié.
Notre journée a pour thème les échanges, les jeux d’influence, entre le droit de l’Union et le droit national, sur lesquels il me revient d’apporter des éclairages à partir du regard du Conseil d’Etat français. Il m’est d’autant plus agréable de le faire que, parmi les sources d’évolution de la jurisprudence du Conseil d’Etat, le droit de l’Union européenne occupe une place de première importance. Certes les premiers contacts ne furent pas exempts de friction. Il ne faut pas s’en étonner puisqu’ un temps d’adaptation est nécessaire à tout grand changement. Mais aujourd’hui le droit public français a trouvé toute sa place dans l’espace européen. Un dialogue étroit s’est noué avec la Cour de justice de Luxembourg. Le Conseil d’Etat français participe au réseau de juges qui s’est constitué en Europe et il contribue, avec ses partenaires, à la construction d’un droit public européen.
A côté du droit de l’Union, le droit de la convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme participent aussi à ce vaste mouvement. Les différents droits nationaux sont aussi l’un des éléments de cette construction commune et interactive. Pour s’en tenir ce matin aux rapports entre droit de l’Union et droit national, aux jeux d’influence entre le droit de l’Union et la jurisprudence du Conseil d’Etat, le constat principal pourrait se résumer en ceci : une conception renouvelée de la hiérarchie des normes se combine avec l’affirmation d’un ordre juridique spécifique.
La hiérarchie des normes
La supériorité du droit de l’Union sur la loi découle d’exigences qui concernent le droit international de manière générale, même si le droit de l’Union a joué dans leur affirmation un rôle moteur et leur donne un relief particulier. Plus spécifique au droit de l’Union est la conciliation, de prime délicate mais en réalité bien assurée, entre la suprématie de la constitution dans l’ordre juridique interne et la primauté du droit communautaire.
D’un point de vue général, le choix a été fait par le constituant, à partir de la constitution du 27 octobre 1946, et plus encore avec celle du 4 octobre 1958, d’une conception moniste, dans laquelle les traités internationaux s’insèrent directement dans l’ordre interne, avec une autorité supérieure à celle des lois.
Le Conseil d’Etat s’est rapidement inscrit dans ce nouveau cadre constitutionnel.
Dans ses avis, il s’interroge sur le respect par les projets de loi des engagements européens et internationaux de la France. Il veille aussi à ce que les projets de loi autorisant la ratification de traités internationaux ne méconnaissent pas les exigences constitutionnelles. Notons qu’il a, en particulier, donné des avis favorables aux projets de loi qui autorisaient la ratification des traités de Paris de 1951 et de Rome de 1957 créant la CECA puis la Communauté Economique européenne et Euratom.
Au contentieux, dès sa décision du 30 mai 1952, Mme Kirkwood, le Conseil d’Etat juge que la méconnaissance d’un traité international peut être invoquée à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre un acte administratif, en l’espèce un décret d’extradition. Dans le droit de la responsabilité, alignant les règles applicables aux traités sur celles qu’il avait dégagées pour les lois, le Conseil d’Etat a ouvert, par sa décision du 30 mars 1966, Compagnie générale d’énergie radioélectrique, la voie à une responsabilité sans faute de l’Etat en cas de préjudice grave et spécial résultant de l’incorporation d’une convention internationale dans l’ordre juridique interne.
Plus progressive a été la reconnaissance de la pleine supériorité des traités sur les lois.
Nul doute que l’article 55 de la Constitution implique que la ratification et la publication d’un traité font obstacle à ce qu’une loi antérieure incompatible avec ce nouveau traité continue de s’appliquer. Une telle conséquence est d’autant plus logique que l’article 53 de la Constitution prévoit que les traités ou accords « qui modifient des dispositions de nature législative…ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi ». La loi qui autorise la ratification ou l’approbation emporte l’abrogation des dispositions législatives antérieures contraires au nouveau traité.
Beaucoup plus délicate était la question d’une loi postérieure à un traité qui se trouverait en contradiction avec les stipulations de celui-ci. Dans une telle hypothèse, le juge et, dans l’affirmative, quel juge, peut-il écarter l’application de la loi nouvelle ?
Pour le Conseil constitutionnel, une telle mission n’entre pas dans son rôle de juge de la conformité des lois à la Constitution. Initiée par sa décision du 15 janvier 1975 sur la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse, sa jurisprudence est demeurée constante sur ce point. L’introduction, par la révision du 23 juillet 2008, de la question prioritaire de constitutionnalité lui a donné l’occasion de réaffirmer la distinction entre « le contrôle de conformité des lois à la Constitution, qui incombe au Conseil constitutionnel, et le contrôle de leur compatibilité avec les engagements internationaux ou européens de la France, qui incombe aux juridictions administratives et judiciaires » (décision du 12 mai 2010, Jeux en ligne).
L’abstention du Conseil constitutionnel était une invitation pour les juges ordinaires, judiciaire ou administratif, à intervenir, afin de donner une portée effective à la règle posée par l’article 55 de la Constitution. Dans une décision du 3 décembre 1986, le Conseil constitutionnel indique qu’ « il appartient aux divers organes de l’Etat de veiller à l’application des conventions internationales dans le cadre de leurs compétences respectives ». Appliquant lui-même cette directive, il vérifie, lorsqu’il intervient non pas comme juge constitutionnel mais comme juge électoral, la compatibilité des lois, même plus récentes, aux traités internationaux (CC, 21 octobre 1988, élections dans la 5ème circonscription du Val d’Oise).
Dans ce cadre, le Cour de cassation, raisonnant en termes de conflits de normes, s’est engagée dans la voie d’un contrôle par le juge judiciaire de la conformité des lois aux traités dès sa décision du 24 mai 1975, administration des douanes c/ société des cafés Jacques Vabre, rendue quelques mois après la décision IVG du Conseil constitutionnel.
La question était plus délicate pour le Conseil d’Etat. Juge de l’exécutif, il n’était pas évident pour lui d’affranchir le gouvernement de sa première responsabilité, qui est d’assurer l’application des lois, en jugeant que certaines lois, parce qu’elles méconnaissent les traités, ne doivent pas être appliquées. La place croissante du droit international, en particulier dans l’espace européen, la cohérence juridique, les jurisprudences concordantes sur ce point des différentes cours constitutionnelles et juridictions suprêmes européennes ont conduit le Conseil d’Etat à franchir le pas par sa décision Nicolo du 20 octobre 1989. La supériorité ainsi consacrée du droit international sur la loi interne a été rapidement appliquée au droit dérivé, règlements (9 septembre 1990, Boisdet) et directives (28 février 1992, sociétés Rothmans International et Philip Morris).
La pleine supériorité du droit européen et international sur les lois est depuis lors reconnue et contrôlée par l’ensemble des juridictions, judiciaires et administratives. Au-delà de la hiérarchie des normes, le rôle du juge par rapport à la loi s’est trouvé modifié en profondeur. Le juge, qui ne pouvait, selon la conception légicentriste héritée de la Révolution française, qu’appliquer la loi, s’est vu reconnaître, au travers du contrôle de conventionnalité, la compétence de s’assurer de sa validité au regard du droit européen et international et le pouvoir, en cas de contrariété avec celui-ci, d’en paralyser l’application.
Comme nous, nos partenaires européens reconnaissent pleinement la supériorité du droit de l’Union sur la loi nationale. La Cour de Karlsruhe se fonde à cet égard sur l’article 23 de de la Loi fondamentale, la Chambre des Lords puis la Cour suprême britannique sur le European Communities Act de 1972, depuis la décision Factortame 1 de 1990.
En revanche, la supériorité du droit international autre que communautaire sur la loi est moins fortement garantie en Allemagne et au Royaume-Uni. La Cour de Karlsruhe déduit de l’article 25 de la loi fondamentale allemande la supériorité sur la loi fédérale des seules règles générales du droit international, au nombre desquelles elle range la coutume internationale. Pour les stipulations des conventions internationales, en revanche, le juge allemand a seulement l’obligation de rechercher une interprétation de la loi qui leur soit conforme. Mais si l’effort d’interprétation n’aboutit pas, la loi fédérale plus récente l’emporte. La Cour de Karlsruhe l’a récemment réaffirmé (15 décembre 2015, 2 Bvl 1/12). Une telle démarche est proche de celle que le Human Rights Act de 1998 impose au juge britannique, qui doit s’efforcer de donner à la loi une interprétation compatible avec la convention européenne des droits de l’homme et, en cas d’impossibilité d’y parvenir, appeler l’attention du Parlement sur la contradiction qu’il n’a pu surmonter.
Supérieur aux lois, le droit international demeure, en tout cas dans l’ordre juridique interne, dans une position subordonnée vis-à-vis de la Constitution.
Par sa décision du 30 octobre 1998, Sarran et Levacher, le Conseil d’Etat a ouvert sur ce point une jurisprudence qu’en des termes voisins, la Cour de cassation (2 juin 2000, Pauline Fraisse) et le Conseil constitutionnel (décision du 19 novembre 2004 relative au traité établissant une constitution pour l’Europe) ont rejointe, pour affirmer la suprématie de la Constitution dans l’ordre juridique interne.
Cette position est partagée par les différentes cours constitutionnelles et juridictions suprêmes européennes. La Cour suprême du Royaume-Uni fait prévaloir les principes constitutionnels britanniques sur le droit international et européen (22 janvier 2014, HS2). Particulièrement nette est la jurisprudence de la cour allemande de Karlsruhe, qui place au sommet de l’ordre juridique les droits fondamentaux garantis par la constitution fédérale. Au nom de droits attachés à l’identité constitutionnelle de l’Allemagne, elle a ainsi écarté la possibilité d’exécuter un mandat d’arrêt européen vers l’Italie, en l’absence, dans ce pays, de purge des contumaces (décision du 15 décembre 2015). Deux sphères se distinguent, celle du droit international, dans laquelle un Etat ne saurait se délier de ses engagements en se prévalant de sa constitution, celle du droit interne, dont la constitution est la clé de voûte.
Certes l’évolution du droit international entraîne des modifications de la Constitution. Ainsi la constitution française a été révisée à plusieurs reprises pour poursuivre la construction européenne, qu’il s’agisse d’appliquer pleinement l’accord de Schengen, de ratifier les traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Lisbonne, d’adopter le mandat d’arrêt européen, et, en dehors du droit européen, pour adhérer à la Cour pénale internationale. Les révisions de 1993 relative à l’application de l’accord de Schengen et de 2003 sur le mandat d’arrêt européen ont été précédées d’avis du Conseil d’Etat qui les ont estimées nécessaires en ont largement dessinées les contours. Une révision avait été adoptée pour autoriser la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe, que le référendum du 29 mai 2005 a rejetée. Mais s’il intervient régulièrement pour autoriser les avancées du droit européen et du droit international, le pouvoir constituant demeure le maître d’accepter ou non ces modifications. En témoigne l’impossibilité pour la France, en l’absence de révision constitutionnelle qui l’autoriserait, de ratifier la convention du Conseil de l’Europe sur les langues régionales et minoritaires. La contrariété de cette convention avec la Constitution a été relevée tant par le Conseil d’Etat (avis des 7 mars 2013 et 30 juillet 2015) que par le Conseil constitutionnel (décision du 15 juin 1999). L’obstacle ne pourrait être levé que par une révision constitutionnelle. Plusieurs fois proposée, une telle révision n’a, pour l’instant en tout cas, pas abouti.
Ces orientations générales s’appliquent au droit de l’Union. Elles n’allaient certes pas de soi au regard des arrêts de la Cour de justice Costa c/ Enel du 15 juillet 1964 et Simmenthal du 9 mars 1978. Mais le Conseil d’Etat a suivi une logique conciliatrice, qui permet de combiner la suprématie de la constitution dans l’ordre interne et la primauté du droit de l’Union.
Suivant la voie ouverte par le Conseil constitutionnel dans ses décisions du 10 juin 2004, du 1er juillet 2004 et du 27 juillet 2006, le Conseil d’Etat a précisé, par ses décisions du 8 février 2007, société Arcelor, et du 10 avril 2008, Conseil national des barreaux, les articulations nécessaires entre le droit européen et l’ordre constitutionnel. De même que le Conseil constitutionnel se réserve la possibilité de s’assurer que le droit de l’Union ne met pas en cause une règle ou un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil d’Etat recherche si le droit de l’Union assure une protection effective d’un droit garanti par la constitution.
La même logique conciliatrice a été suivie par le Conseil constitutionnel et par le Conseil d’Etat pour assurer la correcte insertion du mécanisme de question prioritaire de constitutionnalité dans l’espace européen. S’invitant dans le débat soumis à la Cour de justice par les questions préjudicielles posées le 16 avril 2010 par les arrêts Melki et Abdeli de la Cour de cassation, la décision du Conseil constitutionnel Jeux en ligne du 12 mai 2010 et, deux jours après- le 13 mai était le jeudi de l’Ascension, la décision du Conseil d’Etat Rujovic du 14mai ont donné de la question prioritaire de constitutionnalité une lecture que la Cour de justice a, dans son arrêt du 22 juin suivant, jugée compatible avec le droit de l’Union.
De telles jurisprudences sont proches de celle des autres cours constitutionnelles et cours suprêmes européennes, en particulier la cour de Karlsruhe dans ses trois décisions So lange du 29 mai 1974, du 22 octobre 1986 et du 7 juin 2000. Elles reposent sur la distinction des ordres juridiques et la reconnaissance, à côté de l’ordre juridique national, dont la constitution demeure la norme suprême, d’un ordre juridique de l’Union.
L’ordre juridique de l’Union européenne
Sans doute le Conseil d’Etat a-t-il, dans un premier temps marqué sinon de la distance, en tout cas de la retenue à l’égard du droit communautaire, qu’il s’agisse des questions préjudicielles (19 juin 1964, société des pétroles Shell-Berre) ou de l’autorité des directives (22 décembre 1978, ministre de l’intérieur c/ Cohn-Bendit).
Mais ces premiers débats ont été complètement surmontés.
Sur le principe de l’obligation pour les juridictions suprêmes de poser des questions préjudicielles, la Cour de justice a retenu une position, proche de celle de l’acte clair, en jugeant qu’il n’y pas d’obligation lorsqu’elle s’est déjà prononcée ou lorsque « la correcte application du droit communautaire s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable » (6 octobre 1982, CILFIT). Dans ce cadre clarifié, restait la pratique des questions préjudicielles. Elle est devenue très régulière pour le Conseil d’Etat à partir de 1988. Les sujets les plus délicats sont concernés, maïs transgénique, calcul du temps de travail, imposition du précompte dû par une société mère à raison des dividendes versés par ses filiales, droit au déréférencement sur internet. Avec 10 questions en 2016 et 13 en 2017, le Conseil d’Etat se situe dans la fourchette haute des cours suprêmes nationales. Sa jurisprudence a en même temps reconnu la pleine autorité des réponses données par la Cour de justice, dont l’interprétation s’impose à tous les Etats, quelle que soit la juridiction à l’origine de la saisine et même si la réponse donnée excède la question posée (11 décembre 2006, société de Groot En Slot Allium Bv).
L’esprit de dialogue qui anime la question préjudicielle est de plus en plus partagé. Il est significatif qu’à quelques mois d’intervalle, le Conseil constitutionnel, par sa décision Jeremy F. du 4 avril 2013, rendue à propos d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la loi française qui met en oeuvre le mandat d’arrêt européen, et la Cour de Karlsruhe, par son arrêt du 14 janvier 2014 relatif au rachat des dettes souveraines par la Banque centrale européenne, ont pour la première fois posé à la Cour de justice une question préjudicielle. Entré en vigueur le 1er août 2018, après sa ratification par dix Etats, dont la France, le protocole 16 à la convention européenne des droits de l’homme permet dans le même esprit aux juridictions suprêmes des pays qui l’on ratifié de saisir la Cour européenne des droits de l’homme d’une demande d’avis sur toute question relative à l’interprétation ou à l’application de la convention. D’emblée le Conseil d’Etat, comme le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation, a soutenu l’adoption de ce protocole.
Quant aux directives, une vive tension avec la Cour de justice était apparue en 1978 avec l’arrêt ministre de l’intérieur c/ Cohn-Bendit. Mais des apaisements sont rapidement venus d’évolutions tant de la Cour de justice que du Conseil d’Etat. La Cour de Luxembourg a précisé que l’effet direct qu’elle reconnaissait aux directives, même non transposées, ne s’exerçait qu’à l’expiration du délai de transposition et qu’à l’égard de l’Etat défaillant, selon le processus de l’effet direct ascendant.
Quelques mois avant l’arrêt Nicolo, le Conseil d’Etat a rendu, le 3 février 1989, l’arrêt Compagnie Alitalia, qui marque un tournant dans ses rapports avec le droit européen. Il juge qu’une directive non seulement interdit de prendre un règlement contraire à ses objectifs mais qu’elle constitue une circonstance de droit nouvelle, qui oblige à modifier ou à abroger les textes réglementaires antérieurs incompatibles avec elle. Poursuivant dans cette voie, il a fait obligation de cesser d’appliquer, à l’expiration du délai de transposition, tant les règles écrites que les principes non écrits de droit interne incompatibles avec une directive (6 février 1998, Tête ; 20 mai 1998, Communauté de communes du Piémont de Barr). Ainsi progressivement vidée de sa portée, la jurisprudence Cohn-Bendit a été complètement abandonnée par la décision du 30 octobre 2009, Mme Perreux.
Durant cette période de vingt ans, qui va de 1989 à 2009, de l’arrêt Compagnie Alitalia à l’arrêt Mme Perreux, le Conseil d’Etat a pleinement reconnu l’ordre juridique de l’Union et souligné sa singularité.
De manière générale, il affirme l’existence d’un « ordre juridique intégré de l’Union européenne » et il indique que le juge national est « juge de droit commun de son application ». Il précise que le juge du référé liberté inclut dans son office le respect « des libertés fondamentales que l’ordre juridique de l’Union attache au statut de citoyen de l’Union » et prend les mesures nécessaires pour faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale qu’une autorité administrative aurait portée « aux droits conférés par l’ordre juridique de l’Union européenne » (9 décembre 2014, Mme Pouabem).
La même reconnaissance de l’ordre juridique de l’Union européenne se retrouve dans la jurisprudence du Tribunal des conflits, qui a adapté le mécanisme interne des questions préjudicielles entre les deux ordres de juridiction, en affirmant que chacun d’eux disposait d’une plénitude de juridiction pour appliquer le droit de l’Union, en saisissant si besoin la Cour de justice, mais sans jamais avoir à interroger, lorsque le droit de l’Union est en cause, les juges de l’autre ordre (17 octobre 2011, Préfet de la région Bretagne et SCEA du Chéneau).
L’autorité du droit de l’Union se traduit par de fortes singularités.
Comme le Conseil constitutionnel (décision du 22 janvier 1999), le Conseil d’Etat juge que les caractéristiques propres du droit de l’Union européenne comme de la convention européenne des droits de l’homme font obstacle à ce que la condition de réciprocité puisse être invoquée dans leur cadre. Lorsque des dispositions législatives empiètent sur le domaine réglementaire et méconnaissent le droit de l’Union, le gouvernement est tenu de faire usage des pouvoirs qu’il tient de l’article 37 de la Constitution pour les modifier ou les abroger par décret afin de mettre un terme à la violation de ce droit (3 décembre 1999, association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire). Alors que la responsabilité de l’Etat du fait des décisions de justice ne peut être recherchée lorsqu’est en cause une décision définitive (29 décembre 1978, Darmont), il en va différemment, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice (30 septembre 2003, Köbler), dans le cas où un arrêt, même émanant d’une cour suprême, aurait méconnu le droit de l’Union (18 juin 2008, Gestas). Une loi de validation ne saurait avoir pour objet ou pour effet de soustraire au contrôle du juge des actes administratifs contraires au droit de l’Union (8 avril 2009, société Alcaly). Les règles applicables pour concilier autant que possible des engagements internationaux qui paraîtraient contradictoires entre eux ne s’appliquent pas lorsqu’est en cause « l’ordre juridique intégré que constitue l’Union européenne », qui prime sur les autres engagements internationaux (23 décembre 2011 Kandyrine de Brito Païva).
La jurisprudence de la Cour de Luxembourg est pour le Conseil d’Etat une source d’inspiration à laquelle il se réfère régulièrement. Pour apprécier si un effet direct s’attache ou non à une clause d’un accord international, le Conseil d’Etat retient des critères, relatifs à l’intention exprimée des parties et à l’économie générale du traité invoqué, ainsi qu’à son contenu et à ses termes, qui sont proches de ceux qu’utilise ceux qu’utilise la Cour de justice de l’Union européenne pour apprécier l’applicabilité des traités conclus par l’Union (11 avril 2012, GISTI). Des principes directeurs communs au droit de l’Union et au droit national s’affirment en matière de non-discrimination, de proportionnalité, de subsidiarité, de sécurité juridique.
Les échanges avec la Cour de justice ne sont pas seulement bilatéraux. Ils s’intègrent dans un ensemble plus vaste d’influences réciproques, qui inclut la Cour européenne des droits de l’homme ainsi que le droit des autres pays européens. Pour ses avis comme pour ses arrêts les plus importants, le Conseil d’Etat a besoin, afin de se prononcer en pleine connaissance de cause, de connaître les évolutions législatives, administratives, jurisprudentielles observées chez nos partenaires. Le droit comparé prend ainsi une place renouvelée. Pour répondre à ce besoin, une cellule de droit comparé, chargée d’une mission de veille comme de recherche documentaire, a été créée en 2008 au sein du Centre de recherches et de diffusion juridiques. Des éléments de droit comparé se trouvent de plus en plus souvent dans les conclusions des rapporteurs publics. De telles évolutions ne peuvent qu’encourager les travaux, notamment universitaires nécessaires pour que le droit comparé retrouve une vigueur qui, en droit administratif, s’était quelque peu estompée.
Dans l’évolution de la jurisprudence du Conseil d’Etat, le jeu des influences réciproques entre le droit de l’Union et le droit national a été d’une importance déterminante. Il s’inscrit dans un vaste mouvement de construction de l’Europe par le droit. Pour le juge national, de nouveaux horizons s’ouvrent qui, loin de limiter ou d’aliéner son pouvoir régulateur, lui dessinent au contraire des frontières plus larges, sources de créativité et d’autorité.
Certes de nouveaux nuages apparaissent, euroscepticisme, souverainisme, brexit, mise en cause, dans certains pays de l’Union, des valeurs démocratiques et, en particulier, de l’indépendance de la justice. L’ambition européenne demeure néanmoins comme une exigence pour l’avenir commun. Avec l’économie et la culture, elle a le droit pour pilier. Il appartient au Conseil d’Etat, comme aux autres institutions, d’exercer son office dans l’espace européen et dans le monde global. La manière dont il s’est accoutumé au droit européen et international montre la force d’une évolution progressive, ouverte et déterminée. De plus en plus, sa jurisprudence se situe dans les vastes espaces ouverts par le droit international, la construction européenne et le droit comparé. Par sa dynamique, le mouvement engagé est porteur des meilleurs espoirs.