Discours de Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État, à l'occasion du colloque "Le Défenseur des droits et le juge"

Discours
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Colloque du 7 février 2025, Le Défenseur des droits et le juge
Discours de Didier-Roland Tabuteau [1],
Vice-président du Conseil d’État

Monsieur le ministre d’État, garde des Sceaux, ministre de la Justice,

Madame la Défenseure des droits,

Monsieur le Premier Président de la cour de cassation,

Monsieur le Procureur général près cette cour,

Monsieur le président de section à la Cour européenne des droits de l’homme,

Mesdames et Messieurs les présidents et magistrats,

Mesdames et Messieurs en vos grades et qualités,

C’est un honneur et un plaisir de participer au lancement des travaux de cette journée, fruit d’une collaboration précieuse et inédite avec la Cour de cassation et la Défenseure des droits, et après son ouverture par le garde des sceaux. Cette rencontre nous permettra d’explorer avec des universitaires et des avocats les dynamiques qui lient et distinguent l’institution du Défenseur des droits, et les juges judiciaires et administratifs.

La compétence du Défenseur des droits n’épouse pas la distinction des compétences entre juges administratif et judiciaire. C’est d’ailleurs aussi ce qui rendra les discussions d’aujourd’hui si intéressantes.

Nos fonctions respectives, bien que différentes dans leur approche et leur champ d’application, partagent toutefois un socle commun : l’exercice impartial et indépendant des missions de nos trois institutions, inscrites chacune dans la Constitution.

Ensemble, dans nos sphères respectives et complémentaires, nous partageons une ambition commune : servir les libertés et droits fondamentaux, et tout aussi profondément, l’intérêt général.

Permettez-moi de revenir sur les liens particuliers qui existent entre le Défenseur des droits et le juge administratif, ce qui les rapproche, dans leur principe et leur office (I) et ce qui les distingue à la fois dans leur appréhension de l’action publique et dans l’acception des droits fondamentaux (II).

I. Le travail conjoint du Défenseur des droits et du juge administratif pour défendre les libertés

I.1. Une parenté des missions

Le juge administratif est, on le sait, compétent pour connaitre de l'annulation ou de la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif[2].

Les recours portés devant le juge administratif peuvent en particulier se fonder sur la méconnaissance par les autorités administratives des droits et libertés, rapprochant le juge du Défenseur des droits dont la première mission est de « défendre les droits et libertés dans le cadre des relations avec les administrations[3] » pour reprendre les termes de l'article 4 de la loi organique du 29 mars 2011.

Au-delà de cette action contre les atteintes portées par l’administration aux droits et libertés des administrés, le Défenseur des droits et le juge administratif se retrouvent, il me semble, dans leur conception et défense des services publics.

En publiant des propositions d’amélioration des services publics par exemple[4], la Défenseure des droits souligne que le bon fonctionnement de ces missions d’intérêt général portées par des personnes publiques ou sous leur contrôle[5], sont essentielles à la garantie des droits et des libertés.

Le Conseil d’État est, quant à lui, tant par son histoire que par la nature de ses missions, la « maison du service public » comme je l’avais rappelé lors la première rentrée du Conseil d’État en septembre 2022. Le service public a en effet plongé de profondes racines dans nos décisions contentieuses, il a été enrichi par nos études, et demeure chaque jour soumis à l’analyse de nos formations consultatives.

I.2. Cette proximité de nos deux institutions explique la richesse de notre collaboration fonctionnelle :

Les textes établissent des liens solides entre le juge administratif et le Défenseur des droits[6].

D’abord, le Défenseur des droits est la seule autorité, avec les assemblées et le pouvoir exécutif, qui puisse consulter le Conseil d’État à travers l’une de ses cinq sections administratives pour toute difficulté rencontrée dans l’interprétation d’une disposition réglementaire ou législative[7].

Il peut également demander au Conseil d’État – comme d’ailleurs à la Cour des comptes – de procéder à une étude[8], ce qu’il a fait en 2013 sur la question de la neutralité religieuse dans les services publics et les activités d’intérêt général[9].

En outre, et il en sera largement question aujourd’hui, le Défenseur dispose d’un droit d’observation lors d’une instance juridictionnelle, ces observations pouvant être produites sur l’invitation du juge ou de façon spontanée[10].

Enfin, à l’instar de ce qui existait pour la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde)Ha, dont les missions ont été transférées au Défenseur des droits, celui-ci dispose d’un pouvoir de saisine du juge, et en particulier du juge administratif.

Cette saisine du juge des référés, selon les cas, judiciaire ou administratif, vise à contester l’échec de la mise en demeure destinée à l’obtention de toutes informations qu’il estime utiles dans le cadre de la réclamation dont il est saisi[11],[12] d’une part, ou l’opposition à la visite de locaux administratifs[13],[14] d’autre part.

Si ces liens fonctionnels sont solides, ils connaissent des limites tenant à leur nécessaire articulation.

Ainsi notamment, la loi organique de 2011 relative au Défenseur des droits prévoit expressément que cette autorité constitutionnelle indépendante « ne peut remettre en cause une décision juridictionnelle[15] ». En outre, les recommandations émises par le Défenseur des droits en application des articles 24 et 25 de la loi organique du 29 mars 2011 ne constituent pas des décisions administratives susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir[16].

Ces limites rappellent que si nos institutions collaborent pleinement, elles s’inscrivent dans des sphères en bonne partie distinctes et qui, je crois, ont une conception légitimement complémentaire de la protection des droits et libertés.

II. Le Défenseur des droits et le juge administratif s’inscrivent dans des logiques distinctes

II.1. Des approches différenciées de l’administration :

Le Défenseur des droits est l’héritier de l’avènement, depuis les années 1970, d’une forme de démocratie administrative. Celle-ci devait tempérer, voire modifier, la vision d’une administration bureaucratique, décrite par Max Weber[17]. Cet idéal-type se caractérise par une conduite impersonnelle de l’action administrative, autour d’une construction unitaire et hiérarchique tenant trop à distance les administrés[18].

Contre cette administration perçue comme un bloc rigide, la démocratie administrative poursuit trois objectifs :

- l’amélioration des rapports entre les administrés et l’administration ;

- la participation de ces derniers au processus décisionnel de l’administration ;

- et enfin la défense des droits des administrés.

La défense des droits des administrés, contre les éventuels abus de l’administration, s’inscrit alors largement dans ce que Philippe Bezès a nommé le « réformisme des contre-pouvoirs[19] ».

Elle s’est matériellement traduite par l’institution d’autorités administratives indépendantes, chargées de protéger notamment les droits des administrés, et en particulier le Médiateur de la République (1973)[20], l’un des ancêtres du Défenseur des droits, mais également la Commission nationale de l’informatique et des libertés (1978)[21] et la Commission d’accès aux documents administratifs (1978)[22].

Cet héritage distingue largement le Défenseur des droits du juge administratif. Le contrôle de celui-ci a bien sûr évolué avec les avancées de la démocratie administrative, et le juge administratif applique chaque jour :

- les procédures qui visent à faire participer les administrés à la décision publiques,

- les textes qui permettent l’amélioration des rapports avec l’administration comme le code des relations entre le public et l’administration,

- ou encore le droit à communication des documents administratifs ou encore désormais de algorithmes utilisés dans le traitement des décisions individuelles.

Mais s’agissant de la défense des droits et libertés, si cette fonction est au cœur de notre métier, elle s’inscrit nécessairement dans la conception de l’intérêt général qui fonde et innerve le droit administratif et l’action publique.

Dit autrement, notre mission est de garantir le respect l’intérêt général que traduisent les textes adoptés par les pouvoirs publics issus des processus démocratiques fondés sur le suffrage universel.

C’est ainsi en tant que ces textes, en particulier constitutionnels, établissent les droits et libertés que nous les défendons.

II.2. Cette distinction des approches recoupe une différence dans le champ des libertés protégées par le juge administratif et le Défenseur des droits :

Cette recherche et promotion de l'intérêt général impose au juge administratif de prendre en compte l'ensemble des droits et libertés, au-delà des libertés qui limitent l’immixtion des personnes publiques, et des droits-créances, qui sont liées à une prestation de la puissance publique envers le titulaire du droit. Pour cette raison, le juge administratif ne s’interdit pas d’examiner si l’administration, afin de protéger certaines libertés, ne devait pas en restreindre d’autres.

Cela se comprend par exemple s’agissant de la liberté d’aller et venir. Édicter des mesures de sécurité publique, peut être indispensable pour protéger la liberté de se déplacer et libérer de la crainte de la délinquance, comme pour garantir la liberté de manifester en évitant des heurts et des provocations.

Ce lien entre ordre public et exercice effectif des droits et libertés était déjà fait par l’article 12 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen qui dispose que : « La garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous ».

C’est tout aussi nécessaire dans d'autres domaines. Imposer des prélèvements sociaux et organiser une protection sociale traduisent l’ambition de donner une réalité concrète au droit à la protection de la santé.

Prendre des mesures restrictives peut également s'avérer indispensable dans l’exercice des missions de santé publique, il suffit de songer aux obligations vaccinales. Durant la crise sanitaire, le Conseil d’État a même été conduit à rappeler qu’il pouvait, en référé, ordonner toute mesures de nature visant à garantir le « droit à la vie », quitte à limiter l’exercice d’autres libertés individuelles[23].

Ainsi cette approche, par l’intérêt général, des droits et libertés impose au juge administratif de s'assurer que l'administration garantit bien l'exercice des droits et libertés, comme il lui revient de le faire, mais qu'elle en garantit également leurs conditions d'exercice.

Or l’administration a parfois mauvaise presse. Marcel Waline soulignait avec malice que le préfet est moins préoccupé de défense des libertés que d’ordre public, parce que, disait-il, « le désordre, c’est ce que le préfet appelle dans son langage une histoire, et qu’il ne veut pas d’histoires[24] ». Mais en réalité, c’est bien l’administration qui fait vivre concrètement les droits individuels. C’est l’administration qui accorde le permis de construire qui est une réalisation du droit de propriété ; c’est elle qui assure les services publics scolaires qui portent le droit à l’éducation.

Le juge administratif prend pour cette raison en compte les nécessités qui pèsent sur l’administration, dont l’intérêt général est la finalité. Ainsi par exemple le juge administratif examine-t-il les mesures prises au nom de l’ordre public, et qui peuvent par nature être attentatoires aux libertés, au regard notamment des moyens matériels dont dispose l’administration pour assurer le cadre de l’exercice de nos libertés[25].

Il s’agit ainsi de contrôler l’administration, non pas de façon abstraite, mais en examinant concrètement comment elle peut ou aurait pu garantir l’exercice d’une liberté sans risquer un trouble à l’ordre public. Trouble qui est lui-même porteur, je l’ai dit, d’atteintes aux libertés.

L'intérêt général est ainsi fondamentalement la matrice dans laquelle s’articulent et se concilient les droits, les libertés, les attentes, les exigences et les conditions de la vie en société dans un État de droit.

*

Mesdames et Messieurs,

Les échanges qui se tiendront aujourd’hui seront je pense d’autant plus fructueux que le Défenseur des droits, le juge judiciaire et le juge administratif, s’ils regardent dans la même direction, le font à partir de positions distinctes et avec un regard que je crois différent mais convergent.

Ces convergences et ces différences seront au cœur de nos échanges et je me réjouis par avance de leur richesse et des avancées qu'elles nous permettront, je n'en doute pas, de faire sur le rôle de chacune de nos institutions au service de l'État de droit.

Permettez-moi enfin de remercier toutes celles et tous ceux qui, à la Cour de cassation, au sein de l’institution du Défenseur des droits et du Conseil d’État, ont contribué à l’organisation de ce colloque.

Et pour conclure de former le vœu qu’en 2026 une deuxième édition de ces rencontres puisse se tenir au Conseil d’État.

Je vous remercie pour votre attention.

 

 

[1] Texte rédigé avec la collaboration de Jean-Baptiste Desprez, magistrat administratif

[2] Cons. const., 23 janv. 1987, n° 86-224 DC : « Relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l'annulation ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle »

[3] Art. 4 de la Loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011dispose que : « Le Défenseur des droits est chargé : / 1° De défendre les droits et libertés dans le cadre des relations avec les administrations de l'État, les collectivités territoriales, les établissements publics et les organismes investis d'une mission de service public ; / 2° De défendre et de promouvoir l'intérêt supérieur et les droits de l'enfant (…) ; / 3° De lutter contre les discriminations, directes ou indirectes (…), ainsi que de promouvoir l'égalité ; / 4° De veiller au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité sur le territoire de la République »

[4] Voir par exemple le rapport de la Défenseure des droits - Droits des usagers des services publics : de la médiation aux propositions de réforme - juin 2024

[5] Voir par exemple, CE, 22 février 2007, APREI, n°264541

[6] Jean de Saint Sernin, Le Défenseur des droits et le juge administratif : d’une coopération informative réciproque à un appui juridictionnel limité, RFDA, mars-avril, 2018, p. 332-343

[7] Article 31 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits

[8] Article 19 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits

[9] Etude consultable sur le site du Défenseur des droits : « Etude relative à la relation entre la liberté d'expression religieuse et les services publics, demandée par le Défenseur des droits le 20 septembre 2013 : Etude adoptée par l'assemblée générale du Conseil d'Etat le 19 décembre 2013 ».

[10] Article 33 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits

[11] Article 21 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits

[12] Prévu dans le code de justice administrative à l’article R.557-1, qui indique que le juge administratif statue suivant la procédure du référé-mesure utile prévue à l’article L. 521-3

[13] Article 22 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits

[14] Prévu dans le code de justice administrative à l’article R.557-1, qui indique que le juge administratif statue suivant la procédure du référé-mesure utile prévue à l’article L. 521-3, et se prononce ici en quarante-huit heures

[15] Article 33 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits

[16] CE, 22 mai 2019, M. R., n° 414410, B

[17] M. Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971

[18] Chevallier, Sciences administratives, Paris, PUF, Thémis, 2007, p. 305-347.

[19] Bezès P., Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-208), Paris, PUF, 2009.

[20] Loi n°73-6 du 3 janvier 1973 instituant un Médiateur de la République

[21] Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés

[22] Loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d'amélioration des relations entre l'administration et le public et diverses dispositions d'ordre administratif, social et fiscal

[23] CE, 22 mars 2020, Syndicat des jeunes médecins, 439674

[24] M. Waline, L’individualisme et le droit, Domat, 1945, p. 382.

[25] CE, 11 décembre 2015, 394990 et 394990