Discours de Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d'État, à l'occasion de l'ouverture du cycle consacré au 80ème anniversaire de la Sécurité sociale

Par Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’Etat [1]
Discours
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80ème anniversaire de la Sécurité sociale

Écouter le discours

Monsieur le Premier ministre,

Madame la ministre,

Monsieur le Président du conseil économique, social et environnemental,

Mesdames et Messieurs les présidents,

Mesdames et Messieurs les représentants des partenaires sociaux et de l’administration,

Mesdames et Messieurs les professeurs,

Mesdames et Messieurs les avocats,

Mesdames et Messieurs,

Chers collègues,

Chers amis,

Je suis particulièrement heureux d’ouvrir le cycle des trois « entretiens du droit social » que nous consacrerons cette année aux 80 ans de la Sécurité sociale.

En étudiant tour à tour aujourd’hui la sécurité sociale dans ses liens avec les partenaires sociaux et le Conseil d’État, puis en mai la sécurité sociale et les prélèvements obligatoires et enfin en octobre prochain la sécurité sociale et le juge, nous pourrons prendre le temps d’une véritable réflexion sur ce qu’est cette institution centrale pour la société et l’organisation publique.

Un seul chiffre peut permettre de l’illustrer : en 2024, les prestations sociales versées par la sécurité sociale ont représenté 640 milliards d’euros, soit plus de 25 % de la richesse nationale[2].

Ce cycle est pour le Conseil d’État l’occasion de s’inscrire dans les célébrations qui auront lieu cette année et qui sont pilotées par Dominique Libault. Cela nous a semblé important car la sécurité sociale tient une place majeure dans notre société mais également parce qu’elle entretient avec notre maison une relation particulière. Plusieurs de nos ainés ont été associés à sa création et nous ne cessons depuis 1945 de connaître de cette institution dans l’exercice de nos fonctions.

Nous le faisons à travers nos décisions contentieuses lorsque nous sommes saisis de litiges sur les prestations ou les ressources de la sécurité sociale mais également sur des textes d'organisation comme les conventions d'exercice professionnel des professions de santé. C’est bien sûr également le cas dans l'exercice de nos missions consultatives, avec, en particulier, chaque année depuis 1996, l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale[3].

La Sécurité sociale désigne, selon l’Académie française, à la fois le « système de protection sociale qui permet aux individus de faire face aux dépenses liées aux risques du travail, aux charges familiales, aux problèmes de santé, à la vieillesse » et l’« ensemble des organismes chargés de cette protection »[4].

Le premier article du code de la sécurité sociale, l’article L. 111-1, la définit ainsi : « La sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale. Elle assure, pour toute personne travaillant ou résidant en France de façon stable et régulière, la couverture des charges de maladie, de maternité et de paternité ainsi que des charges de famille et d'autonomie. Elle garantit les travailleurs contre les risques de toute nature susceptibles de réduire de supprimer leurs revenus ».

La sécurité sociale est, depuis les ordonnances Jeanneney du 21 mai 1967[5], divisée en branches, les trois d’origine : santé, vieillesse et famille, une quatrième branche « maladies professionnelles et accidents du travail » ayant été isolée à partir de la branche santé et une cinquième, la branche autonomie ayant été créée plus récemment par la loi du 7 août 2020[6].

Dans cette compréhension de la notion de sécurité sociale se cristallise toute une histoire.

La Sécurité sociale est en effet une institution historique.

Historique, par l’ampleur de la transformation de la société qu’elle a provoquée depuis son institution en octobre 1945, et par la profondeur des évolutions que chacune de ses réformes ont provoquées pour notre mode de fonctionnement collectif et nos droits sociaux.

Historique aussi, car elle a très rapidement été l’objet d’une étude, avec la conscience qu’elle était une institution à la fois dépendant de son époque et tributaire des choix passés.

Cette histoire de la sécurité sociale date, pour le moins, de 1973, année de la mise en place du Comité d’histoire de la sécurité sociale par Edgar Faure, ministre chargé de la sécurité sociale, sur la proposition de Pierre Laroque[7] qui était alors président de la section sociale du Conseil d’État après avoir été directeur général de la sécurité sociale de 1945 à 1951, puis président de la Caisse nationale de sécurité sociale.

La sécurité sociale n’avait ainsi pas encore 30 ans qu’elle faisait déjà l’objet de travaux sur son histoire ! Depuis, plusieurs célébrations de ses anniversaires ont été organisés, en particulier :

-        Pour ses 40 ans, en 1985, avec un propos autour du « progrès social[8] » ;

-        Pour ses 50 ans, avec le thème de la « solidarité entre générations » ;

-        Pour ses 60 ans, durant laquelle Simone Veil orientait en ouverture cet anniversaire vers la jeunesse, en lui demandant de ne pas perdre « le sens de la sécurité sociale[9] » ;

-        Pour le 70ème anniversaire de la Sécurité sociale, en 2015, avec le thème « la vie en plus », explicité par le slogan « mieux vivre, vivre plus, vivre ensemble ».

Antérieurement à sa naissance en 1945, et donc avant la date à laquelle peut commencer l’histoire de la sécurité sociale dont nous débattrons aujourd'hui, il y a une préhistoire, sur laquelle je souhaiterais revenir en introduction.

Je voudrais à cette occasion évoquer quelques hypothèses ou analyses qui ont occupé bien des déjeuners ou dîners que j'ai eu l'immense privilège et le plaisir de partager de 1990 à 2020 avec le professeur Jean-Jacques Dupeyroux[10], qui, après le précurseur du droit de la sécurité sociale, le professeur Paul Durand, a théorisé le droit de la sécurité sociale dans notre pays.

Je reviendrai, pour retracer le fil de cette préhistoire de la protection sociale[11], sur les atermoiements qui ont marqué l'émergence de la notion de solidarité, à partir de la Révolution française (I), puis sur le rendez-vous manqué de notre pays avec cette belle idée au XIXème siècle (II) et enfin sur l’aboutissement qui donna naissance à la sécurité sociale dont nous célébrons aujourd’hui le 80ème anniversaire (III).

I. Premier temps, les ambitions révolutionnaires d’une solidarité publique :

On peut, c'est la première hypothèse, débuter cette préhistoire avec la Révolution française[12]. Celle-ci voit le développement de réflexions sociales d’envergure, menées notamment au sein du Comité de mendicité. Ces travaux conduisent à une affirmation précoce de la nécessité d’une politique de « secours publics ». Plus audacieux encore, les révolutionnaires de 1793 consacrent le principe d’une créance des plus défavorisés sur la société.

La Constitution du 24 juin 1793 dispose ainsi que : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler[13] ».

La reconnaissance de cette dette sociale rompt avec la tradition de la bienfaisance pour établir un droit citoyen[14], dont héritera à la fois le Préambule de 1946 et un principe général du droit qui énonce, pour reprendre les termes d’une décision de la section du contentieux du Conseil d’État de 1986 que « la nation assure à la famille les conditions nécessaires à son développement et garantit, notamment à l’enfant et à la mère, la sécurité matérielle[15] ».

Cette politique sociale vise, même si elle restera lettre morte du fait des guerres révolutionnaires puis de l'Empire, à permettre aux indigents, non seulement de se loger et de se nourrir, mais également de se soigner. D’où l’institution d’agences de secours et la création d’officiers de santé, rattachés à ces agences, et chargés de soigner selon un décret du 28 juin 1793 « tous les individus secourus par la nation[16] ».

Cette construction rattache la solidarité aux pouvoirs publics, par distinction d’une part de la charité, et d’autre part d’une solidarité assise sur le corporatisme que le décret d’Allarde[17] et la loi Le Chapelier[18] ont mis à bas, par une application aux effets paradoxaux du principe d’égalité consacré par la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789[19].

Pourtant, cette ambition n’est pas atteinte. S’agissant de la santé, l’opposition des docteurs en médecine à la création des officiers de santé, confirmée en 1803[20], ouvre un conflit séculaire avec les pouvoirs publics, conflit qui se traduit par une délégation implicite d’une compétence d’organisation du système de santé au bénéfice des médecins.

A quelques exceptions près – notamment pour lutter contre les épidémies ou au travers de quelques politiques spécialisées, comme la lutte contre l’alcoolisme[21] – l’État se désengage de ce domaine jusqu’à l’instauration du service public hospitalier résultant des ordonnances Debré de 1958[22] puis de la loi Boulin de 1970[23].

Ce manquement est, au demeurant, d’autant plus préjudiciable pour la population que les solidarités familiales et locales, la « famille Providence » pour reprendre l’analyse du sociologue Robert Castel[24], étaient rongées par l’exode rurale lié à la révolution industrielle. Cette doctrine de la « dette sacrée » des secours publics a néanmoins vraisemblablement pu servir de matrice pour l’émergence de la notion d’État social, qui a été conceptualisée par Lorenz von Stein dans une étude consacrée au mouvement social en France depuis la Révolution[25] en 1850.

II. Deuxième temps : le rendez-vous manqué avec les prémices françaises d’une sécurité sociale 

Dès le début du XIXème siècle, devant l’absence d’intervention publique satisfaisante, les sociétés de secours mutuels tentent de s’organiser. Cela conduit au vote, tardif au regard des autres grands pays européens, des lois du 15 juillet 1850[26] puis du 1er avril 1898[27] qui permettent de surmonter l’interdiction des corporations de 1791, à l’origine du retard français en matière de mutualisme comme de syndicalisme.

L’idéologie de la prévoyance individuelle demeure cependant dominante en France jusqu’en 1918, perpétuant les idées d’Adolphe Thiers qui estimait en 1850 dans un célèbre rapport parlementaire présenté au nom de la commission de l'assistance de la prévoyance publiques,  que « La société qui voudrait, à quelque degré que ce fût, se charger du sort d’une partie de ses membres en ferait des oisifs, des turbulents, des factieux, aux dépens de tous les citoyens laborieux et paisibles, auxquels le même privilège ne s’appliquerait pas[28] ». Il ajoutait, fermant durablement la porte à la protection sociale : « l’ouvrier qui veut être prévoyant a dans ses mains son propre bien-être. La Providence a mesuré ses forces, la durée de sa vie, de manière qu'avec un travail qui n'a rien d'excessif, il peut, quand il est laborieux et d'une intelligence ordinaire, nourrir lui, ses vieux parents, ses enfants, et réserver quelque chose pour la maladie ou la vieillesse ».

La doctrine de la prévoyance individuelle l’a ainsi emporté sur celle de la solidarité. La France a créé, dès 1818, les caisses d'épargne et attendu plus d'un siècle pour créer les premières caisses d'assurances sociales. Cet attachement à la responsabilité individuelle, fondé sur une conception individualiste de la liberté et sur la défense de la propriété, explique peut-être le rendez-vous manqué de la France avec ce qui aurait pu être les prémices de la sécurité sociale.

Louis-Napoléon Bonaparte, on le sait, a développé une doctrine sociale d’inspiration saint-simonienne exposée notamment dans son ouvrage, rédigé lors de la détention au fort de Ham, Extinction du pauperisme. Dans cette lignée, il pense dès son arrivée au pouvoir à rendre obligatoire l’adhésion à des sociétés de secours mutuels, une sorte de « mutualité obligatoire » préfigurant la protection sociale.

Mais devant les réticences, les critiques, les résistances de ceux qui l’entourent, il renonce à cette ambition et se limite à encourager le développement des sociétés de secours mutuels. D’où le décret du 26 mars 1852[29], pris quatre mois après son coup d’État, qui renforce ces sociétés sans fixer la règle d’une adhésion obligatoire.

La Mutualité impériale éclipse le projet d’assurance sociale.

Cette idée française tomba-t-elle dans l’oubli ? Ce projet avorté n’influença-t-il pas Bismarck,? Toujours est-il que, deux décennies plus tard[30], celui qui était devenu chancelier impérial crée un système d’assurances sociales, fondé sur l’adhésion obligatoire à des caisses soutenues par l’État. Une version aboutie, en quelque sorte, de ce que Napoléon III n’avait fait qu’esquisser.

La suite de l'histoire de notre pays est marquée par un triple mouvement.

D'abord, sous l’influence du solidarisme, le développement d'une politique d'assistance sociale volontariste sous la IIIème République. Le législateur intervient à de nombreuses reprises pour instituer des aides en faveur des populations les plus défavorisées.

Le symbole en est la loi du 15 juillet 1893 sur l'assistance médicale gratuite[31] mais on peut également citer la loi du 14 juillet 1905 relative aux vieillards infirmes et incurables[32] ou encore, pour la protection de l'enfance, la loi du 23 décembre 1874, loi Roussel[33], et les lois des 27 et 28 juin 1904[34].

Deuxième veine, une politique de la population visant, notamment dans le cadre de la rivalité militaire avec l'Allemagne, à favoriser la démographie française. On peut songer aux lois des 17 juin[35] et 14 juillet 1913[36] en faveur des femmes en couches privées de ressources ou des familles nombreuses nécessiteuses, à l’article 69 de la loi portant fixation du budget général des dépenses des recettes de l'exercice 1913[37] préfigurant la protection maternelle et infantile et, surtout, au développement d'une politique familiale consacrée par la loi Landry du 11 mars 1932[38] imposant aux employeurs de s’affilier à des caisses spéciales pour verser des allocations familiales salariés.

Le troisième volet peut être trouvé dans l’instauration du régime des « retraites ouvrières et paysannes » (ROP) par la loi du 5 avril 1910[39] qui établit un système par capitalisation plus large que les régimes catégoriels institués, depuis la caisse des Invalides créée par Colbert en 1673, pour les militaires en 1831[40], pour la fonction publique en 1853[41] ou encore pour tous les cheminots en 1894[42] et 1909[43].

Mais le régime des retraites ouvrières et paysannes se solde par un échec. Dénoncé comme la « retraite des morts » par la CGT du fait de l'âge de la retraite fixé à 65 ans, dévitalisé par une décision de la Cour de cassation estimant que le versement des cotisations n'était pas obligatoire[44], il est discrédité par les dépréciations monétaires survenues, notamment en 1918.

Seule exception à cette résistance à une approche collective du risque, la loi du 9 avril 1898[45] qui mutualise l’indemnisation des accidents du travail dans l'intérêt tant des salariés que des employeurs. C'est d'ailleurs dans le contexte de son élaboration que le Conseil d'État pose le principe de la responsabilité pour risque professionnel, par son célèbre arrêt Cames du 21 juin 1895[46].

Finalement, le principe d'une solidarité, sinon universelle, du moins professionnelle et reposant sur l'immense majorité des salariés, ne s’impose véritablement en France qu’avec le retour de l’Alsace-Lorraine dans les frontières nationales.

La nécessité de remédier à ce qui était à la fois une atteinte à une organisation cartésienne et au principe d’égalité conduit, dès 1920, à la création d’une commission parlementaire chargée d’élaborer un projet de loi pour étendre le système de protection sociale. Le texte, inspiré du régime bismarckien, est soumis à l’examen du Parlement à partir de 1921.

Le projet de loi de 1921 est tout au long de son parcours accompagné par le maître des requêtes au Conseil d’État Georges Cahen-Salvador, alors directeur des retraites ouvrières et paysannes, qui ne cessera, même après avoir été remplacé comme directeur en 1923, d’assister les ministres successifs dans la discussion du projet de loi devant les assemblées.

Et ce n’est que 7 ans plus tard que le projet aboutit, avec la loi du 5 avril 1928 sur les assurances sociales[47], laquelle n’est pas entièrement appliquée car elle rencontre une vive opposition du corps médical[48] et est profondément remaniée par la loi du 30 avril 1930[49].

C’est encore Georges Cahen-Salvador, devenu conseiller d’État, qui rapporte devant l’assemblée générale du Conseil d’État en 1929, en étant assisté d’un petit nombre d’auditeurs parmi lesquels se trouve Alexandre Parodi, le règlement d’administration publique pris pour l’application de la loi de 1928[50].

Les lois de 1928 et 1930 posent ainsi, pour la première fois, les fondements d’une politique sociale fondée sur la solidarité professionnelle, sans toutefois en pratique provoquer le bouleversement qu’on aurait pu en attendre.

III. Troisième temps : la consécration de la sécurité sociale

Ce n’est qu’avec le programme du Conseil national de la résistance du 15 mars 1944, « Les jours heureux[51] », qu’a été posé le principe d’un « plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État » a été posé. On peut noter que ce programme impliquait directement l’État pour cette gestion, principe souvent oublié, que le Conseil d’État a contribué à préciser depuis lors, en particulier par des arrêts d’assemblée de 1964 et de section 1967[52].

L’idée d’une sécurité sociale avait muri depuis 1943 au sein de la Résistance, dans une commission de parlementaires et de médecins, où Ambroise Croizat dessinait les premières formes de ce que serait son organisation.

Ainsi, le projet de sécurité sociale qui prend corps dans la France libérée résulte de la convergence entre les aspirations des salariés, portées syndicalement puis politiquement par Ambroise Croizat, et les réflexions d’administrateurs tels qu’Alexandre Parodi et Pierre Laroque, désireux d’organiser une solidarité nationale à la hauteur des ambitions de la Résistance.

Il est consacré par les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 du Gouvernement du général de Gaulle dont Alexandre Parodi est le ministre du travail et de la sécurité sociale. Ce projet se nourrit du rapport Beveridge publié en 1942[53], qui préconise l'institution d'un régime universel d’assurance nationale garantissant des prestations minimales et, en principe uniformes, pour l’ensemble de la population.

Il s’inscrit également dans un mouvement mondial, qui affirme un droit à la sécurité sociale lequel se manifeste dans l’« Esprit de Philadelphie » pour reprendre le titre du bel essai d’Alain Supiot[54]. Cet esprit souffle dans la déclaration du 10 mai 1944 faisant figure de pacte pour l’Organisation internationale du travail[55] et se formalise quatre ans plus tard dans l’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée le 10 décembre 1948, dont René Cassin est l’un des principaux rédacteurs : « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ».

Pour préparer le projet de sécurité sociale, un travail de réflexion est confié, en juin et juillet 1945, à une commission présidée par un conseiller d’État, Maurice Delépine. Cette commission associe les différentes parties intéressées et permet d’aboutir au vote d’une résolution par l’Assemblée consultative provisoire pour avancer dans ce projet. Enfin, le Conseil d’État est saisi ; d’après le numéro de requête, on peut d’ailleurs penser que le comité juridique près le Gouvernement provisoire avait déjà été saisi et lui a transmis le dossier.

J’aimerais insister sur un point, sans toutefois entrer davantage dans le détail du cheminement de ce qui deviendra l’ordonnance du 4 octobre 1945, portée alors par André Andrieux, président de la section de législation depuis 1942 et membre du comité juridique depuis novembre 1944, qui est nommé président de la section sociale lorsque celle-ci est recréée en 1945 en lieu et place de la section de la législation.

L’ordonnance du 31 juillet 1945[56] qui fixe les compétences du Conseil d’État – on retrouve cette date gravée sur la plaque au bout de cette salle d’assemblée générale sur laquelle sont inscrites les sept dates des textes fondateurs du Conseil d’État moderne –, cette ordonnance donc, prévoit à son article 21 que le Conseil d’État « participe à la confection des lois ». A compter de cette date le Conseil d’État retrouve cet office qu’il avait perdu, pratiquement et progressivement, avec l’avènement de la IIIème République.

Dans le cadre de la réinstauration de la légalité républicaine, le Conseil d’État absorbe par une seconde ordonnance du 31 juillet 1945[57] les fonctions du comité juridique de la France libre, qui connaissait depuis sa création à Alger le 6 août 1943 des projets de textes normatifs, qu’ils correspondent, mutatis mutandis, à des lois ou à des textes règlementaires.

Et c’est justement à ce moment qu’est étudié le projet de création de la sécurité sociale, sur lequel la commission permanente du Conseil d’État rend un avis le 10 septembre 1945. Ainsi, l’ordonnance fondatrice du 4 octobre 1945 est un des premiers textes examinés par le Conseil d’État de nouveau investi de la plénitude de ses compétences pour l’examen des projets de texte de nature législative.

La construction de la Sécurité sociale croise ainsi celle de la refondation du Conseil d’État, par les membres de l’institution que j’ai mentionnés, Alexandre Parodi, Pierre Laroque ou encore André Andrieux et Maurice Delépine, mais aussi très précisément dans les dates et la concordance des temps.

Alors que l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine[58] note que le « comité juridique » a été « entendu », les ordonnances relatives à la Sécurité sociale sont adoptées « le Conseil d’État (commission permanente) entendu ».

Le président Lamy reviendra plus en détails sur le rôle du Conseil d’État, et en particulier de la section sociale, dans la construction et l’évolution de la Sécurité sociale.

*

Mesdames et Messieurs,

Revenir sur l’histoire de cette institution et sur le rôle de chacun, de l’origine à aujourd’hui, permettra je crois également de se projeter dans l’avenir d’une institution qui est au cœur de notre pacte social et qui doit être, sans relâche, adaptée pour faire face aux évolutions de notre société, pour relever les défis économiques, sociaux, médicaux et démographiques que nous rencontrons. Car la sécurité sociale nous accompagne de notre naissance à notre décès, au gré de tous les aléas de la vie. 

Jean-Jacques Dupeyroux, qui n'a cessé d’œuvrer pour défendre la sécurité sociale a écrit « L’instabilité est l’essence même de la sécurité sociale [59] ». Il ne s'agissait pas pour lui de faire de cette instabilité un discrédit, mais au contraire de nous inviter à nous engager pour perpétuer une institution en permanente évolution afin qu’elle remplisse toujours mieux sa fonction de solidarité.

Je tiens pour terminer à remercier très sincèrement la professeure Isabelle Vacarie et le président Jean-Denis Combrexelle qui ont accepté d’animer les deux sessions, les prestigieux intervenants qui nous font l’honneur de leur participation et, pour le Conseil d’État, Francis Lamy, président de la section sociale du Conseil d’État, qui présentera aujourd’hui la sécurité sociale sous le prisme de cette section et qui a largement participé à l’organisation de cette manifestation, Alexandre Tremoliere qui a préparé le dossier du participant ainsi que la section des études, de la prospective et de la coopération, dont je remercie très chaleureusement la présidente Martine de Boisdeffre et les équipes.

Merci également bien sûr, à toutes celles et tous ceux qui ont contribué à l’organisation de cette matinée et des deux prochains rendez-vous dédiés aux 80 ans de la Sécurité sociale.

 

Références

[1] Texte écrit en collaboration avec Jean-Baptiste Desprez, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2] Loi n° 2025-199 du 28 février 2025 de financement de la sécurité sociale pour 2025 : 26,6% du PIB et 642,6 Mds d’euros de dépenses en 2024.

[3] Loi organique n° 96-646 du 22 juillet 1996 relative aux lois de financement de la sécurité sociale

[4] Définition dans l’article « Sécurité » de l’Académie française, https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9S1022

[5] Ordonnances : n° 67-706 du 21 août 1967 relative à l'organisation administrative et financière de la sécurité sociale ; n° 67-707 du 21 août 1967 portant modification du livre v du code de la sante publique relatif a la pharmacie, de diverses dispositions du code de la sécurité sociale relatives aux prestations et de la loi n° 66-419 du 18 juin 1966 relative à certains accidents du travail et maladies professionnelles ; n° 67-708 du 21 août 1967 relative aux prestations familiales ; n ° 67-709 du 21 août 1967 portant généralisation des assurances sociales volontaires pour la couverture du risque maladie et des charges de la maternité.

[6] Loi n° 2020-992 relative à la dette sociale et à l’autonomie

[7] Pierre Laroque, Au service de l'Homme et du Droit. Souvenirs et réflexions, Comité d'histoire de la sécurité sociale

[8] Lettre de présentation de l’évènement, par Pierre Boisard, Maurice Derlin et Roger Meudec, « Nous avons souhaité donner un caractère plus solennel cette année à cet anniversaire de l’ordonnance du 4 octobre 1945, puisqu’il est essentiel de manifester notre attachement à une grande institution de progrès social »

[9] Simone Veil, Discours d’ouverture du colloque 60ème anniversaire de la Sécurité sociale, 3 octobre 2005

[10] J.-J. Dupeyroux, Droit de la sécurité sociale, Précis Dalloz, première édition, 1965, 19ème édition en 2019 ; et Œuvres choisies de droit social, Dalloz, 2023

[11] Didier Tabuteau, Démocratie sanitaire, Editions Odile Jacob, 2013

[12] Michel Borgetto, La notion de fraternité en droit public français, LGDJ, 1993

[13] Article 21 de la Constitution du 24 juin 1793

[14] Tabuteau D. (2016), Sécurité sociale et politique de santé, Les tribunes de la santé, n°50, p.25-35

[15] Conseil d’Etat, Section, 6 juin 1986, Fédération des fonctionnaires, agents et ouvriers de la fonction publique et autre, Rec. p.158, chronique M. Azibert et M. de Boisdeffre.

[16] Décret-loi des 28 juin et 8 juillet 1793 relatif « à l’organisation des secours à accorder annuellement aux enfans, aux vieillards et aux indigens »

[17] Décret des 2 et 17 mars 1791

[18] Loi des 14 et 17 juin 1791 relative aux assemblées d’ouvriers et artisans de même état et profession

[19] Article 1 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. » ; article 6 : « La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

[20] Loi du 10 mars 1803 relative à l’exercice de la médecine

[21] Loi du 23 janvier 1873 tendant à réprimer l'ivresse publique et à combattre les progrès de l'alcoolisme

[22] Ordonnance n°58-1198 du 11 décembre 1958 portant réforme hospitalière ; ordonnance n°59-1199 du 13 décembre 1958 relative à la coordination des équipements sanitaires ; ordonnance n°58-1170 du 30 décembre 1958 portant réforme hospitalo-universitaire

[23] Loi n°70-1318 du 31 décembre 1970 portant réforme hospitalière

[24] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995

[25] L. von Stein, Geschichte des sozialen Bewegung in Frankreich von 1789 vis unsere Tage, 1850 ; F.-X Merrien, R. Parchet. A. Kernen, L’Etat social. Une perspective internationale, Armand Colin, 2005

[26] Loi du 15 juillet 1850 sur les sociétés de secours mutuels

[27] Loi du 1er avril 1898 relative aux sociétés de secours mutuel

[28] Extraits du Rapport général présenté par M. Thiers au nom de la Commission de l’assistance et de la prévoyance publiques, séance du 26 janvier, Paulin, Lheureux et Cie Editeurs, 1850.

[29] Décret du 26 mars 1852 sur les sociétés de secours mutuelles (Collection complète des lois, décrets, ordonnances, réglemens, et avis du Conseil-d'État : publiée sur les éditions officielles du Louvre ; de l'Imprimerie nationale, par Baudouin ; et du Bulletin des lois, de 1788 à 1824 inclusivement, par ordre chronologique... : suivie d'une table alphabétique et raisonnée des matières / par J. B. Duvergier, avocat à la cour royale de Paris, T1852, page 281, Gallica)

[30] Le principe est annoncé en 1881 ; sont successivement établies : l’assurance maladie (1883), l’assurance accidents du travail (1884), l’assurance invalidité et vieillesse (1889)

[31] JORF du 18 juillet 1893

[32] Loi du 14 juillet 1905 relative à l'assistance obligatoire aux vieillards, aux infirmes et aux incurables privés de ressources

[33] Loi du 23 décembre 1874 sur la protection des enfants en bas âge et en particulier des nourrissons

[34] Loi du 27 juin 1904 sur le service des enfants assistés et la loi du 28 juin sur l’éducation des pupilles vicieux ou difficiles de l’Assistance publique

[35] Loi du 17 juin 1913 sur le repos des femmes en couche

[36] Loi du 14 juillet 1913 sur l'assistance aux familles nombreuses et nécessiteuses

[37] JO du 31 juillet 1913

[38] Loi du 11 mars 1932 modifiant les titres III et V du livre Ier du code du travail et l’article 2101 du code civil

[39] JORF du 6 avril 1910

[40] Lois du 11 et 18 avril 1831

[41] Loi du 9 juin 1853 sur les pensions civiles ; la loi du 22 août 1790 créant un régime de retraite pour les fonctionnaires n’avait pas réellement été appliquée.

[42] Loi du 29 juin 1894 sur les caisses de secours et de retraites des ouvriers mineurs

[43] Loi du 21 juillet 1909 relative aux conditions de retraite du personnel des grands réseaux de chemin de fer

[44] Cour de cassation, décisions du 11 décembre 1911 et du 22 juin 1912

[45] Loi du 9 avril 1898 concernant les responsabilités dans les accidents du travail.

[46] CE, 21 juin 1895, Cames

[47] Loi du 5 avril 1928 sur les assurances sociales, JORF du 12 avril 1928

[48] « L'assurance-maladie sera ce que nous la ferons ». Le titre de l'éditorial du journal de la Confédération des syndicats médicaux français, Le médecin de France, publié le 1er janvier 1930, symbolise la défiance qui a pendant longtemps caractérisé les relations entre le corps médical et les pouvoirs publics

[49] Loi du 30 avril 1930 modifiant et complétant la loi du 5 avril 1928 sur les assurances sociales, JORF du 1er mai 1930

[50] Pierre Laroque, Georges Cahen-Salvador et les assurances sociales, RHPS, n°7, 2014

[51] Les jours heureux, programme du Conseil National de la Résistance, 1944

[52] CE, Ass. 27 novembre 1964, Caisse centrale de secours mutuels agricoles et autres, Union nationale des association familiales ; et CE, Sect. 15 décembre 1967, Ministre du travail c/ Caisse chirurgicale mutuelle de la Gironde et autres, Rec. p.496 : « Considérant que le pouvoir de tutelle dont le ministre du Travail est investi à l'égard des organismes de Sécurité sociale ne peut légalement s'exercer que dans les cas et dans les limites autorisées par le législateur ».

[53] Report on Social Insurance and Allied Services, dit Rapport Beveridge, 1942

[54] L'esprit de Philadelphie, La justice sociale face au marché total, d'Alain Supiot, Paris, Le Seuil, 2010

[55] Déclaration concernant les buts et objectifs de l'Organisation Internationale du Travail (Déclaration de Philadelphie)

[56] Ordonnance n°45-1708 du 31 juillet 1945 portant sur le Conseil d’État

[57] Ordonnance n°45-1706 du 31 juillet 1945 portant transfert des attributions du comité juridique au conseil d'Etat

[58] Ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental

[59] J.-J. Dupeyroux « Le temps qui reste », Droit social, mars 2011