Intervention de Jean-Marc Sauvé le 20 juin 2017
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Diriger une juridiction : perspectives comparées
Conseil d’État, Mardi 20 juin 2017
Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État
Monsieur le directeur de l’École nationale de la magistrature,
Mesdames et Messieurs les présidents de juridictions judiciaires et administratives,
Mesdames et Messieurs,
Je suis heureux de vous accueillir aujourd’hui au Conseil d’État à l’occasion de ce séminaire organisé conjointement avec l’École nationale de la magistrature. Dans une société en proie au doute, rongée par les divisions ou les fractures et dans laquelle les solidarités et le vivre ensemble s’érodent ou se dissolvent, les citoyens se tournent de plus en plus vers le juge pour résoudre leurs problèmes et, d’abord, pour trancher les litiges qui les opposent les uns aux autres ou aux administrations publiques. Cette demande de justice, qui concerne la justice aussi bien judiciaire qu’administrative, n’est pas uniquement une demande d’intervention juridictionnelle. Une justice de qualité ne se résume pas en effet au prononcé d’une décision fondée en droit. Elle s’appuie également sur des procédures et des processus qui doivent permettre à l’ensemble des parties et des usagers de bénéficier d’un service public équitable, performant et efficace. Cette préoccupation de qualité, les juridictions de tous les ordres la partagent et c’est pourquoi la gestion et la bonne administration de nos juridictions sont au cœur de nos réflexions actuelles (I) tout comme que le rôle des chefs de juridiction dans la réalisation de cet objectif (II).
I - L’ordre judiciaire et l’ordre administratif ont en commun la volonté d’offrir une justice de qualité à nos concitoyens.
A.Pour répondre à leurs attentes légitimes, nous devons nous soumettre à un impératif de bonne administration.
1. Les exigences qui pèsent sur le service public de la justice sont souvent contradictoires.D’une part, les décisions de justice doivent être juridiquement pertinentes, correctement motivées et rendues dans des délais raisonnables, tout en devant respecter des principes rigoureux et des procédures nécessaires, mais parfois longues, telles que le principe du débat contradictoire. D’autre part, nous sommes confrontés à un durcissement des contraintes budgétaires qui limite les moyens matériels, humains et financiers susceptibles d’être mobilisés. A ces contraintes, s’ajoutent les exigences d’un accueil de qualité et d’un dialogue non pas virtuel, mais réel, entre les juridictions, les justiciables et les auxiliaires de justice. Ces orientations créent une tension évidente au sein des juridictions dont la charge de travail n’a pas cessé d’augmenter ces dernières années[2], alors que leurs moyens restaient constants, voire diminuaient. La justice dans son ensemble doit par conséquent plus que jamais se soumettre à un impératif de bonne administration[3] afin d’être en mesure de rendre des décisions de qualité[4].
2. La satisfaction de ces exigences passe notamment par une gestion plus efficace des juridictions, dont les points centraux sont aussi bien la qualité intrinsèque des décisions et la rapidité des procédures[5], que l’efficacité et l’adaptation des moyens. Dans cette approche fondée sur l’efficience et la performance, qui est adossée à un discours managérial ou gestionnaire, dernière étape d’un glissement observé par le professeur Frydman dans le discours sur la qualité de la justice[6], l’organisation et le pilotage stratégique des juridictions sont essentiels. Les indicateurs qualitatifs et quantitatifs sur la manière dont la justice est rendue tendent ainsi à l’emporter sur les considérations propres à chaque espèce et sur la qualité intrinsèque des décisions de justice.
B.Dans ce contexte, la justice administrative est administrée selon un modèle centralisé qui laisse toutefois une place importante au pilotage local.
1. Depuis la loi du 31 décembre 1987[7], qui a transféré la gestion de la juridiction administrative du ministère de l’intérieur au secrétariat général du Conseil d’État, nous avons mis en place une organisation centralisée dont le Conseil est la « clé de voûte »[8]. Son secrétariat général joue ainsi un rôle essentiel dans la gestion des carrières, mais aussi dans l’allocation des moyens et dans le dialogue et le contrôle de gestion[9]. Ce pilotage global permet de définir des objectifs qualitatifs et quantitatifs rigoureux en contrepartie des moyens nécessaires, dans la mesure du possible, au bon fonctionnement des juridictions. Cette organisation centralisée, qui s’est révélée pertinente pour assurer un pilotage réactif, efficient et coordonné des juridictions, reste collégiale, dès lors qu’elle repose sur un dialogue dynamique et sans intermédiaire entre les chefs de juridiction et de greffe et les personnes responsables du secrétariat général ou des directions fonctionnelles du Conseil d’État. En raison de sa taille limitée, notre ordre de juridiction fonctionne selon des lignes administratives très courtes et directes.
2. Cette organisation ne méconnaît pas le rôle des chefs de juridiction et de greffe dans l’administration locale des juridictions. Il existe de fait au sein de notre ordre la volonté de ne pas monopoliser les compétences de gestion, et d’impliquer les juridictions dans la direction et le pilotage des personnes – magistrats et agents – comme des flux, des stocks et de la stratégie. Nous voulons aussi mieux armer les juridictions pour qu’elles puissent mieux analyser le contexte local, déceler les réservoirs de compétences et les marges de manœuvre et mieux mettre en évidence les capacités de chacun. Il revient ainsi aux seuls chefs de juridiction de définir l’organisation interne de leur juridiction et, en particulier, l’affectation des ressources humaines, afin que celle-ci soit la plus efficiente et transparente possible. Ils sont aussi responsables, en lien avec les magistrats et les agents de greffes, de l’élaboration du projet triennal de juridiction institué en 2008 qui est destiné à fixer la stratégie pluriannuelle de la juridiction. En tant qu’ordonnateurs secondaires des crédits de fonctionnement délégués à leur juridiction, dont la proportion a beaucoup augmenté ces dernières années, les chefs de juridictions assurent, en outre, le pilotage de leur structure sur le plan administratif, budgétaire et financier, ainsi que l’emploi des moyens mobiliers et immobiliers[10]. Ils sont bien sûr en charge de la communication externe et de l’organisation du travail dans le contexte des transformations très profondes induites par les technologies de l’information et la dématérialisation des procédures.
II. Le rôle des chefs de juridiction est donc central et il justifie que nous menions une réflexion approfondie sur le profil et les compétences recherchés.
A. Les chefs de juridiction se voient confier une mission qui nécessite un savoir-faire et des compétences spécifiques.
1. J’ai l’intuition que les critères du bon chef de juridiction sont communs aux deux ordres de juridiction. Compte tenu des compétences propres qu’il est susceptible d’exercer, un chef de juridiction doit d’abord être un bon juge. Dans la juridiction administrative, comme dans la juridiction judiciaire, les fonctions de pilotage sont systématiquement assurées par des personnes ayant exercé et exerçant effectivement des fonctions juridictionnelles. Il est essentiel d’être légitime et respecté par ses collègues dans l’exercice de la fonction juridictionnelle. Le profil d’un bon chef de juridiction est donc celui d’un bon juge, mais d’un juge qui soit aussi un gestionnaire. Il doit notamment faire preuve de charisme, de capacités d’administration et d’animation et avoir le sens de la décision, de l’organisation et des relations, autant que des compétences juridiques éprouvées. En plus de 40 ans de carrière et en près de 11 ans d’administration de la juridiction administrative, j’ai acquis la conviction que l’élément le plus important dans le bon fonctionnement d’une juridiction, bien plus encore que d’un autre service public, est la qualité personnelle du chef de juridiction. Toutes choses étant égales par ailleurs, j’ai vu des juridictions perdre pied ou, au contraire, se redresser avec un changement de président.
2. Le « modèle » français de recrutement des magistrats et des chefs de juridiction est bâti sur un système de corps et de carrière qui, sans être l’unique modèle envisageable, paraît pertinent au regard de notre architecture juridictionnelle. Ce dispositif permet, notamment grâce au recrutement par concours et à un socle de formation, unique ou différencié, de garantir l’indépendance des juges, leur qualification, leur progression et, en même temps, de construire une culture professionnelle homogène. Certains de nos voisins européens privilégient des modes de recrutement différents. Au Royaume-Uni, par exemple, les juges des plus hautes juridictions, comme les présidents de juridiction, ne sont pas nécessairement recrutés parmi les magistrats déjà en exercice ; ils peuvent aussi être choisis parmi les avocats ou juristes ayant une expérience approfondie dans le domaine du droit, y compris pour les plus hautes fonctions juridictionnelles du pays. Le système allemand est, à l’inverse, plus proche du nôtre, dès lors qu’en règle générale les chefs de juridiction sont recrutés parmi les magistrats déjà en fonction dans le niveau de juridiction concerné, même s’il leur est bien souvent demandé de justifier d’une expérience administrative significative. Mais la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe est le plus souvent présidée par un universitaire de renom, sans expérience juridictionnelle ou managériale préalable.
B. La professionnalisation du recrutement et de la formation des chefs de juridiction est au cœur des réformes que nous menons actuellement.
1.La gestion actuelle de la carrière des magistrats administratifs repose en partie sur la progression à l’ancienneté. Pour prétendre à un poste de chef de juridiction dans la juridiction administrative, il est nécessaire d’avoir franchi les échelons des grades de conseiller et de premier conseiller, d’avoir accompli la mobilité requise par le code de justice administrative et d’avoir accédé au choix au grade de président, qui correspond d’abord à la fonction de vice-président de tribunal administratif. Mais l’ancienneté et la carrière ne sont pas les seuls critères d’appréciation. A l’image de la réflexion engagée dans la juridiction judiciaire avec le rapport du premier président Guy Canivet[11], nous entendons inscrire le recrutement des chefs de juridiction dans une logique qui soit aussi managériale. Parmi les juristes confirmés, nous recherchons des profils qui se démarquent par leurs qualités et leurs aptitudes particulières aux relations humaines, au management et à l’innovation. Récemment, nous nous sommes engagés dans un processus nouveau, visant à détecter, le plus en amont possible, les potentiels chefs de juridiction, afin de leur dispenser une formation qui facilite ensuite l’adaptation à leurs fonctions. Nous avons ainsi créé, à l’instar de ce qui a été fait dans l’ordre judiciaire, un cycle de préparation aux fonctions de chef de juridiction. L’objectif est notamment de sélectionner des personnes volontaires identifiées comme ayant un certain potentiel et les capacités d’animation et de gestion humaines, de s’assurer de leur motivation, de développer leurs compétences managériales et de les préparer à l’exercice des responsabilités de chef de juridiction. Ce cycle de formation, qui a été mis en place pour la première fois cette année, fera l’objet d’une évaluation en vue de l’améliorer. Les premiers retours sont cependant clairement positifs.
2. La formation initiale et continue des chefs de juridiction est l’autre pivot d’une bonne administration de la justice. Une fois nommés, tous les chefs des juridictions administratives suivent un cursus de formation initiale qui leur permet d’échanger avec des pairs déjà en fonction et d’acquérir les compétences administratives ou techniques nécessaires - le suivi du budget, la formation aux outils et méthodes de la gestion de ressources humaines et la sensibilisation aux procédures de sécurité . La formation des premiers vice-présidents pour les tribunaux administratifs de huit chambres et plus doit aussi être repensée, notamment dans le cadre du cycle de formation des chefs de juridictions, leurs fonctions devant être envisagées comme celles d’un « adjoint » au chef de juridiction et non plus comme celles d’un « primus inter pares » parmi les vice-présidents.
Le recrutement et la qualification des juges et a fortiori des chefs de juridiction revêtent, comme nous le voyons, un caractère essentiel pour la bonne administration des deux ordres de juridiction. La réflexion engagée ces dernières années, qui reflète la place croissante de la justice dans la société française, mérite d’être poursuivie et approfondie afin de moderniser et de professionnaliser ces fonctions. Plusieurs dispositifs ont été expérimentés et mis en œuvre dans les juridictions judiciaires et administratives et ce séminaire est l’occasion de revenir sur certains d’entre eux et d’esquisser d’autres pistes de réflexion actuellement à l’étude. Avant de donner la parole à Olivier Leurent, directeur de l’École nationale de la magistrature, je souhaite remercier l’ensemble des intervenants qui ont accepté de venir partager leurs points de vue et leurs expériences afin de faire progresser notre pensée sur ces sujets d’intérêt commun que nous avons en partage, bien au-delà des histoires et des spécialisations qui nous séparent.
[1]Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
[2]Dans les tribunaux administratifs, le nombre d’affaires nouvelles enregistrées chaque année augmente en moyenne de 5% par an depuis 40 ans. Dans les cours administratives d’appel, ce taux est de 7,9% par an depuis leur création.
[3] La bonne administration de la justice est un objectif à valeur constitutionnelle qui résulte des articles 12, 15 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (voir notamment : CC, 28 décembre 2006, Loi pour le développement de la participation et de l’actionnariat salarié et portant diverses dispositions d’ordre économique et social, n° 2006-545 DC, pt. 24 et CC, 3 décembre 2009, Loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution,n° 2009-595 DC, pt. 4).
[4] H. Pauliat, « L’administration de la justice et la qualité des décisions de justice », in La qualité des décisions de justice, Actes du colloque de Poitiers du 8-9 mars 2007, Commission européenne pour l’efficacité de la justice, Editions du Conseil de l’Europe, p. 122.
[5] Le traitement rapide des affaires urgentes et la réduction des délais de jugement des affaires normales sont devenus des objectifs prioritaires sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme qui a fait du délai raisonnable de jugement une obligation centrale pour les juridictions sur la base de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Voir CE Ass., 28 juin 2002, Garde des sceaux, ministre de la justice c. Magiera, n° 239575.
[6] B. Frydman, « L’évolution des critères et des modes de contrôle de la qualité des décisions de justice », in La qualité des décisions de justice, Actes du colloque de Poitiers du 8-9 mars 2007, Commission européenne pour l’efficacité de la justice, Editions du Conseil de l’Europe, p. 19.
[7]Loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux administratif.
[8] H. Pauliat, « Le modèle français d’administration de la justice : distinctions et convergences entre justice judiciaire et justice administrative », Revue française d’administration publique, 2008/1, n° 125, p. 94.
[9] Art. R. 121-9 du code de justice administrative : « Sous l'autorité du vice-président, le secrétaire général dirige les services du Conseil d’État et prend les mesures nécessaires à la préparation de ses travaux, à leur organisation et à la gestion du corps des membres des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel. (…) »
[10] Art. R. 222-12 du code de justice administrative : « Les présidents, chefs de juridiction des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel, sont institués ordonnateurs secondaires des dépenses de fonctionnement de la juridiction qu'ils président. En cas d'absence ou d'empêchement, ils peuvent déléguer leur signature à un membre ou à un fonctionnaire de leur juridiction. »
[11] La synthèse de ce rapport remis au Garde des sceaux en février 2007 est accessible à <http://www.presse.justice.gouv.fr/art_pix/rapport-canivet-synthese.pdf> (07.06.2017).