Tribune publiée dans L'Actualité juridique du droit administratif (AJDA) n° 34, 15 octobre 2018
Il fut un temps, pas si lointain, où les Communautés européennes devenues l'Union européenne relevaient d'une forme d'évidence. Cette évidence reposait, au départ comme l'avaient notamment conçu les Pères fondateurs, sur une solidarité économique. Celle-ci s'est petit à petit développée pour devenir une solidarité politique, sociale et culturelle.
L'un des moteurs de cette transformation fut ce qu'un ancien président de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) dénomma, dans un ouvrage célèbre, L'Europe des juges. L'essentiel dans cette expression était l'utilisation du pluriel. De façon constante, il était dit, exposé et écrit au Plateau du Kirchberg, j'en témoigne, que le juge de l'Europe communautaire n'était pas, contrairement aux apparences, la seule CJCE puis la seule Cour de justice de l'Union européenne mais d'abord les juges nationaux.
C'était sur eux que reposait l'équilibre du système. Il leur appartenait d'appliquer et d'interpréter tant le droit primaire que le droit dérivé constitué des règlements et des directives, ceci dans le respect des grands principes définis par Luxembourg.
Le dialogue des juges n'était pas une formule commode et brillante utilisée dans les colloques et les revues juridiques, c'était une réalité quotidienne. Les juges nationaux et la Cour travaillaient ensemble, confrontaient leurs points de vue, élaboraient des convergences parfois difficiles au regard des traditions juridiques nationales et construisaient, pas à pas, une Europe du droit reposant sur une certaine idée partagée de la construction européenne. Le maître-mot du dialogue des juges était : confiance.
L'Union européenne ne relève plus aujourd'hui de l'évidence, chacun en connaît les raisons et les manifestations.
La responsabilité de l'Europe des juges n'en est que plus grande car l'on voit bien que les valeurs et principes qui inspirent les jurisprudences peuvent être au cœur des critiques portées contre l'Europe.
Les juges nationaux et notamment les cours suprêmes sont particulièrement conscients de la responsabilité qui leur échoit dans ce contexte nouveau. Plus que jamais, ils ont besoin d'être entendus et écoutés par Luxembourg.
Les questions préjudicielles que les juges nationaux posent, par exemple, en matière de droit des affaires, de droit social, de banques de données, de droit d'asile ou de bioéthique témoignent d'une transformation profonde des sociétés dont ils assurent la régulation contentieuse.
Cela vaut aussi pour les conditions dans lesquelles une cour suprême nationale décide, dans l'exercice des responsabilités juridictionnelles qui sont les siennes, de poser ou non une question préjudicielle. L'équilibre institutionnel et sans doute la sagesse commandent de ne pas cantonner le rôle des cours suprêmes à celui de l'interprétation de l'évidence.
La répartition des rôles entre la Cour de Luxembourg et les juges nationaux obéit ainsi à des usages et équilibres subtils et nécessaires. Il faut les préserver. Surtout en ce moment.