Introduction de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, à la table ronde conclusive du colloque: "Faire des choix ? Les fonctionnaires dans l’Europe des dictatures, 1933-1948" organisé par l’EHESS et le Conseil d’État les 21, 22 et 23 février 2013, en Sorbonne et à l’EHESS.
< ID du contenu 3300 > Lien à reprendre : > Télécharger l'intervention au format pdf</a>
Faire des choix ?
Les fonctionnaires dans l’Europe des dictatures, 1933-1948
Colloque organisé
par le Conseil d’État et l’École des hautes études en sciences sociales
***
Samedi 23 février 2013
***
Conclusion :
Quelles leçons de l’histoire ?
***
Introduction à la table ronde
par Jean-Marc Sauvé[1],
vice-président du Conseil d’Etat
De l’action efficace à l’action juste
« Quelles leçons de l’histoire ? » Tel est le titre de la table ronde conclusive de ce colloque. C’est une gageure et même un péril que de prétendre conclure sous ce titre un tel colloque, même à plusieurs voix, d’autant qu’après Paul Valéry, Marc Olivier Baruch nous a rappelé qu’il n’y avait pas de leçon à tirer de l’histoire, de cette histoire en particulier.
Poser cette question, c’est partir du postulat que, par-delà la singularité et l’irréductibilité de la période historique 1933-1948, des enseignements peuvent être tirés pour éclairer nos pratiques présentes, en tant que fonctionnaires et que juristes. C’est affirmer aussi le devoir de tirer des leçons de l’histoire, parce que l’expérience de la barbarie fut si douloureuse qu’elle ne peut être vaine, parce que l’insupportable et l’intolérable ne peuvent se traduire par la démission de la pensée et le renoncement à l’action. Certes, la période 33-48 fut, à tous points de vue, exceptionnelle. Pour autant, même après les épreuves de l’Europe des dictatures et la fin des guerres coloniales et, en particulier, de la guerre d’Algérie, qui elle-même remonte à 50 et non 70 ans, il me semble que tout agent public puisse au jour le jour être confronté à des actes gravement illégaux ou générateurs de lourds dommages, à des situations périlleuses au plan éthique et que, dans ces cas, les évènements survenus lors des périodes les plus sombres de l’histoire européenne puissent constituer une source de réflexion et permettre à tout agent de mieux appréhender ses responsabilités présentes.
En introduction à cette table ronde, je souhaite insister sur le rôle du droit, la déontologie des agents publics et le devoir de désobéissance, avant d’en venir à l’éthique de la responsabilité.
1/ Tout d’abord, les années noires obligent à interroger le rôle du droit. Cela revient, de manière générale, à questionner la dialectique légalité – légitimité et à constater l’impuissance du droit et de la théorie juridique à sauvegarder par eux-mêmes l’essentiel, c’est-à-dire la vie, la dignité et la liberté de la personne humaine. Un débat a eu lieu, animé notamment par les professeurs Danièle Lochak et Michel Troper, pour savoir si le positivisme avait conduit les juristes à devenir des alliés objectifs des régimes totalitaires[2]. La réponse est délicate, mais il n’en reste pas moins que, pour s’en tenir à des auteurs de langue allemande, ni les théories de Carl Schmidt, ni celles d’Hans Kelsen, n’ont permis de faire échec à la montée en puissance du nazisme, et ce malgré leurs affinités politiques très différentes, le premier étant proche à ses débuts des milieux catholiques conservateurs, tandis que les liens du second avec les sociaux-démocrates étaient connus. Carl Schmidt, on le sait, a même soutenu dans un premier temps le parti nazi, avant d’en être évincé, comme l’a rappelé le professeur Olivier Jouanjan. Après la seconde guerre mondiale, un autre débat d’un grand intérêt a eu lieu, de l’autre côté de l’Atlantique, entre Hart et Dworkin (qui vient de disparaître dans le silence total de la presse française), sur le positivisme et la capacité, dans une approche formaliste de la règle, à prendre en compte le contenu de celle-ci[3]. Enfin, le renouveau des droits de l’homme et des droits fondamentaux, comme une version moderne de l’ancien jusnaturalisme, renouveau qui n’est pas non plus allé sans critiques[4], est apparu comme un pilier nécessaire de toute démocratie et de tout Etat de droit – René Cassin croyait fermement qu’il devait en aller ainsi. C’est aussi ma conviction. Cette conception est devenue une réalité consacrée par le droit positif : il ne peut par exemple être dérogé aux articles 2, 3, 4 et 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et aux vingt premiers articles de la Loi fondamentale allemande qui consacrent de tels droits fondamentaux.
2/ En deuxième lieu, et je prendrai mes distances avec Paul Valéry, des leçons peuvent être tirées de l’histoire, en évitant les pièges et les illusions de l’anachronisme et de l’amalgame, en ce qui concerne l’éthique de la fonction publique et, plus largement, la morale de l’action publique. Sans remettre en cause le principe hiérarchique qui est un fondement nécessaire de la fonction exécutive, les épreuves passées nous invitent à réfléchir sur la déontologie des fonctionnaires. Nous n’en tirerons pas un antidote, mais peut-être simplement quelques réflexions et réflexes, quelques règles et principes de conduite qui permettent de faire face aux chocs et aux épreuves auxquels les fonctionnaires sont nécessairement confrontés, y compris en temps ordinaire. Il faut aussi se nourrir de ces expériences passées pour prendre la mesure des exigences déontologiques de notre temps, qui ne sont certes pas de la même nature que celles du passé, et mettre en place des formations adaptées dans ce domaine afin que, face aux problèmes d’éthique professionnelle, les fonctionnaires soient mieux armés pour apprécier la légitimité des choix qui s’ouvrent à eux et déterminer leur conduite.
3/ En dernier lieu, et comme déclinaison du point précédent, les leçons de l’histoire montrent que servir n’est pas se soumettre. Dans l’ordre politique, l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen énonce le droit de résistance à l’oppression. Dans l’ordre administratif, c’est un devoir de désobéissance qui s’impose, dans le cas où l’ordre est « manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public », selon la formule jurisprudentielle[5] reprise dans la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires[6]. Je mesure la complexité et l’ambiguïté de cette injonction, comme l’a souligné le professeur Danièle Lochak, lorsque la loi, contraire aux droits fondamentaux les plus essentiels, a toutes les apparences de la légalité formelle. Sans même se poser la question du devoir de désobéissance, qui ne peut être qu’exceptionnel, le fonctionnaire ne doit jamais renoncer à penser, ni se sentir contraint de se taire. Il lui appartient, chaque fois que c’est nécessaire, de présenter des observations, dans le respect du principe de loyauté et du principe hiérarchique, de formuler les objections pertinentes à l’autorité compétente et bien sûr, avant même d’envisager de désobéir, de se garder de faire du zèle et de manifester envers l’autorité supérieure complaisance ou allégeance, comme c’est trop souvent le cas. De telles situations de contradiction, au moins apparente, entre les décisions ou l’ordre des autorités légitimes et le respect de la loi, y compris la loi fondamentale, se rencontrent plus fréquemment qu’on ne le croit lorsque l’on commence sa carrière de fonctionnaire, voire de juge. Elles émergent encore, de manière presque structurelle et avec une acuité particulière, dans notre Europe fondée sur le Marché intérieur, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’homme, dans certains Etats comme la Hongrie, où la Cour constitutionnelle a récemment défendu avec force, par un arrêt du 16 juillet 2012, le principe d’indépendance de la justice[7].
*
* *
Ce colloque a aussi mis en lumière avec une netteté particulière l’importance cruciale de l’éthique de la responsabilité, pour faire référence à la célèbre distinction que Max Weber a proposée dans Le savant et le politique. Quel choix effectuer entre, d’un côté, la politique du moindre mal, celle de l’utilisation des marges de manœuvre que permet l’action publique, mais qui recèle le risque d’accommodements coupables et peut porter atteinte aux valeurs les plus essentielles et, d’un autre côté, la rupture ou la posture du cavalier seul au risque que le pire s’impose sans restriction ? Quel choix faire, de manière moins dramatique, entre la recherche de la plus grande efficacité au prix du renoncement à une partie de ses convictions et l’attachement indéfectible aux principes au prix d’une certaine impuissance ? Le discernement de la juste position est une entreprise souvent délicate qui est toujours dépendante des enjeux en présence.
Les institutions et, à leur tête, les acteurs publics sont toujours confrontés, même en temps ordinaire, à des enjeux très lourds en lien avec l’intérêt général et le bien public. Ces enjeux impliquent de faire des choix délicats, qui parfois exposent au risque d’entrer en conflit ou en contradiction avec la loi et l’intérêt public. Dans ces circonstances, l’agent public mesure qu’au-delà de l’apparence jupitérienne de la puissance publique, se dévoilent la fragilité et la vulnérabilité des hommes et des femmes qui l’incarnent et le poids de tous les déterminismes qui encadrent et contraignent l’action publique. Il découvre aussi que subsiste cependant une part irréductible d’indéterminé par où peut s’insinuer la liberté de chacun : la liberté de consentir ou de dire non, la liberté de se taire ou d’objecter, la liberté de provoquer ou pas une relance de la réflexion sur la décision à prendre ou à exécuter, la liberté de rappeler ou non la loi et l’intérêt public. Cette marge de liberté, aussi minime et fragile soit-elle, ne peut se construire et s’exprimer que sur la base d’une délibération individuelle et collective.
Le bon usage de cette liberté permet de mesurer l’écart pouvant exister, dans sa formation comme dans ses critères et ses ressorts, entre l’action efficace et l’action juste. La première repose sur la certitude de l’analyse rationnelle, une quiétude de l’esprit qui confine à la bonne conscience ; la seconde fait appel au doute, bien plus que le doute cartésien, l’in-quiétude au sens donné à ce terme par Emmanuel Levinas. La première repose sur la décision individuelle et la force de conviction qu’elle exalte ; la seconde implique d’abord un échange collégial, avant de déboucher sur un choix qui engage la personne et qui est le fruit d’un arbitrage entre des inconvénients différents. La première s’ancre dans la solitude et l’unilatéralisme, alors que la seconde procède de la délibération. La première fait le choix de l’optimisation technique et administrative, alors que la seconde se préoccupe aussi du « bien agir ». La première se fonde sur une règle externe, exogène, objective, alors que la seconde répugne aux automatismes, aux systèmes experts et entend faire place au discernement. La première compte avant tout sur le savoir et le faire, alors que la seconde ne veut pas reléguer l’exercice de la conscience et la réflexivité. La première pense en termes de « technique de l’action », alors que la seconde l’enrichit d’une dimension éthique.
Si nous ne savons pas que l’action juste doit coexister avec l’action efficace, avoir une certaine autonomie et comporter, dans certains cas, un irréductible écart par rapport à elle, si nous ne voulons pas faire le saut nécessaire de l’une à l’autre quand les circonstances l’exigent, alors nous ne sommes pas dignes d’être ce que la plupart de nous entendent être : des acteurs publics à la hauteur de leur mission, de leur vocation et de leurs devoirs. Les enseignements de déontologie qui se mettent en place dans les écoles du service public permettent en tout cas d’escompter que se résorbe progressivement l’écart pouvant exister d’une action à l’autre. Car, en la matière, l’acquis général de l’éducation et de la morale civique ne suffit plus.
*
* *
Il est temps maintenant pour moi, en tant que président de cette table ronde, de donner la parole aux intervenants, que je remercie de leur participation, au professeur Olivier Beaud, de l’Université Panthéon-Assas, dont chacun connaît l’engagement sur ces sujets et qui conclura le colloque, ainsi que, pour commencer, aux représentants de la jeune génération des fonctionnaires, issus de la dernière promotion de l’Ecole nationale d’administration, la promotion Marie-Curie, qui vont nous faire part de leurs propres réflexions et de la manière dont ils réagissent aux interventions et questionnements entendus ces dernières 48 heures.
[1]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.
[2]D. Lochak, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme » in Les usages sociaux du droit, CURAPP-PUF, 1989, p. 252 ; M. Troper, « La doctrine et le positivisme. (A propos d’un article de Danièle Lochak) », in Les usages sociaux du droit, op. cit., p. 286. Voir également D. Lochak, « La neutralité de la dogmatique juridique : mythe ou réalité ? », et Michel Troper, « Entre science et dogmatique, la voie étroite de la neutralité », in P. Amselek (dir.), Théorie du droit et science, PUF, Paris, Léviathan, 1994.
[3]Pour une introduction à ce débat, voir S. J. Shapiro, “The Hart-Dworkin Debate : A short guide for the perplexed”, Michigan Law School, The Social Science Research Network, http://ssrn.com/abstract=968657.
[4]Par exemple celles de M. Villey dans Le Droit et les Droits de l'homme, PUF, 1998.
[5]CE, 10 novembre 1944, Langneur, Rec. p. 288 ; CE, 27 mai 1949, Arasse, Rec. p. 249.
[6]Loi n° 83-634, article 28.
[7]Décision n° 33/2012 sur le statut et la rémunération des juges. Cette décision a été rendue au rapport et avec la voix prépondérante de son président. La Cour de justice de l’Union européenne a elle-même jugé, par sa décision C-286/12 du 6 novembre 2012, qu’en imposant la cessation de l’activité professionnelle des juges ayant atteint l’âge de 62 ans (au lieu de 70 ans auparavant), ce qui entraîne une différence de traitement fondée sur l’âge, n’ayant pas un caractère proportionné, la Hongrie avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 2 et 6 paragraphe 1 de la directive 2000/78/CE du 17 novembre 2000, portant création d’un cadre commun en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.