Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, à l'occasion de la constitution de l’antenne française de l’Institut européen du droit (European Law Institute – ELI), le 5 décembre 2012 à l'Université Paris II Panthéon-Assas.
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Institut européen du droit (ELI)
Présentation des activités et constitution de l’antenne française
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Université Panthéon-Assas, Paris II
Mercredi 5 décembre 2012
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Allocution d’ouverture par Jean-Marc Sauvé[1],
vice-président du Conseil d’Etat,
membre du Sénat et du Tribunal arbitral de l’ELI
Madame la vice-présidente, chère Bénédicte,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mesdames et Messieurs,
Nous sommes aujourd’hui réunis pour présenter l’activité de l’Institut européen du droit (European Law Institute – ELI) et officialiser la création d’une antenne française de cette organisation non gouvernementale. C’est avec grand plaisir que j’ai répondu à la demande de Madame le professeur Fauvarque-Cosson – qui est vice-présidente de l’ELI – de m’exprimer devant vous aujourd’hui, en introduction de cette matinée, en tant non que vice-président du Conseil d’Etat, mais que membre de l’ELI et de certains de ses organes : le Sénat – qui est en quelque sorte le conseil d’orientation de l’ELI – et le Tribunal arbitral. Ce ne sont pas ces fonctions que je souhaite maintenant présenter – cela sera fait au cours de cette matinée. Il me semble en effet important de souligner, avant d’entrer dans le vif du sujet avec la première table ronde, que l’Europe est une œuvre commune dans laquelle la communauté des juristes doit continuer à jouer un rôle éminent (1) et que la communauté juridique française doit trouver sa place au sein de l’ELI et contribuer ainsi au processus d’intégration juridique européen (2).
1. L’Europe, une œuvre commune dans laquelle la communauté des juristes doit continuer à jouer un rôle éminent.
L’Europe est une œuvre commune, qui s’est construite sur deux piliers, lesquels n’ont pas cessé, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, de se renforcer mutuellement.
Le premier pas a été franchi le 5 mai 1949, avec la signature, par dix Etats, du Traité de Londres instituant le Conseil de l’Europe, qui fut suivie par la signature à Rome de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le 4 novembre 1950. Les Etats et les peuples d’Europe, ravagés et épuisés par la guerre et soucieux de construire une paix durable, se sont alors réunis au sein d’une même institution et ont hissé les droits de l’homme au sommet de leurs valeurs communes. Churchill évoquait, lors de la première session de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe[2], « des Européens, marchant en avant, la main dans la main, et s'il le faut au coude à coude » afin de « permettre à cet illustre continent de reprendre, dans une organisation mondiale, sa place de membre indépendant et se suffisant à lui-même ».
Un nouveau pas a été franchi le 18 avril 1951, lorsque six pays ont signé un traité visant à placer leurs industries du charbon et de l’acier sous une tutelle commune, puis le 25 mars 1957, avec la signature du traité de Rome créant la Communauté économique européenne.
Cette histoire – vous la connaissez –, c’est la nôtre ; c’est désormais celle de tout citoyen qui est né ou qui vit sur le territoire européen. La construction de cette œuvre commune se poursuit, avec ses réussites, mais aussi ses difficultés, ses échecs et ses heurts. Elle est le fruit d’une volonté politique et d’une communauté de valeurs.
Le droit a joué un rôle prépondérant dans la construction européenne. Comment ne pas penser, à cet égard, aux arrêts fondateurs de la Cour de justice des Communautés européennes des années 1960, affirmant la primauté du droit, alors dit communautaire, sur les droits nationaux, établissant l’effet direct de celui-ci et posant les fondations de l’ordre juridique « propre, intégré au système juridique des États membres » qui est celui de l’Union[3] ? La crise financière actuelle, qui oblige l’Union européenne à agir vite et met à l’épreuve cette construction, confirme la place éminente qui est celle du droit, comme l’a montré par exemple le rôle qu’ont joué les cours constitutionnelles à la suite de l’adoption du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance[4]. Manifeste aussi, en pleine crise financière, le rôle éminent joué par le droit et la justice dans le développement de l’Union européenne et la résolution des crises, la récente décision rendue le 27 novembre 2012 par l’Assemblée plénière de la Cour de justice de l’Union qui, après un renvoi préjudiciel de la Cour suprême d’Irlande, a jugé légale la décision du Conseil européen du 25 mars 2011 modifiant l’article 136 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et instituant un mécanisme européen de stabilité et a interprété de manière constructive les règles du TUE et du TFUE, en particulier, les articles 119 à 123 et 125 à 127 du TFUE sur l’assistance financière aux Etats membres et la recapitalisation de leurs banques.
Sur la voie d’une union toujours plus approfondie entre les peuples d’Europe, le rôle de la communauté des juristes est essentiel.
Il l’a été, bien entendu, avant l’avènement de l’Europe que nous connaissons : c’est là une histoire plus souvent ignorée. Paolo Grossi, professeur de droit à l’université de Florence et juge à la Cour constitutionnelle d’Italie, relate une part de cette histoire dans un ouvrage récent intitulé L’Europe du droit [5]. Cet auteur montre, du Moyen Âge à la période moderne, le rôle du droit dans la construction des Etats européens et le développement parallèle de valeurs communes qui ont permis, après l’émergence de l’idée nationale, les guerres mondiales et les épreuves totalitaires du XXème siècle, d’engager la construction européenne. Au 19ème siècle, alors même que notre continent apparaissait encore, « en termes politiques et juridiques, comme un archipel dont chaque île se cramponn(ait) à son insularité »[6], naissaient les premières démarches comparatistes dont certaines émanations, telles que la Société de législation comparée, vivent encore aujourd’hui[7].
Aujourd’hui plus que jamais peut-être, il est nécessaire que la communauté des juristes soit forte et prenne part au projet européen, afin d’accompagner, voire de susciter, l’initiative ou l’action politique au service du rétablissement économique et de l’affermissement de nos valeurs communes. Nous vivons en effet, depuis plus de cinq décennies, un mouvement profond et, je crois, fécond qui remodèle substantiellement le paysage juridique. Mais le moment présent est également un temps d’incertitudes et de doutes, tant les changements sont rapides et intenses, tant les défis à surmonter sont pressants. C’est donc précisément maintenant que la communauté des juristes doit être attentive et imaginative, forte et ingénieuse, afin de prendre toute sa part dans les évolutions en cours.
2. La communauté juridique française doit trouver sa place au sein de l’ELI et contribuer ainsi au processus d’intégration juridique européen.
La création de l’Institut européen du droit, destiné à faire coopérer des représentants de toutes les traditions, disciplines et professions juridiques de tous les pays de l’Europe et, au-delà, à favoriser le développement du droit européen est une étape importante sur ce chemin.
L’ELI est né le 1er juin 2011 à Paris, où s’est tenu son congrès institutif. Le but de cette organisation non gouvernementale, dont le secrétariat est basé à Vienne, est d’initier, de conduire et de faciliter les recherches en droit européen. Il est également de faire des recommandations et de proposer des orientations pratiques pouvant trouver un écho auprès des différents acteurs du droit européen et, plus précisément, éclairer les institutions de l’Union, lorsqu’elles élaborent une législation ou des politiques communes. En pareil cas, l’apport de la communauté juridique des Etats d’Europe, qui est représentée au sein de l’ELI, pourra être utile, voire éminent. Les présentations qui seront faites sur les projets déjà menés à bien, ainsi que sur ceux qui vont être engagés, vous donneront un aperçu de la tâche que s’est fixée l’ELI. Lors de l’assemblée générale qui s’est réunie le 29 septembre 2012 à Bruxelles, le président de l’ELI, Sir Francis Jacobs, ancien avocat général près la Cour de justice des Communautés européennes, a dans cette perspective fait part de sa volonté de développer des « hubs » nationaux, c'est-à-dire des antennes de l’ELI en vue de renforcer la capacité d’action de cette organisation.
Cet objectif me semble pertinent et ce, pour plusieurs raisons. L’ELI permet en effet de dépasser les particularismes et de franchir les frontières, souvent artificielles, qui séparent les juristes. Ces frontières sont d’abord géographiques. A l’heure où l’Union européenne est devenu « le laboratoire d’une fusion toujours plus intense » entre civil law et common law[8] , en un temps où la globalisation progresse à marche forcée, nul ne peut prétendre que le cadre national suffise à comprendre et construire le droit ; nul ne peut en outre nier qu’il faille regarder, en amont et en aval des droits européens, les divers droits nationaux pour pouvoir saisir la complexité des évolutions qui affectent nos systèmes juridiques.
Le cloisonnement et l’hermétisme qui se manifestent parfois entre professions du droit doivent également être surmontés. Toutes les professions, les magistrats comme les notaires, les avocats comme les huissiers, les universitaires comme les administrateurs judiciaires, les juristes d’entreprise comme les commissaires-priseurs, doivent accepter d’être à l’écoute les unes des autres et de développer des projets communs. Mais les frontières sont également disciplinaires ; ces dernières ne sont sans aucun doute pas les plus faciles à franchir. Si l’enseignement universitaire, en France en particulier, cultive, non sans raisons bien entendu, la distinction, il faut également savoir s’affranchir de nos spécialités. Je constate d’ailleurs que la globalisation tend à renforcer ces particularismes, compte tenu de la spécialisation grandissante nécessaire pour appréhender un champ particulier du droit.
Cette triple frontière (géographique, professionnelle et disciplinaire) l’ELI peut aider à la surmonter. Seule l’ouverture permet en effet de saisir la complexité. Le principe du travail collaboratif, qui guide les travaux de l’ELI, permettant de construire des ponts entre les différentes cultures juridiques et d’aider à surmonter les particularismes, constitue surtout un remède contre l’isolement.
Pourquoi, alors, créer une antenne française de l’ELI ? L’objectif poursuivi est, bien entendu, de développer le réseau de l’ELI et d’étendre ses activités en France. Il est également important de faire entendre la voix de la communauté juridique française dans ce grand projet européen qui va permettre d’approfondir la réflexion et les échanges sur le droit et de contribuer concrètement à son élaboration. Au sein de cette organisation sont en principe représentées toutes les traditions juridiques d’Europe : il faut prendre garde à ce qu’elles le restent effectivement. En tant qu’Etat fondateur du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne, en tant que siège d’une communauté juridique dont la voix est écoutée, notre pays a la responsabilité de ne pas laisser en déshérence ce projet, de le promouvoir et de s’y impliquer pour que vivent notre pensée et notre tradition juridique.
Churchill, lors de la session inaugurale de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ouvrit son discours par ces mots : « Prenez garde ! Je vais parler en français ». Il est absolument nécessaire qu’au sein de ce grand projet qu’est l’ELI, dans lequel la communication se fait principalement en anglais, des Français et des non anglophones de naissance puissent faire ce louable effort et dire : « Beware ! I am going to speak in English » ou, à défaut, en français, espagnol, allemand ou toute autre langue de notre continent. En cela, l’ELI est un peu l’incarnation du projet européen et nous, Français, nous nous devons d’y prendre part.
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La création d’une antenne française de l’ELI a donc pour ambition de répondre à l’objectif de participation des juristes de notre pays à l’élaboration d’un droit commun européen. Je forme donc des vœux chaleureux pour le succès de cette initiative. Je laisse maintenant la parole aux orateurs qui vont vous entretenir de l’activité de l’ELI, qu’ils connaissent parfaitement. Je les remercie de leur participation à cette entreprise et j’adresse plus particulièrement mes remerciements au professeur Bénédicte Fauvarque-Cosson, dont l’implication sans faille nous permet d’être aujourd’hui rassemblés.
[1]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.
[2]Discours du 12 août 1949, disponible sur http://www.coe.int/aboutCoe/index.asp?page=peresFondateurs&l=fr.
[3]Voir en particulier les arrêts CJCE, 5 février 1963, Van Gend en Loos, aff. 26-62 et CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. Enel, aff. 6/64.
[4]Voir les décisions du Conseil constitutionnel (Cons. const., décision n° 2012-653 DC du 09 août 2012) et du Bundesverfassungsgericht (BVerfG, 2 BvR 1390/12 vom 12.9.2012).
[5]P. Grossi, L’Europe du droit, Paris, Seuil, 2011.
[6]Ibid., p. 213.
[7]Ibid., p. 212-216.
[8]Ibid., p. 269.