Comprendre et réguler le droit globalisé ou comment dompter la Chimère ?

Par Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État
Discours
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Ouverture de la Conférence inaugurale du cycle de conférences « Droit comparé et territorialité du droit », organisé par le Conseil d’Etat en association avec la Société de législation comparée (SLC) et l’Institut français des sciences administratives (IFSA) au Conseil d'État le 20 mai 2015.

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Comprendre et réguler le droit globalisé ou comment dompter la Chimère ?
Conseil d’État, le mercredi 20 mai 2015
Ouverture par Jean-Marc Sauvé[i], vice-président du Conseil d’Etat

Monsieur le membre du Parlement britannique,

Mesdames et Messieurs les professeurs,

Mes chers collègues,      

Dans le bestiaire fabuleux de la mythologie grecque, figure un animal composite et menaçant – la Chimère - dont Homère nous dit, dans le chant VI de L’Iliade, qu’il est « lion devant, serpent derrière et chèvre en son milieu » et qu’il « vomissait des torrents de flammes dévorantes »[ii]. Parce que le droit comparé met en contact, assemble et croise des droits étrangers, parce qu’il ne sert plus à magnifier naïvement notre droit comme un produit d’exportation, mais, révélant ses imperfections, le fait entrer dans « le temps du doute »[iii], n’est-il pas un peu chimérique ? Au sens figuré[iv], le droit comparé, n’est-il pas aussi porteur d’une utopique science de tous les droits ? En réalité, ce n’est pas le droit comparé, comme discipline et comme méthode, qui est chimérique, mais c’est le droit, comme artefact et comme opérateur de la globalisation[v], qui l’est devenu et qui poursuit l’objectif – encore inaccompli - d’une régulation de ses flux et d’un ordonnancement de systèmes juridiques à la fois distincts et enchevêtrés. Les questions relatives à la territorialité du droit mettent à ce titre en exergue des zones inédites de contact et de friction entre ordres juridiques, qu’on ne saurait comprendre et maîtriser sans le recours au droit comparé.

Pour élucider l’impact de la globalisation juridique sur les usages de droit comparé et les questions touchant à la territorialité du droit et pour mesurer comment ces usages sont indissociables du règlement de ces questions, le Conseil d’Etat, en association avec la Société de législation comparée (SLC) et l’Institut français des sciences administrative (IFSA), ouvre aujourd’hui un nouveau cycle de conférences, auquel participeront l’ensemble des membres de la communauté juridique, mais aussi des représentants d’autres disciplines, des administrations et de la société civile. Je souhaiterais revenir, à l’occasion de cette séance inaugurale d’un nouveau cycle de conférences, sur l’actualité des questions de droit comparé et de territorialité du droit (I) et sur les nouveaux défis qui se présentent (II).

I. Je voudrais, dans un premier temps, m’interroger devant vous sur le renouvellement contemporain des usages du droit comparé et des questions de territorialité des normes.

A. Quels sont les nouveaux usages du droit comparé ?

Comme en témoigne ce cycle de conférences, le « droit comparé » n’est plus l’apanage étrange et exotique des comparatistes. Si la comparaison des droits est l’objet même d’une discipline universitaire née à la fin du XIXème siècle et dont les méthodes interprétatives ont été profondément renouvelées[vi], elle est devenue un outil universel d’expertise juridique et un lieu « obligé » pour un très grand nombre de recherches académiques, de projets de loi ou de décisions de justice. Transdisciplinaire par nature, le droit comparé est devenu le bien commun du raisonnement juridique contemporain. Si l’universitaire, le législateur et le juge comparent différemment des droits différents, selon des méthodes et des finalités distinctes, tous reconnaissent au droit comparé une « fonction critique »[vii] et même une « fonction subversive »[viii], dans le sens le plus positif que le professeur Muir Watt a donné à ce syntagme. Parce que le droit comparé n’est pas la science des droits étrangers pris isolément et pour eux-mêmes, mais une technique de différenciation des systèmes juridiques, il nous permet d’expliciter et d’interroger la pertinence de nos paradigmes et de nos pratiques. Confrontés à des situations comparables par l’essor des échanges mondiaux et l’homogénéisation des conditions de vie, les Etats légifèrent mieux et jugent mieux – ou, en tout cas, s’efforcent de le faire - à la lumière des solutions inventées par leurs voisins, qu’il s’agisse de perfectionner leur ordre juridique (fonction corrective) ou de résoudre des difficultés inédites (fonction heuristique).

Mais, plus profondément, alors que les ordres juridiques nationaux et internationaux s’imbriquent à l’échelle européenne, le droit comparé est un levier d’intégration régionale et d’ordonnancement du pluralisme juridique (fonction intégrative). Les Etats membres du Conseil de l’Europe ou de l’Union européenne ne sont pas seulement confrontés à des situations comparables, ils doivent mettre en œuvre des garanties communes et interpréter d’une manière homogène les mêmes droits, en disposant de marges d’appréciation plus ou moins larges. Le droit comparé est ainsi l’auxiliaire du principe de subsidiarité. D’une part, il montre comment chaque ordre national incorpore matériellement la substance des garanties communes, assure leur invocabilité et garantit leur primauté et leur effectivité – sur chacun de ces points, le droit comparé offre des points de repère et des exemples précieux. D’autre part, il met en exergue le degré de convergence des traditions nationales, l’existence de « consensus » ou de « dénominateurs communs », susceptibles d’inspirer une extension des garanties communes. Le droit comparé est alors le carburant d’une machine à intégrer. Il découvre, plus profondément, les gisements extra-juridiques du droit, en mobilisant toutes les ressources du contexte institutionnel, social et culturel[ix] au sein duquel les normes juridiques assurent leur fonction de régulation de la vie sociale[x].

B. Quels sont les enseignements du droit comparé sur les questions de territorialité du droit ?

La fonction « critique » du droit comparé m’apparaît tout à fait utile pour appréhender et tester la résilience et la capacité d’adaptation des ordres juridiques, nationaux et européens, face aux défis contemporains de l’extra-territorialité du droit. Plusieurs affaires récentes ont en effet mis en lumière la nécessité d’une régulation et d’une concertation accrues dans une matière qui touche aux rapports transnationaux entre entités privées, mais aussi, par ricochet, aux conditions d’exercice des fonctions étatiques de régulation économique et de protection des droits fondamentaux. En droit international privé, les Etats disposent certes d’une « large liberté » pour définir leur compétence normative[xi] qu’ils exercent d’une manière non exclusive et concurrente, ainsi que l’a jugé dans l’affaire du Lotus en 1927 la Cour permanente de justice internationale[xii]. Toutefois, cette compétence étatique ne saurait s’exercer d’une manière déraisonnable, en autorisant la saisine des organes d’un Etat en dehors de tout lien avec l’ordre juridique du for[xiii]. Les risques d’abus de cette compétence se cristallisent en particulier dans les affaires présentant un triple facteur d’extranéité - « foreign cubed cases » - où sont soumises, à l’initiative de personnes étrangères (1), à la compétence législative et juridictionnelle d’un Etat, des personnes étrangères (2) pour des actes commis à l’étranger (3).

De cette triple extranéité, je citerai deux exemples récents. D’une part, en matière de lutte contre la corruption publique, la loi américaine, Foreign corrupt Practices Act (« FCPA »), adoptée en 1977, permet d’incriminer des entités étrangères ayant corrompu à l’étranger des fonctionnaires ou des agents publics étrangers. En décembre 2014, la société Alstom a accepté, en plaidant coupable et selon les termes d’une transaction (« Settlement Agreement »), de verser une pénalité de 772 millions de dollars pour violation de cette loi lors de l’obtention d’un marché en Indonésie. D’autre part, en matière d’embargo économique, deux lois américaines, le Trade with the Enemy Act (« TWEA »), adopté lors de la première guerre mondiale, et l’International Economic Emergency Powers Act (« IEEPA »), adopté en 1977, autorisent le président des Etats-Unis à édicter des sanctions économiques à l’égard de pays ou d’entités avec lesquels les Etats-Unis sont en guerre ou qui mettent en péril la sécurité nationale, la politique étrangère ou l’économie américaines. En juin 2014, la banque BNP Paribas a accepté, selon la même procédure de plaider coupable (« guilty plea ») que dans l’affaire Alstom, d’acquitter une amende record de 8,9 milliards de dollars pour avoir fourni des services bancaires à des entités soudanaises, iraniennes et cubaines, visées par des mesures d’embargo. Dans cette affaire, le lien territorial avec la loi du for a été établi, non pas sur la seule circonstance que les transactions litigieuses aient été libellées en dollar, mais en raison de leur réalisation via les institutions financières américaines – les transferts interbancaires en dollar devant s’effectuer par le biais d’une chambre de compensation située en territoire américain[xiv]. Ces deux affaires récentes témoignent indéniablement d’un renouveau de l’extraterritorialité du droit américain, qui se développe par ailleurs via des accords intergouvernementaux dans le domaine fiscal depuis l’adoption du Foreign Account Tax Compliance Act (« FATCA »), adopté en 2010[xv]. Ce renouveau s’inscrit dans des précédents plus anciens, comme celui des lois Helms-Burton et d’Amato-Kennedy[xvi], adoptées en 1996, ou encore de l’affaire du gazoduc sibérien en 1982[xvii].

Le droit comparé nous montre aussi que l’Union européenne elle-même, sans disposer de la force politique et de la puissance économique américaines, édicte des normes à portée extraterritoriale, en particulier, dans le domaine de la concurrence, comme l’a manifesté dès 1988 l’affaire « Pâte de bois »[xviii] ou, plus récemment, en matière de droits fondamentaux et de technologies numériques, l’arrêt « Google Spain »[xix]. Le droit comparé nous indique par ailleurs que l’Union peut répliquer à des législations étrangères extraterritoriales, en adoptant des « lois de blocage », comme l’a permis le Règlement (CE) 2271/96[xx] après l’adoption des lois Helms-Burton et d’Amato-Kennedy. Il est ainsi indispensable d’appréhender avec l’optique la plus large et la plus objective les phénomènes contemporains de l’extraterritorialité et les instruments dont disposent les Etats et les organisations supranationales pour les réguler.

II. Je voudrais maintenant, dans un second temps, me pencher sur l’invention de nouveaux outils de comparaison entre droits et de coopération entre Etats.

A. Va-t-on vers une extension des usages juridictionnels du droit comparé ?

Si comparer, c’est toujours interpréter, le droit comparé est une recherche permanente du cadre le plus pertinent et le plus fécond d’interprétation. Comme le relevait Pierre Legrand, « l’éthique de la comparaison commande non seulement la critique des droits, mais aussi de pousser le souci de la distanciation critique jusqu’à l’acte de comparaison proprement dit »[xxi]. Les nouveaux usages du droit comparé nous invitent ainsi à « prendre au sérieux les critères de comparaison »[xxii] et, en particulier, lorsqu’ils sont mis en œuvre par les juges. Nous nous trouvons à cet égard dans une phase de transition : certaines juridictions refusent l’usage du droit comparé ; d’autres y recourent massivement et de manière explicite ; d’autres en font usage, mais par éclipse et selon les affinités personnelles des juges et des formations de jugement ; d’autres enfin s’y adonnent comme à la dérobée. Aux Etats-Unis et en ce qui concerne l’interprétation de la Constitution américaine, la « doctrine du sens originel »[xxiii] a conduit la Cour suprême à écarter en juin 1997 par un arrêt Printz v. United States l’usage du droit comparé. Cette solution n’a cependant pas été unanime, comme en atteste l’opinion dissidente du juge Breyer[xxiv] dans cette affaire, et elle fait l’objet de débats réguliers[xxv]. En France et au Conseil d’Etat, le droit comparé est devenu une « pratique courante »[xxvi], son usage est désormais banalisé et institutionnalisé et il fait l’objet d’une méthodologie approfondie et ambitieuse[xxvii]. Notre institution s’est dotée en 2008 d’une cellule de droit comparé, rattachée au Centre de recherche et de documentation juridiques (CRDJ) et composée de juristes confirmés. Leurs travaux peuvent prendre appui notamment sur le « Forum » de l’ACA-Europe (Association des Conseils d’Etat et des juridictions administratives suprêmes de l’Union européenne), réseau de partage des questions posées par ses 36 institutions membres ou observatrices et des réponses de celles-ci. L’organisation et les méthodes de ce Forum ont été révisées en 2014 à la suite d’une initiative de la présidence française de l’ACA-Europe. L’usage du droit comparé innerve l’ensemble des travaux du Conseil d’Etat, consultatifs et juridictionnels. Devant les formations consultatives, des études de droit comparé peuvent ainsi compléter la documentation accompagnant les projets de texte soumis pour avis par le Gouvernement. Dans notre activité juridictionnelle, des analyses de droit comparé sont fournies aux membres des formations de jugement et les conclusions des rapporteurs publics s’en font largement l’écho. Environ 80% des décisions rendues en Assemblée et en Section du contentieux, les plus hautes formations de jugement du Conseil d’Etat, ont bénéficié de recherches juridiques comparées[xxviii].

Le droit comparé répond ainsi à différents besoins, comme l’ont illustré plusieurs affaires l’année dernière. En premier lieu, il éclaire le juge, lorsque celui-ci doit trancher une question inédite ou particulièrement délicate : dans l’affaire Lambert[xxix], le rapporteur public s’est référé dans ses conclusions du 14 février 2014[xxx] aux différentes législations nationales encadrant l’euthanasie et l’assistance au suicide et, dans ses conclusions du 24 juin 2014[xxxi], à la jurisprudence de la Chambre des Lords britannique et de la Courfédérale allemande de justice (Bundesgerichtshof - BGH) relative à l’interprétation des volontés de personnes se trouvant en état végétatif. Dans l’affaire Ganem[xxxii], le rapporteur public s’est penché sur la manière dont les juges américains et allemands ont tranché, en l’absence de texte, des questions relatives à la légalité et à loyauté de preuves[xxxiii]. En deuxième lieu, le droit comparé renseigne le juge sur la manière dont les autres Etats membres du Conseil de l’Europe ou de l’Union européenne font usage de leurs marges nationales d’appréciation. Ainsi dans l’affaire de la « limite d’âge des contrôleurs aériens »[xxxiv], le rapporteur public a examiné la compatibilité avec le droit de l’Union européenne d’une différence de traitement introduite en droit français quant à la limite d’âge de cette catégorie de personnels par rapport à celle des autres travailleurs, à la lumière des législations de la plupart des Etats occidentaux ; comme l’a relevé le rapporteur public, « cette comparaison est un critère central dans l’appréciation par la Cour de justice de l’Union européenne du caractère nécessaire et proportionné d’une différence de traitement »[xxxv]. Dans l’affaire Armor SNC[xxxvi] relative aux conditions dans lesquelles des collectivités publiques peuvent se porter candidates à un contrat administratif, le rapporteur public a pris soin d’examiner si la solution proposée aurait pour effet d’isoler ou non la France au regard des pratiques observées dans les autres Etats européens[xxxvii]. Enfin, dans l’affaire Vernes[xxxviii] portant sur les suites à donner en droit interne aux décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme, le rapporteur public a analysé la notion de « Berücksichtigungspflicht », c'est-à-dire le « devoir de prise en compte », élaborée par la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, notion qui a directement inspiré la solution retenue par l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat[xxxix]. D’autres exemples topiques tirés de notre jurisprudence de 2014 et 2015, comme l’affaire Bonnemaison,[xl] pourraient encore être cités et, dans un passé pas très éloigné, des arrêts fondateurs, comme les décisions Arcelor[xli] et Conseil national des barreaux[xlii], se sont inspirés, à la lumière des conclusions des rapporteurs publics, des pratiques des cours suprêmes européennes.

Si le raisonnement du juge se nourrit d’arguments de droit comparé, on pourrait s’étonner de ne pas en trouver des traces dans la motivation de ses arrêts et, rarement, dans les échanges contradictoires entre les parties. L’usage du droit comparé se fait discret, comme un exercice préparatoire au jugement, sur le fondement des prérogatives inquisitoriales du juge ; il se réalise dans la coulisse et dans le secret des délibérés[xliii]. Si le juge administratif français entend développer et approfondir la motivation de ses arrêts, sans sacrifier la rigueur du raisonnement juridique, il est douteux qu’il se réfère formellement, avant longtemps, aux arrêts d’autres cours, comme d’ailleurs à sa propre jurisprudence, à laquelle il n’entend pas paraître reconnaître une fonction normative, dans le sillage de l’article 5 du code civil : tribut qu’il continue d’acquitter consciencieusement à l’héritage de la Révolution française. Et si ce juge se réfère désormais régulièrement aux décisions rendues par la Cour de justice de l’Union européenne, c’est dans les seuls cas où celles-ci sont revêtues de l’autorité de chose jugée et constituent, par conséquent, la base de la solution qu’il retient. Autrement dit, en matière de jurisprudence comparée, comme de prise en compte des arrêts des cours européennes, le Conseil d’Etat pratique pour l’essentiel un « dialogue sans paroles », selon l’expression imagée et heureuse de mon collègue Olivier Dutheillet de Lamothe[xliv] : il examine l’éventail des solutions disponibles, les évalue attentivement, retient telle solution qui lui paraît pertinente, mais sans jamais en faire l’aveu formel.

En tout état de cause, l’usage aujourd’hui banalisé du droit comparé nous impose de consolider notre méthodologie, de promouvoir de bonnes pratiques dans le choix de nos références et de porter une attention vigilante au poids que nous voulons leur reconnaître dans nos délibérations. C’est là, avant même de citer les décisions d’autres cours, un programme de travail déjà vaste.

B. Va-t-on vers un reflux de l’extraterritorialité et vers de nouvelles formes de coopération juridique ?

Cet usage réfléchi et ambitieux du droit comparé par les juges et, d’une manière générale, par les autorités normatives de l’Etat est appelé à jouer un rôle précieux dans le traitement des questions contemporaines de territorialité du droit. Celles-ci nécessitent en effet une intervention régulatrice des législateurs et des juges, qui devra se nourrir d’une culture et d’arguments de droit comparé. A rebours de l’actualité française la plus récente et cuisante, l’on constate à cet égard un reflux des expansions extraterritoriales des droits étrangers. Par son déjà célèbre arrêt Kiobel v. Royal Dutch Shell Petroleum and co du 17 avril 2013, la Cour suprême américaine s’est ainsi reconnue incompétente pour examiner les requêtes présentées par des citoyens nigérians, accusant, sur le fondement de l’Alien Tort Statute (« ATS »), une société néerlandaise de complicité de violations graves des droits de l’Homme. Par cet arrêt, la Cour affirme qu’il existe en principe une présomption contre l’extraterritorialité des lois fédérales américaines, en l’absence d’une claire indication de la volonté contraire du Congrès. Elle s’inscrit ce faisant dans le sillage de sa décision du 24 juin 2010 Morrison v. National Australia Bank Ltd, par laquelle a été écartée l’application du Securities Exchange Act pour trancher une action intentée par des investisseurs australiens portant sur des achats effectués sur un marché non américain (la bourse australienne) d’actions d’une société australienne[xlv]. Pour autant, le mécanisme de présomption retenu en 2013 et confirmé par une décision du 14 janvier 2014 Daimler AG v. Bauman[xlvi] n’exclut pas de réexaminer la question des « limites raisonnables »[xlvii] à l’exercice de la compétence normative des Etats et la question corrélative de l’émergence de règles de courtoisie internationale (« comity »)[xlviii]. Un nouveau champ de réflexion s’ouvre ainsi afin de promouvoir des principes régulateurs et une convergence des standards de protection des droits fondamentaux : à la menace d’une extraterritorialité conquérante du droit, ne doit pas en effet se substituer le risque d’un désordre normatif ni, par le truchement d’un « forum shopping » mondial ou d’une application extensive du principe de forum non conveniens[xlix], le risque de faire bénéficier d’une immunité juridictionnelle les personnes ayant commis des violations graves des droits fondamentaux. Dans cette perspective, les poussées extraterritoriales des droits américain et européen peuvent être comprises, à la lumière des évolutions décrites, comme une incitation à réfléchir à une meilleure régulation juridique internationale et à une élévation concertée des standards de protection.

Je conclurai par où j’ai commencé. Comme nous le rapporte Glaucos dans l’Iliade en réponse aux questions de Diomède, la Chimère fut tuée par le grand Bellérophon, « à qui les dieux donnèrent tout ensemble la beauté et le charme viril »[l]. Bien plus que le droit comparé, le droit globalisé apparaît certainement comme un assemblage composite et bigarré et il est le vecteur d’inquiétudes et de fantasmes. Pourtant, malgré ses apparences impressionnantes, voire monstrueuses, il est et reste le moyen d’une régulation des flux transnationaux et d’une promotion ambitieuse des garanties de l’Etat de droit au sein d’espaces régionaux intégrés, comme à l’échelle mondiale. Par conséquent, nous ne guettons pas, nous redoutons même l’arrivée d’un Bellérophon, chevauchant Pégase et armé de ses flèches. Nous aspirons bien plutôt, d’une manière métaphorique, à dompter la Chimère. C’est là une ambition déjà considérable qui nous paraît néanmoins à la fois plus réaliste, accessible et féconde. Nous y parviendrons par les voies d’un usage raisonnable du droit comparé et de la coopération des autorités politiques comme des systèmes juridiques sur l’enjeu majeur que représente le champ d’application territorial du droit. Face à la globalisation du droit, ne cédons pas à la passivité et moins encore à la démesure et sachons au passage nous souvenir, comme nous y invite Homère, que Bellérophon, emporté par son hubris, fut à son tour abandonné des dieux pour avoir voulu les égaler.

[i]Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[ii]Homère, L’Iliade, traduit du grec par Frédéric Mugler, éd. Babel, 1995, VI, 181-182, p. 129.

[iii]F. Melleray, « Les trois âges du droit administratif comparé ou comment l’argument de droit comparé a changé de sens en droit administratif français », in L’argument de droit comparé en droit administratif français, éd. Bruylant, coll. Droit administratif, 2007, p. 13.

[iv]Selon le Dictionnaire de l’Académie française, une chimère désigne, au sens figuré, « une imagination vaine et sans fondement ».

[v]J.-B. Auby, La globalisation, le droit et l’Etat, éd. LGDJ, coll. Systèmes, 2010.

[vi] Voir sur la « diversité méthodologique » et la « complexité épistémologique » du droit comparé et sur les notions de « schèmes », de « paradigmes » et d’ « orientations » : G. Samuel, « Dépasser le fonctionnalisme », in Comparer les droits, résolument, sous la dir. de P. Legrand, éd. PUF, éd. Les voies du droit, 2009, Paris, p. 405.

[vii]O. Pfersmann, « Le droit comparé comme interprétation et comme théorie du droit », Revue internationale de droit comparé, vol. 53, n°2, avril-juin 2001, pp. 275-288.

[viii] H. Muir Watt, « La fonction subversive du droit comparé », Revue internationale de droit comparé, vol. 52, n°3, juillet-septembre 2000, pp. 503-527.

[ix]Voir la théorie des « formants », R. Sacco, La comparaison juridique au service de la connaissance du droit, éd. Economica, Paris, 1991.

[x]Voir sur ce point : J. Bell, « De la culture », in Comparer les droits, résolument, sous la dir. de P. Legrand, éd. PUF, éd. Les voies du droit, 2009, Paris, p. 247.

[xi] La compétence normative (prescriptive jurisdiction) se distingue en cela de la compétence d’exécution d’actes matériels (enforcement jurisdiction) qui, elle, est soumise à un principe absolu de territorialité.

[xii]CPJI 7 sept. 1927, publication de la CPJI, série A, n°10 : « « La limitation primordiale qu'impose le droit international à l'État est celle d'exclure – sauf l'existence d'une règle permissive contraire - tout exercice de sa puissance sur le territoire d'un autre État. Dans ce sens, la juridiction est certainement territoriale ; elle ne pourrait être exercée hors du territoire, sinon en vertu d'une règle permissive découlant du droit international coutumier ou d'une convention. Mais il ne s'ensuit pas que le droit international défend à un État d'exercer, dans son propre territoire, sa juridiction dans toute affaire où il s'agit de faits qui se sont passés à l'étranger et où il ne peut s'appuyer sur une règle permissive du droit international. Pareille thèse ne saurait être soutenue que si le droit international défendait, d'une manière générale, aux États d'atteindre par leurs lois et de soumettre à la juridiction de leurs tribunaux des personnes, des biens et des actes hors du territoire, et si, par dérogation à cette règle générale prohibitive, il permettait aux États de le faire dans des cas spécialement déterminés. Or, tel n'est certainement pas l'état actuel du droit international. Loin de défendre d'une manière générale aux États d'étendre leurs lois et leur juridiction à des personnes, des biens et des actes hors du territoire, il leur laisse, à cet égard, une large liberté, qui n'est limitée que dans quelques cas par des règles prohibitives ; pour les autres cas, chaque État reste libre d'adopter les principes qu'il juge les meilleurs et les plus convenables. »

[xiii]Voir sur ce point : D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, tome I « partie générale », éd. PUF, coll. Thémis droit, 2e éd., 2010, Paris, p. 76 et 80.

[xiv]Voir sur cette affaire : Y. Quintin, « Aux frontières du droit : les embargos américains et l’affaire BNP Paribas », Revue de droit bancaire et financier, n°5, sept. 2014, étude 21.

[xv]Voir sur ce point : P. Athanassiou, M. Prokop et A. Theodosopoulou, « Effets extraterritoriaux du droit américain sur les institutions financières non-américaines, une vue d’ensemble », Revue de droit bancaire et financier, n°5, sept. 2014, étude 20.

[xvi]Voir sur ces deux lois : M. Cosnard, « Les lois Helms-Burton et d’Amato-Kennedy, interdiction de commercer avec et d’investir dans certains pays », Annuaire français de droit international, vol. 42, 1996, pp. 33-61.

[xvii]oir sur cette affaire : B. Audit, « Extraterritorialité et commerce international, l’affaire du gazoduc sibérien », Revue critique de droit international privé, 1983, p. 401.

[xviii] Voir sur cette affaire : B. Stern, « L’extra-territorialité « revisitée » : où il est question des affaires Alvarez-Machain, Pâte de bois et de quelques autres… », Annuaire français de droit international, vol. 38, 1992, pp. 239-313.

[xix]CJUE, Grande chambre, 13 mai 2014, Google Spain SL, Google Inc. c/ Agencia Española de Protección de Datos (AEPD), Mario Costeja González, C-131/12.

[xx]Règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996 portant protection contre les effets de l'application extraterritoriale d'une législation adoptée par un pays tiers, ainsi que des actions fondées sur elle ou en découlant.

[xxi]P. Legrand, Le droit comparé, éd. PUF, coll. QSJ, 1999, p. 67.

[xxii] M.-C. Ponthoreau, « Le droit comparé en question(s) entre pragmatisme et outil épistémologique », Revue internationale de droit comparé, 1-2005.

[xxiii]Voir sur ce point : Sir B. Markesinis, Juges et universitaires face au droit comparé, histoire des trente-cinq dernières années, éd. Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2006, Paris, p. 149.

[xxiv]Justice Breyer, with whom Justice Stevens joins, dissenting : « (…) Of course, we are interpreting our own Constitution, not those of other nations, and there may be relevant political and structural differences between their systems and our own. Cf. The Federalist No. 20, pp. 134-138 (C. Rossiter ed. 1961) (J. Madison and A. Hamilton) (rejecting certain aspects of European federalism). But their experience may nonetheless cast an empirical light on the consequences of different solutions to a common legal problem--in this case the problem of reconciling central authority with the need to preserve the liberty enhancing autonomy of a smaller constituent governmental entity. Cf. id., No. 42, p. 268 (J. Madison) (looking to experiences of European countries); id., No. 43, pp. 275, 276 (J. Madison) (same). And that experience here offers empirical confirmation of the implied answer to a question Justice Stevens asks: Why, or how, would what the majority sees as a constitutional alternative--the creation of a new federal gun law bureaucracy,or the expansion of an existing federal bureaucracy-- better promote either state sovereignty or individual liberty? See ante, at 7-8, 23 (Stevens, J., dissenting). »

[xxv]Voir sur ce point: J. Resnik, « Constructing the ‘Foreign’ : American Law’s Relationship to Non-Domestic Sources », in Courts and Comparative Law, OUP, 2015, chap. 23.

[xxvi]B. Stirn, « Le droit administratif français, européen et global : bilan et perspectives », ELN Interviews.

[xxvii] A. Bretonneau, S. Dahan et D. Fairgrieve, « Comparative Legal Methodology of the Conseil d’Etat, Towards an Innovative Judicial Process ? », in Courts and Comparative Law, OUP, 2015, chap. 14.

[xxviii]Voir sur ce point : A. Bretonneau, S. Dahan et D. Fairgrieve, « Comparative Legal Methodology of the Conseil d’Etat, Towards an Innovative Judicial Process ? », in Courts and Comparative Law, OUP, 2015, chap. 14.

[xxix]CE, Ass., 14 février 2014 et 24 juin 2014, Lambert, n°375081.

[xxx]R. Keller, ccls p. 6.

[xxxi] R. Keller, ccls p. 13 et 15.

[xxxii]CE, Sect., 16 juillet 2014, Ganem, n°355201.

[xxxiii] V. Daumas, ccls p. 10.

[xxxiv]CE, Ass., 4 avril 2014, Ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie c. M. L., n°362785.

[xxxv] G. Pellissier, ccls pp. 17-18.

[xxxvi]CE, Ass., 30 décembre 2014, Société Armor SNC, n°355563.

[xxxvii] B. Dacosta, ccls p. 12.

[xxxviii]CE, Ass., 30 juillet 2014, Vernes, n°358564.

[xxxix] S. von Coester, ccls. p. 12.

[xl] R. Keller, ccls p. 14 sur CE, Ass., 30 décembre 2014, Bonnemaison, n°381245.

[xli] CE, Ass., 8 février 2007, Arcelor Atlantique et Lorraine, n°287110, ccls M. Guyomar.

[xlii] CE, Sect., 10 avril 2008, Conseil national des barreaux, n°296845, ccls M. Guyomar.

[xliii]Voir sur ce point : B. Markesinis, Juges et universitaires face au droit comparé, histoire des trente-cinq dernières années, éd. Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2006, Paris, p. 161.

[xliv]O. Dutheillet de Lamothe, « Le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’Homme : un dialogue sans paroles », in Mélanges en l’honneur de Bruno Genevois, Paris, éd. Dalloz, 2008, p. 403.

[xlv] Dans cette affaire, la Cour suprême n’a pas retenu le double test mis en œuvre par la Second Circuit Court of Appeals, fondé, d’une part, sur les effets des faits litigieux sur le territoire américain (« effect test ») et, d’autre part, sur le comportement des parties sur ce territoire (« conduct test »). La Cour suprême a en effet mis en œuvre un « transactional test », selon lequel l’application du droit américain est conditionnée à l’achat ou la vente de titres cotés sur le marché américain ou à l’achat ou à la vente de tout autre titre aux Etats-Unis ; voir sur ce point : M. Dubertret, « Affaire Morrison v. National Australia Bank Ltd : l’espoir d’un nouvel âge ? », Revue de droit bancaire et financier, n°4, juillet 2010, étude 17.

[xlvi]Voir sur ce point : N. Maziau, « Responsabilité des entreprises : réticence à l’application extraterritoriale du droit américain », La Semaine juridique Entreprise et Affaires, n°19, 8 mai 2014, 1253.

[xlvii]H. Muir Watt, « L’Alien Tort Statute devant la Cour suprême des Etats-Unis, territorialité, diplomatie judiciaire ou économie politique ? », Revue critique de droit international privé, 2013, p. 595.

[xlviii]Voir sur ce point : l’opinion dissidente du juge Breyer dans l’affaire Kiobel : parvenant à la même solution que l’opinion majoritaire, le juge Breyer se fonde non sur une présomption contre l’extraterritorialité de l’ATS, mais sur les principes et les pratiques des relations internationales qui tendent à réduire l’application extraterritoriale de la loi du for aux cas des crimes les plus graves ou aux atteintes les plus substantielles aux intérêts nationaux ; voir pour une analyse de cette position : N. Maziau, « L’arrêt Kiobel : reconnaissance différée d’une responsabilité des sociétés multinationales pour les crimes contre les droits de l’Homme », Recueil Dalloz, 2013, p. 1316.

[xlix]Doctrine anglo-saxonne selon laquelle le juge saisi dispose de la faculté de décliner sa compétence s’il estime qu’il existe un for alternatif plus approprié. Voir pour une appréciation critique de cette doctrine : D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, tome I « partie générale », éd. PUF, coll. Thémis droit, 2e éd., 2010, Paris, p. 185 : « La globalisation de l’économie a été en effet l’occasion d’une augmentation spectaculaire par les tribunaux anglo-américains du forum non conveniens, opposé aux recours judiciaires des victimes d’accidents industriels survenus dans les pays d’accueil lors d’activités délocalisées des firmes transnationales, exercées à travers leurs filiales de droit local. (…) Le refus d’exercer la compétence juridictionnelle à l’égard des défendeurs qui, au-delà des montages juridiques, demeurent économiquement intégrés à l’Etat du for, est de nature à favoriser l’externalisation des coûts de production par les entreprises, qui bénéficient à l’occasion de désastres massifs de l’impunité offerte par l’inefficacité procédurale ou la faible réglementation du pays d’accueil ».

[l]Homère, L’Iliade, traduit du grec par Frédéric Mugler, éd. Babel, 1995, VI, 1556-157, p. 128.