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Puyricard (Bouches-du-Rhône), le vendredi 29 juillet 2016
Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État
Chère Madame Long,
Chers enfants du président Long,
Le Conseil d’État et la justice administrative tout entière portent aujourd’hui le deuil de l’une de leurs figures les plus éminentes. Le président Marceau Long nous a quittés. Mais il est et restera dans notre mémoire une personnalité tutélaire et l’histoire a déjà inscrit son nom dans le registre des pères fondateurs et refondateurs de notre institution. Nous tous – ses collègues du Conseil d’État, les magistrats administratifs, mais aussi les représentants de l’Université et des services publics - partageons en ce jour vos sentiments d’affliction et de tristesse et nous vous assurons de notre plus vive sympathie. A ces sentiments de peine si profondément éprouvés par chacun d’entre nous, se joint cependant de manière indissoluble le témoignage de notre respect, de notre admiration et de notre reconnaissance envers le président Long qui, par l’ampleur et la diversité de ses talents, sa capacité de rassemblement et de réforme et sa profonde humanité, toutes qualités insignes si rarement réunies en une même personne, a incarné et fait vivre le service du bien commun et de l’intérêt général au sein de la justice administrative et, bien au-delà, dans l’ensemble des services publics.
1 - Notre institution reconnaît d’abord dans le président Long un collègue éminent, un éclaireur et un fondateur.
Licencié ès lettres et en droit, diplômé d’études supérieures de droit public, major de la justement nommée promotion « Europe » de l’Ecole nationale d’administration, Marceau Long entre en 1952 au Conseil d’État. Jeune auditeur, il acquiert très vite une solide réputation comme rapporteur à la section du contentieux, où il brille ensuite en tant que commissaire du Gouvernement. En un court espace de temps, il nous transmet un legs considérable. Ses conclusions, notamment dans trois affaires de Section de 1956, Bertin, Grimouard et Le Béton, instruites par la troisième sous-section alors présidée par Roger Latournerie, marquent le renouveau du critère du service public pour définir les contrats administratifs, les travaux publics et le domaine public. Autant dire que des pans majeurs de notre droit administratif, consubstantiels à son identité, sont remodelés, refondus et revivifiés par des juges experts et visionnaires, dont si précocement Marceau Long fait partie. Plus tard, sous sa vice-présidence de 1987 à 1995, c’est peu dire que la jurisprudence administrative connaît un véritable aggiornamento. Depuis la Libération, son histoire se partage clairement en un avant et un après 1989, année des arrêts d’Assemblée Alitalia et surtout Nicolo, qui marquent un point de maturation et d’aboutissement de notre droit public, mais aussi et surtout, un point de départ et un nouvel essor. Selon les propres mots du président Long, l’ouverture de notre droit public au droit international n’est ni une « résignation », ni « un simple alignement »[i] ; c’est le fruit d’une évolution mûrie, conduite dans l’intérêt supérieur de notre tradition juridique, mais aussi le plein respect de notre Constitution et, par conséquent, de la volonté du peuple français. Parallèlement, est maintenu et actualisé l’équilibre principiel de notre jurisprudence entre les exigences de l’intérêt général et les droits et libertés des personnes.
Juge et juriste éminent, Marceau Long a aussi été un éclaireur et un porteur de projets. Lorsque le président Cassin fonde le Centre de documentation du Conseil d’État, c’est à lui et à François Gazier qu’il fait appel pour porter sur les fonts baptismaux et diriger cette nouvelle structure, pépinière de talents et interface entre le Conseil d’État et la communauté juridique, dont on peine aujourd’hui à imaginer qu’elle ait pu ne pas toujours exister. Dans l’exercice de ces fonctions, Marceau Long inaugure la série des célèbres « chroniques générales de jurisprudence administrative » rédigées par les responsables du Centre qui expriment la voix doctrinale du Conseil d’État. Avec ses collègues, François Gazier, puis Guy Braibant, Marceau Long en forge l’esprit et en donne le ton, libre et indépendant. Ces chroniques sont inséparables d’une certaine idée de la jurisprudence. Car, selon lui, « la jurisprudence comme le droit reflètent toutes les secousses, tous les frémissements qui ébranlent ou qui font tressaillir la société dans toutes les manifestations de la vie »[ii]. Dans le même esprit, Marceau Long est pionnier dans d’autres domaines. Lorsque le président Cassin conçoit avec le professeur Marcel Waline le projet des Grands arrêts de la jurisprudence administrative, auquel il croit fermement mais qui rencontre certaines réticences dans notre Maison, c’est encore à Marceau Long qu’il fait appel, avec le professeur Prosper Weil, puis le président Braibant, rejoints plus tard par le professeur Delvolvé et le président Genevois. Ce projet est au diapason des convictions de Marceau Long, car il doit permettre – et il a effectivement permis – de proposer « une méthode d’approche des problèmes de droit public, qui se tienne également éloignée des déductions a priori et de l’empirisme pur »[iii], grâce à un dialogue et une collaboration fructueuse entre le Conseil d’État et l’Université. Dix-neuf éditions plus tard, cette intuition continue de prouver sa justesse.
Porteur de projets et éclaireur, Marceau Long a également été un réformateur et un refondateur pour la juridiction administrative. Lorsqu’il accède à sa vice-présidence le 26 février 1987, le Conseil d’Etat se trouve à un moment critique de son histoire. La section du contentieux est alors confrontée à une situation d’embolie, gravement préjudiciable aux droits des requérants. Le stock des affaires pendantes représente plus de quatre années de travail et il ne cesse de croître, ce qui menace clairement l’existence du Conseil d’État et de la juridiction administrative. Les voies d’un règlement profond et rapide de cet engorgement apparaissent toutefois très incertaines. Car personne ne s’accorde sur les projets de réforme envisagés ou engagés depuis plus de 10 ans. En outre, les murs du Palais-Royal sont perméables aux remous et aux vicissitudes de la vie politique et notre communauté de travail connaît en son sein des divisions qui perturbent son harmonie et menacent de paralyser son action. Le président Long joue alors un rôle déterminant dans le rétablissement de cette situation. Il réussit à élaborer et faire accepter par tous — le Conseil d’État, les juridictions administratives, le Gouvernement et enfin le Parlement — la réforme nécessaire : c’est la loi du 31 décembre 1987, qui aura été adoptée dans un délai record. Texte « audacieux dans son classicisme »[iv], selon son expression, cette loi parachève la création d’un véritable ordre de juridiction. Elle crée les cours administratives d’appel et permet le redéploiement des compétences du Conseil d’État. Texte inventif et innovant, elle instaure le filtrage des pourvois et une procédure d’avis contentieux et elle pose le principe d’une gestion autonome de la juridiction administrative par le Conseil d’État. Telles sont les fondations solides sur lesquelles repose toujours, et pour longtemps, notre ordre de juridiction. Pour faire aboutir un projet d’une pareille envergure, notre institution peut compter sur la détermination, l’autorité naturelle et le sens du rassemblement du président Long, sous la houlette duquel les tensions internes au Conseil d’Etat s’apaisent très vite. Ces mêmes qualités permettent la mise en œuvre de la loi du 31 décembre 1987 dans les meilleurs délais avec l’ensemble des moyens nécessaires. Un peu plus tard, le président Long inspire la profonde réforme de l’exécution des décisions de la juridiction administrative qui débouche sur la loi du 8 février 1995.
L’œuvre accomplie par Marceau Long au sein de la juridiction administrative porte ainsi l’empreinte des qualités de son auteur : elle équilibre avec une grande justesse la fidélité aux principes fondateurs et le souci des solutions d’avenir, pleinement opérationnelles ; elle réussit à pousser très loin l’adaptation des structures de notre droit et de notre ordre de juridiction, sans les briser, ni les dénaturer, mais au contraire en leur conférant une pertinence et une légitimité renouvelées.
2 - L’« imagination créative »[v] du président Long, pour reprendre une expression qu’il affectionnait, a rayonné bien au-delà de notre ordre de juridiction.
Il a en effet exercé une grande variété de fonctions, au sein de l’État, d’entreprises et d’établissements publics, d’organes de réflexion ou de centres d’enseignement et de recherche. Marceau Long a participé, au sein du cabinet de Maurice Faure, à la préparation du Traité de Rome instituant la Communauté européenne. Il a été six ans directeur général de l’administration et de la fonction publique, six ans également secrétaire général pour l’administration du ministère des Armées, plus de sept ans secrétaire général du Gouvernement et, à ce titre, il a assuré avec doigté, efficacité et, bien sûr, une complète loyauté, la continuité de l’État lors de la première alternance de la Vème République. Par ailleurs, Marceau Long a été président-directeur général de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) qu’il dut dissoudre et, pendant cinq ans, président d’Air Inter, puis d’Air France. Il a aussi apporté sa contribution à d’importants chantiers de politiques publiques ou de réformes législatives et constitutionnelles, comme président de l’Assemblée générale du Conseil d’État bien sûr, mais aussi en tant que président ou membre de nombreuses instances de réflexion et de proposition dans des débats divisant, voire fracturant, notre société : l’immigration, l’intégration, la nationalité, la laïcité, la défense, tous sujets qui déjà étaient d’une brûlante actualité... Chaque fois, sa pondération, sa sagesse, son attachement aux principes de la République et sa capacité d’écoute ont suscité le plus grand respect et la plus large adhésion à ses analyses et propositions. Marceau Long a ainsi présidé en 1987 la commission chargée de préparer la réforme du code de la nationalité et, en 1993-1994, la commission chargée d’élaborer le Livre blanc de la défense. Il a également présidé pendant huit années le Haut conseil à l’intégration qui a produit sous sa houlette des travaux de référence ayant servi de guide à l’action des pouvoirs publics. Plus tard, il a fait partie de la Commission Stasi sur la laïcité qui a, notamment, examiné la question si sensible du port des signes religieux à l’école. Enfin, il a conservé sa vie durant des liens très étroits avec la doctrine et l’enseignement : par les cours et conférences qu’il a dispensés, mais aussi par les responsabilités d’encadrement ou de direction qu’il a assumées. Il a en particulier présidé neuf ans durant, avec son autorité coutumière, l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence qui lui a dédié l’un de ses sites.
Le président Long est ainsi, par excellence, l’archétype du fonctionnaire, du grand commis de l’État, capable d’embrasser les plus hauts emplois et missions au sein du secteur public. Dans ce cadre, il a toujours su porter un regard renouvelé sur les situations les plus difficiles et même les plus confuses dont il avait la charge ; fixer un cap et déterminer des objectifs ambitieux et réalistes ; écouter sans préjugé interlocuteurs ou collaborateurs et fédérer des communautés de travail grâce à une alliance de douceur dans la forme et de fermeté au fond ; faire mûrir enfin les réformes dans la concertation et les appliquer avec une grande détermination, qui n’excluait ni l’habileté, ni la pédagogie, ni la souplesse dans la mise en œuvre.
3 – Il ne suffit pas d’évoquer le parcours et les réalisations du président Long au sein et hors de la justice administrative, pour rendre compte de sa personnalité. Son œuvre est en effet inséparable de ses exceptionnelles qualités humaines.
D’un abord aisé et d’une grande modestie - on pourrait presque parler d’humilité-, Marceau Long a toujours manifesté à l’égard de ses collègues et collaborateurs une sincère et profonde bienveillance, une gentillesse sans afféterie, un sens exigeant de l’écoute et du dialogue. Pour nous tous qui l’avons connu et aimé, il n’était pas seulement un juriste et un responsable public éminent ; il était aussi un homme d’une simplicité véritable, toujours souriant, doué d’une grande humanité et d’un sens profond des relations interpersonnelles. Il cultivait l’ouverture aux autres et à la jeunesse, dont il soutenait les projets et suivait les travaux et qu’il écoutait, sans préjugé tiré de l’âge ou de la durée d’expérience de son interlocuteur, ne prenant en considération que la valeur des opinions et les qualités intrinsèques de la personne. Il n’aimait guère les idées toutes faites, le prêt-à-penser et les cloisonnements. Il était totalement dépourvu de préjugés sur les personnes et les situations et tellement attentif à la part de vérité, aux idées et aux projets utiles que chacun -et pas seulement ses collègues- pouvait porter. S’il avait de solides convictions, il savait entendre des points de vue différents du sien et faire évoluer ses positions. Marceau Long était certes exigeant, mais il savait écouter et faire confiance. Il respectait profondément les personnes. Il était le contraire d’un chef emmuré dans sa tour d’ivoire et éloigné des réalités ; il recherchait toujours le débat, l’échange et les idées neuves. A la rigidité et l’immobilité, il préférait le mouvement. Il conjuguait enfin au plus haut point la compréhension du temps long, l’esprit de réforme et le sens de l’action concrète et immédiate. C’est cela aussi le legs et l’éthique qu’il nous transmet.
La vie de Marceau Long a été, à bien des égards, exceptionnelle. Par les responsabilités qu’il a exercées comme par ses écrits, il incarne le sens de l’État et la détermination à faire vivre les principes de la République. Il exprime aussi la vocation et l’école même du service public, à laquelle nous devons tant et vers laquelle nous continuons de nous tourner en ces temps de crise. Il représente enfin une figure emblématique du Conseil d’État, donnant la plus belle image de ce qu’est son autorité, claire et ferme, toujours bienveillante et jamais arrogante. La justice administrative lui est redevable de l’avoir refondée et pérennisée, alors que pesait sur elle une menace existentielle, et d’avoir fait rayonner ses principes et notre droit public, en France et dans le monde.
Comme l’ont rappelé cette semaine le Président de la République et le Premier ministre, Marceau Long a été un très grand serviteur de l’État, un grand républicain et un homme de bien.
Chère Madame, chère famille du président Long, nous sommes très vivement conscients et reconnaissants de tout ce que votre mari, votre père ou votre grand-père a apporté au Conseil d'État, à la justice administrative, au droit, à l’État, mais aussi à chacune et chacun de ceux qui, ici présents à vos côtés ou en pensée avec vous, ont bénéficié de son action, de ses enseignements, de ses encouragements et de son humanité. Sa disparition nous rend, nous aussi, d’une certaine manière orphelins, mais nous sommes également conscients d’être, aujourd’hui plus que jamais, ses héritiers et ses disciples. Ce sont par conséquent des sentiments de fidélité et d’affection filiales qui nous portent vers lui : hier sa personne, désormais sa mémoire, toujours son héritage. Comme disciples, nous maintiendrons et nous ferons vivre dans la durée l’œuvre qu’il a accomplie : c’est une conviction que j’exprime et une promesse que je fais. Et si la tristesse nous étreint ce soir, c’est une énergie nouvelle et une très profonde gratitude envers notre vice-président, qui montent de nos cœurs ici à Puyricard, comme en avril dernier à Paris, le jour de ses 90 ans, lors de l’hommage qui lui a été rendu au Conseil d'État. Merci, merci infiniment, cher président Long !
[i] M. Long, « Genèse de la décision Nicolo », AJDA, 2014, p. 100.
[ii] M. Long, « Quarante ans de chronique de jurisprudence administrative », AJDA, 1995, p. 7.
[iii] R. Cassin et M. Waline, Préface à la première édition, Grands arrêts de la jurisprudence administrative, 1956.
[iv] Propos tenu par le président Long lors de l’examen par l’assemblée générale du Conseil d’Etat du projet de loi qui devient ensuite la loi du 31 décembre 1987.
[v] M. Long, « Une réforme pour préparer l’avenir », RFDA, 4 (2), mars-avril 1988.163.