mardi 16 décembre 2008
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Cérémonie de Remise des Mélanges au Président Bruno Genevois
------mardi 16 décembre 2008------
Intervention de Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
------Monsieur le Président,Mesdames, Messieurs,Mes chers collègues,Cher Bruno,
1 - Laissez-moi tout d'abord vous remercier d'être venus si nombreux de métropole et d'outre-mer, de France et d'Europe, des universités et des juridictions, des juridictions nationales et internationales pour assister à cette cérémonie de remise au président Genevois des Mélanges offerts en son honneur et pour lui témoigner ainsi votre estime, votre considération, votre admiration ou votre amitié (sans naturellement exclure un panachage de ces sentiments). Un tel hommage est, certes, inhabituel au Palais-Royal : rares sont les membres du Conseil d'Etat qui l'ont reçu. Mais pour inhabituel qu'il soit, il n'en est pas moins juste, car Bruno Genevois a profondément contribué à la construction, à la pédagogie et au rayonnement de notre droit public, comme en témoignent, au-delà de ses multiples participations à des cours, colloques ou séminaires, l'ensemble de ses publications (125 conclusions de commissaire du gouvernement, 11 ouvrages, 73 articles et notes), les décisions publiées dont il est l'auteur (91 ordonnances de juge des référé, sans compter les décisions collégiales) et tous ses travaux non publiés -qui sont, eux, littéralement innombrables-. La carrière de Bruno Genevois est un long livre des records...
2 - Ces Mélanges de 68 contributions et plus de 1 100 pages ne se résument pas. Ils offrent simplement l'occasion de saluer la science et la conscience du président Genevois. Ils rendent compte aussi, par un subtil jeu de miroirs, de son exceptionnel éclectisme : je dois avouer que je n'avais jamais encore rencontré dans de pareils ouvrages autant de références ou de développements sur le cinéma, l'art lyrique, toutes les musiques, même celles des films, ou encore le sport. Je vous laisse le soin de deviner la cause de ces investissements, parfois de ces vagabondages, voire de ces mises en abyme. Ceux-ci montrent en tout cas que rien de ce qui concerne l'art ou la vie n'est étranger au contentieux administratif. Nous en étions convaincus. Nous en avons une preuve supplémentaire.
Ces Mélanges témoignent surtout, au-delà même de l'oeuvre de Bruno Genevois, d'une disposition d'esprit, d'une méthode et d'une pratique : le dialogue. Le dialogue des juges qui surplombe cette oeuvre et donne leur titre à cet ouvrage ; le dialogue avec la doctrine qui en est inséparable et qui aiguillonne les juges, car il nourrit ou invite à revisiter leur pratique professionnelle. Et au-delà du dialogue, le goût du débat et de la contradiction qui est, au demeurant, au coeur de notre office.
En appelant au dialogue des juges dans ses célèbres conclusions sur l'arrêt Cohn-Bendit, le président Genevois n'a pas seulement inauguré une expression aujourd'hui passée dans le langage courant des juges et de la doctrine. Il a rendu compte, sans que l'on en fût conscient à l'époque, de l'entrée dans une nouvelle ère, celle de la globalisation du droit. Celui-ci ne se construit pas dans un seul pays, comme jadis le socialisme, a fortiori dans un seul ordre de juridictions. Et les juges ne sont pas « assignés à résidence sur un territoire national » ou confinés dans un « splendide isolement qui ne correspond... pas à la réalité », selon la propre expression de Bruno Genevois dans une récente communication sur ce qui constitue une part importante de son message : « L'inspiration réciproque des jurisprudences des juridictions suprêmes nationales et internationales en matière de droits fondamentaux ». Il y a en effet désormais un forum ou une société européenne et mondiale des juges, dans laquelle se déploient les influences réciproques, les autorités persuasives, parfois aussi des combats... Il y a également une intégration de plus en plus poussée des systèmes juridiques qui s'ordonnent ou convergent autour du respect des droits fondamentaux, sans cesser -du moins, je l'espère- d'être pluralistes.
3 - Il n'est pas interdit, me semble-t-il, de prendre la mesure que le dialogue que nous célébrons aujourd'hui est à la racine même de notre civilisation et du métier de juge : sans cette méthode, il n'y aurait ni pensée véritable, ni humanité partagée. On pourrait paraphraser à ce sujet un philosophe contemporain en disant que la pensée, a fortiori la pensée juridique, n'apparaît que sertie dans le dialogue, intérieur ou avec autrui. De la maïeutique socratique aux conversations du Siècle des Lumières, d'ailleurs érigées en genre littéraire, en passant par la dispute médiévale, le dialogue est en effet ce qui permet la constitution d'idées justes et vraies. Il crée de l'unité en dépit de son apparente propension à la division. Il libère et purge la pensée et il permet le jugement, comme Hannah Arendt l'a montré de façon lumineuse dans ses « Considérations morales ». Le dialogue est en fait inhérent au droit et à l'office du juge. La solution que le juge donne au litige ne s'impose pas de sa propre autorité, mais en raison du discours qui l'y mène : le juge « dit le droit » et son discours est l'aboutissement d'un dialogue multiforme :- entre les acteurs de la procédure, les parties ;- entre les juges qui délibèrent en collégialité ;- entre le juge en charge du litige et ceux qui l'ont précédé, les auteurs de la jurisprudence, ceux qui cheminent à ses côtés ou au-dessus de lui, voire ceux qui le suivront : le juge sait qu'il parle non seulement après, mais aussi avant et, de plus en plus, simultanément ou avec d'autres juges devant ce grand auditoire qu'est la communauté des pairs et des juristes.Il y a aussi un dialogue du juge avec la doctrine et avec la société, car le juge n'est pas hors du monde. Le droit doit pouvoir être compris et le corps social doit être en mesure d'évaluer ce que produit le droit. Le dialogue avec la société est l'une des conditions du contrat social.
Telle est bien la responsabilité du juge : conclure par son propre discours construit comme un dialogue, une pluralité, une multitude de dialogues, voire de « trilogues » portés devant lui. L'ouvrage que nous dédions au président Genevois porte de manière discrète mais profonde, dans ses multiples contributions émanant de juges et de professeurs, la marque de ce qui nous constitue en tant que juges et de ce que sont notre office et notre mission.
4 - Bruno Genevois a mis en application les multiples facettes de ce dialogue sous le nom générique de « dialogue des juges ». Tout en étant l'un des meilleurs connaisseurs de notre jurisprudence, il n'a pas cessé d'être extrêmement attentif à tout ce qui pouvait advenir en fait de justice et de droit hors de nos murs : son époustouflante et exténuante érudition lui a conféré un avantage comparatif qui n'aurait pas été décisif, sans la conviction qu'il n'y avait pas de « bien-juger » ou de « bien-conseiller » en dehors de cette ouverture sur la pensée d'autrui qui nous fait penser en retour. Bruno Genevois est certes trop savant pour, inversant la métaphore de Jean Rivero, avoir été une sorte de « Huron hors du Palais-Royal ». Non, il a été, il est, un inlassable, un infatigable guetteur et observateur de la jurisprudence des autres cours suprêmes françaises (Conseil constitutionnel et Cour de cassation), des cours suprêmes étrangères et, bien sûr, des cours européennes, Cour européenne des droits de l'homme et Cour de justice des Communautés européennes. Il n'a pas seulement « dialogué » avec les juges dans un souci de cohérence et, pour rester dans le répertoire musical, de polyphonie. Il l'a fait aussi avec la doctrine dans des échanges constants, nourris, parfois passionnés, mais toujours courtois et loyaux. Si j'essayais de résumer d'un seul mot ce qu'a été et reste la fonction de Bruno Genevois, j'utiliserais le mot de « passeur ». Il a une conscience très claire de l'office du juge administratif français et de son identité. Il ne cède pas à une sorte de relativisme mou et flou. Mais il est résolu à s'ouvrir à tout ce qui peut nourrir sa réflexion et enrichir les délibérations auxquelles il prend part. Il sait aussi en sens inverse porter la parole du Conseil d'Etat à l'extérieur.
Bruno Genevois n'a bien sûr pas été ici le premier, ni le seul, à puiser des éléments de réflexion ou des sources d'inspiration ailleurs que dans la jurisprudence administrative. Mais il l'a fait avec une ampleur et une ambition certainement inconnues auparavant et il a clairement fait école dans les générations qui le suivent. De cela, nous lui sommes, je lui suis, profondément reconnaissants.
5 - Puisque mon fil d'Ariane est le dialogue, je voudrais l'illustrer par trois séries de travaux personnels du président Genevois qui montrent comment ce dialogue a inspiré sa vision de la hiérarchie des normes et de la protection des droits fondamentaux.
En premier lieu, ses études, notes et articles qui révèlent une curiosité encyclopédique montrent que peu de branches du droit lui sont étrangères. Si le droit administratif et le droit constitutionnel constituent ses terres d'élection, il consacre une part importante de sa réflexion au droit communautaire et au droit européen des droits de l'homme qu'il analyse et commente, sans cesser de s'interroger sur leur réception dans les autres systèmes juridiques. Il ne s'enlise pas dans des ornières disciplinaires et met constamment en relation des droits qui pourraient être sectoriels et cloisonnés. Avec lui et dans le sillage de Georges Vedel, le droit constitutionnel et le droit administratif cessent de s'ignorer et s'inscrivent dans une perspective de cohérence et de renforcement mutuel. Son étude sur les principes généraux du droit publiée dans l'Encyclopédie Dalloz porte la marque de ces influences réciproques.
En deuxième lieu, comme commissaire du gouvernement, le président Genevois a fait l'expérience du bonheur et de l'adversité. Du bonheur car, nous dit-il, « Mal nommé, le commissaire du gouvernement n'en est pas moins le bien-aimé des juristes de droit public » et plus loin « Pour un juriste, il est peu de fonctions aussi gratifiantes que celles du commissaire du gouvernement au contentieux ». Mais aussi expérience de l'adversité, car en explorant avec détermination les voies nouvelles de l'articulation du droit national et du droit européen, et, en particulier, la primauté de ce droit, ou en proposant avec constance et ténacité des progrès de l'Etat de droit, il n'a pas toujours été suivi par les formations de jugement : les arrêts Cohn-Bendit, ONIC, Subrini et Caillol nous rappellent, parmi bien d'autres, que les éminents commissaires de cette génération n'ont pas toujours réussi dans leur « stratégie de persuasion », sans que cela n'altère pour autant leur perception du bonheur. Mais ils ont posé des jalons pour l'avenir et ils sont ensuite restés fidèles aux intuitions et aux analyses de leurs années passées au pupitre.
Bruno Genevois a aussi défendu une éthique du commissaire du gouvernement : celui-ci doit conclure en proposant, suivant sa conscience, la solution qu'appelle le litige. Suivant sa conscience, et non suivant les chances de succès de la position qu'il défend. Il a aussi illustré le rôle de ce magistrat qui apporte une contribution éminente à la qualité du procès administratif, à sa transparence, à la contradiction des parties et à la compréhension des décisions de justice : quelle juridiction accepte qu'un de ses membres se lève, au moment où le procès va se cristalliser, pour exposer les termes du débat et la manière dont, selon lui, il doit se conclure ? En procédant ainsi, cette juridiction ne fait pas qu'exposer, elle s'expose : elle peut en effet révéler des insuffisances dans l'appréhension du dossier et se heurter, s'exposer à une contradiction pleinement légitime. Mais la justice ne peut que gagner à cette préférence donnée à la transparence sur l'opacité, à la parole sur le silence, à la qualité sur la malfaçon, dès lors, naturellement, que les conclusions du commissaire peuvent être contredites.Enfin, comme juge des référés, le président Genevois s'est saisi des pouvoirs de ce juge et il a tranché, dans les limites de son office, des questions difficiles de droit constitutionnel et européen, notamment dans le contexte de l'instauration de l'état d'urgence en 2005. Très attaché à la convergence des jurisprudences, il n'a pas manqué de se référer directement ou indirectement dans ses ordonnances aux décisions pertinentes des juges constitutionnel et européen. Bien que le juge des référés se prononce « en l'état de l'instruction » avec des pouvoirs somme toute limités, ses décisions ont manifesté avec éclat une attention soutenue et hautement symbolique à la position des autres juges.
6 - Le dialogue est naturellement loin d'être toujours irénique, « simple et tranquille », comme la vie dans le poème de Verlaine. Des doutes sont ainsi parfois émis sur le fait qu'un dialogue puisse s'instaurer entre deux juges, lorsqu'existe entre eux une relation de pouvoir. La réponse serait, nous suggère l'un des auteurs des Mélanges, douteuse : quelle serait la réelle marge de manoeuvre d'une juridiction prise entre l'exigence de cohérence et la crainte d'être désavouée ? Dans la ligne de l'oeuvre de Bruno Genevois et à la lumière d'une observation raisonnablement attentive de la jurisprudence, je ne partagerais pas ce pessimisme.
Le Conseil d'Etat, sans reconnaître l'autorité de la chose interprétée hors du champ communautaire, tient en effet le plus grand compte de l'interprétation donnée par les autres juges des dispositions constitutionnelles ou des stipulations dont il fait application. L'autorité persuasive de la jurisprudence doit jouer et joue pleinement son rôle, car ce qui est en cause est l'unité d'interprétation de textes qui énoncent et garantissent des droits fondamentaux, comme l'a très bien souligné Bruno Genevois dans ses conclusions sur l'arrêt Subrini. Mais sans remettre en cause « l'impératif de discipline juridictionnelle » mentionné dans les mêmes conclusions, il reste un espace pour un dialogue équilibré des juges : en particulier, les juges nationaux ne peuvent méconnaître la jurisprudence européenne -et j'en viendrais presque à souhaiter une sorte d'évaluation ou d'état des lieux de son application-, tandis que les juges européens ne sont pas sourds, me semble-t-il, aux questions ou aux remarques pertinentes des juges nationaux. Le dialogue des juges est toujours un acte de volonté, et non de soumission ou de contrition. Il est bilatéral et fondé sur l'échange, et non pas unilatéral et hiérarchique.
7 - Il y a plus d'un demi-siècle, le 12 mai 1954, Jean Monnet déclarait : « Nous n'avons le choix qu'entre les changements dans lesquels nous sommes entraînés et ceux que nous aurons su vouloir et accomplir ». Ce choix qui s'imposait et s'impose aujourd'hui encore aux responsables politiques vaut également pour les juges, notamment en Europe.
C'est le grand mérite de Bruno Genevois d'avoir été en France parmi les premiers à le discerner et d'en faire une source nouvelle d'inspiration dans son métier de juge et de conseiller, comme dans son oeuvre doctrinale. En incitant la juridiction administrative à s'inscrire et à s'impliquer pleinement dans la dynamique d'internationalisation et de décloisonnement du droit, il a contribué, avec de nombreux et éminents collègues, à une meilleure protection des droits fondamentaux dans notre pays, à une nouvelle articulation de ceux-ci avec la défense de l'intérêt général, au renforcement de la cohérence entre notre jurisprudence et celle des juges européens. Il a, ce faisant, contribué à une meilleure maîtrise de notre jurisprudence et de notre destin. Pour le dire en d'autres termes, nous n'entrons pas dans l'avenir à reculons. Les changements que le Conseil d'Etat a connus depuis un peu plus de 20 ans sont considérables. Bruno Genevois en a été l'un des artisans. Ce qui a été fait ici même est le gage de la capacité du Conseil d'Etat et, plus largement, des juges de ce pays à relever les défis de l'avenir, mais aussi à en recueillir les promesses. Pour cette raison, j'exprime au président Genevois, en mon nom personnel et en votre nom à tous, nos sentiments de respect, de gratitude et, s'il me le permet, d'amitié et d'affection.