Bilan et perspectives de la juridiction administrative

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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A l'occasion de la réunion annuelle des présidents des juridictions administratives, intervention de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État lors de la réception au ministère de la justice le mercredi 3 avril 2013.

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Réunion annuelle des présidents des juridictions administratives

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 2 et 3 avril 2013

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 Réception au ministère de la justice le mercredi 3 avril 2013

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 Intervention de M. Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’Etat

 

Madame la garde des sceaux, ministre de la justice,

Mesdames et Messiers les Présidents,

Mesdames et Messieurs,

 Je suis heureux, Madame la garde des sceaux, que vous receviez aujourd’hui l’ensemble des présidents des juridictions administratives – au nombre de 47 chefs pour 52 juridictions, voilà qui peut donner de nouvelles idées à la direction du budget – ainsi que les chefs de service chargés de leur administration. Je voudrais vous remercier chaleureusement de votre accueil. Vous perpétuez ainsi une tradition, qui n’est certes pas très ancienne, mais à laquelle mes collègues et moi-même sommes attachés et sensibles et qui manifeste à votre tour l’intérêt que vous portez à la juridiction administrative.

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Les résultats de l’année 2012 ont marqué une nouvelle étape de l’assainissement de la situation et même, peut-on dire, des progrès de cet ordre de juridiction.

Les principaux indicateurs d’activité ont continué l’an passé de s’améliorer. L’indicateur le plus synthétique, celui du délai prévisible moyen de jugement toutes affaires confondues, qui était passé fin 2011 pour la première fois en-dessous du seuil très symbolique d’un an, à tous les niveaux de la juridiction administrative, a poursuivi l’an passé sa décroissance : il s’est rétabli fin 2012 à 9 mois et 28 jours dans les tribunaux administratifs, à 11 mois et 11 jours devant les cours administratives d’appel et à 8 mois et 26 jours au Conseil d’Etat. L’amélioration des délais de jugement se répercute bien entendu sur le nombre des affaires pendantes, qui n’a jamais été aussi bas depuis dix ans. Surtout, elle s’accompagne d’un important rajeunissement du stock des affaires en cours : alors que, devant les tribunaux administratifs, les dossiers de plus de deux ans représentaient en 2002 40 % du stock et, en 2008, encore un quart, cette proportion a été ramenée à 13 % à la fin de 2012. Dans 17 juridictions de première instance, ce taux est déjà inférieur à 5 %, ce qui est également le cas devant les cours administratives d’appel prises dans leur ensemble.

J’ajoute que la juridiction administrative a activement participé, cette année comme les précédentes, à la mise en œuvre de la question prioritaire de constitutionnalité – 621 questions ont été enregistrées en 2012.

En d’autres termes, si vous me permettez ce raccourci un peu caricatural, la juridiction administrative, qui était traditionnellement regardée comme fournissant un travail de grande qualité, mais passait pour assez indifférente à ses délais de jugement, comme d’ailleurs à la condition des justiciables, est devenue, à la suite des réformes engagées depuis la création des cours administratives d’appel par la loi du 31 décembre 1987, consciente de l’importance essentielle, pour les justiciables, du temps judiciaire et de l’effectivité comme de l’efficacité de ses interventions : elle s’est donné les moyens de juger vite, sans sacrifier la qualité des décisions rendues.

Car les réformes de la juridiction administrative n’ont pas été menées au détriment de la qualité, bien au contraire. Le fait que plus de 95 % des litiges soient définitivement réglés conformément à la solution adoptée en premier ressort constitue, parmi d’autres, un indice pertinent de la sécurité juridique de nos décisions.

Mais la qualité de la justice se mesure également, et peut-être surtout, à sa capacité à faire face aux enjeux et aux exigences de son temps. Mes prédécesseurs, en lien avec les pouvoirs publics, ont beaucoup fait depuis 25 ans en ce sens. Des réformes procédurales ont ainsi permis d’adapter l’office du juge, pour que celui-ci puisse intervenir très vite, lorsque l’urgence le commande, et pour que l’exécution de ses décisions soit mieux assurée, par la délivrance d’injonctions ou le prononcé d’astreintes. En outre, l’intervention du juge est désormais de plus en plus proportionnée aux enjeux et à la difficulté réelle de chaque affaire.

La qualité de la justice se joue aussi lors du procès. Celui-ci a connu des évolutions guidées par plusieurs objectifs : le renforcement du dialogue du juge avec les parties et, par conséquent, du débat contradictoire et de l’équité du procès avec la prise de parole des avocats après les conclusions du rapporteur public ; une meilleure maîtrise du calendrier d’instruction ; la préservation du regard du rapporteur public, véritable garantie de la qualité du procès, alors que ce magistrat était confronté à la masse de certains contentieux.

Ces bons résultats doivent également beaucoup au renouvellement profond des méthodes de travail, comme de la gestion des juridictions. Les méthodes de travail, tout d’abord, avec notamment le développement du travail collaboratif dématérialisé ou de l’« aide à la décision », c’est-à-dire l’assistance apportée aux juges par des collaborateurs non magistrats. La gestion des juridictions, ensuite, qui a pris appui sur le renforcement et la professionnalisation des fonctions dites « support », en matière, par exemple, de formation, d’équipement, de ressources humaines et de systèmes d’information. Il faut aussi mettre à l’actif des dernières années le renforcement du dialogue de gestion entre le secrétariat général du Conseil d’Etat et les juridictions et les progrès importants qui en ont résulté dans un « management juridictionnel » pleinement respectueux de l’indépendance des juges.

Des bons résultats que j'évoque, chacun a sa part. Les magistrats et les agents de greffe, tout d’abord, dont l’engagement doit être salué. Les chefs de juridiction aussi : ils ont été les piliers de la transformation de la gestion des juridictions ; la dynamique qu’ils impriment, comme le travail remarquable d’animation de leurs équipes qu’ils accomplissent, ont contribué de manière déterminante aux résultats obtenus et à la qualité de la justice rendue. Les services du Conseil d’Etat, enfin, sous la baguette du chef d’orchestre qu’est le secrétaire général assisté de la secrétaire générale des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.

Les pouvoirs publics ont aussi, depuis plusieurs années, assumé pleinement leur rôle et permis ces évolutions favorables. Alors qu’il fallait répondre à la forte croissance de la demande de justice, des efforts significatifs ont ainsi été consentis. En particulier, beaucoup a été fait récemment pour rétablir la situation compromise de certaines juridictions, comme la Cour nationale du droit d’asile.

Dans un contexte budgétaire difficile, alors que les marges de manœuvre sont restreintes à tous les niveaux, nous savons que la situation de la justice administrative reste une préoccupation essentielle pour le Gouvernement comme le Parlement. A cet effet, je vous ai saisie, Madame la garde des sceaux, de projets de texte qui revêtent, pour la juridiction administrative, une importance certaine : le décret relatif aux compétences du juge statuant seul, aux compétences en premier et dernier ressort des tribunaux administratifs et à la compétence de premier ressort des cours administratives d’appel et le décret relatif à la procédure devant la Cour nationale du droit d’asile. Le premier doit permettre un traitement plus efficace de l’ensemble des contentieux. Le second doit moderniser et clarifier la procédure applicable devant la Cour nationale du droit d’asile et apporter certaines réponses aux préoccupations que les avocats ont exprimées lors de leur mouvement collectif de mai et juin dernier. Je forme le vœu ardent que ces textes puissent entrer en vigueur au 1er septembre prochain.

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L’évocation des réformes à venir est aussi pour moi l’occasion de souligner que de nombreux défis restent à relever.

Tout d’abord, nous devons faire face à une croissance constante du contentieux administratif, qui augmente en moyenne de 6 % par an depuis plus de 40 ans. En outre, de récentes législations sollicitent massivement le juge administratif, comme le droit au logement opposable (DALO), le revenu de solidarité active (RSA) ou la législation sur les étrangers, en dernier lieu avec la loi du 16 juin 2011.

Les exceptionnels gains de productivité des tribunaux et des cours durant la dernière décennie ont été grandement facilités par une gestion active des affaires pendantes, qui a permis un déstockage important de dossiers anciens, notamment par le recours aux ordonnances. Ce gisement historique a disparu : cette situation est non seulement normale, mais encore souhaitable. Par ailleurs, il n’est guère envisageable, à organisation inchangée, d’escompter de nouveaux gains significatifs de productivité, alors que les magistrats comme les agents de greffe ont été si fortement sollicités ces dernières années. Ce serait prendre le risque d’une dégradation des conditions de travail et de la qualité de notre justice.

Pour construire l’avenir de la juridiction administrative, il faut dans ce contexte engager une réflexion d’ensemble sur les causes de l'augmentation du contentieux et les moyens de la limiter. Il faut suivre à cette fin plusieurs pistes. Celle, d’abord, de la prévention des contentieux par le développement des recours administratifs préalables obligatoires, sujet sur lequel n’a pu être engagée début 2012 qu’une modeste expérimentation. Celle, ensuite, du règlement alternatif des litiges par des instruments comme la médiation ou la conciliation. Celle, enfin, des conditions d’accès au juge administratif, qui doivent être repensées sans jamais faire échec au droit d’accès au juge.

L’un des défis majeurs de la justice administrative, cette année, est aussi la mise en œuvre des téléprocédures, qui vont permettre aux parties d’échanger par voie électronique avec les juridictions. Expérimentée avec succès en matière fiscale dans les juridictions franciliennes, l’application Télérecours va être généralisée à l’ensemble des contentieux et à toutes les juridictions : c’est effectif depuis hier à la section du contentieux du Conseil d’Etat ; ce sera le cas dans deux mois exactement pour les cours de Nantes et de Nancy et les tribunaux du ressort de ces deux cours et, au plus tard le 31 décembre, pour l’ensemble des autres juridictions de métropole.

Enfin, le dernier défi est celui d’une justice ouverte sur la société et à son écoute. A sa manière, le développement des téléprocédures y participe. Les exigences déontologiques mieux définies, affirmées et assumées, au travers de la Charte de déontologie adoptée à la fin de 2011 et des avis que rend le Collège de déontologie, contribuent aussi à ces évolutions. Il est également souhaitable qu’évolue le style de nos décisions juridictionnelles : il s’agit de les rendre plus simples, plus lisibles, plus intelligibles, sans rien sacrifier de la rigueur du raisonnement juridique. La légitimité de la justice repose sur la solidité et la sécurité de ses décisions, mais aussi sur la compréhension et l’adhésion qu’elles peuvent susciter de la part des justiciables, de la communauté juridique et, plus largement, du corps social. Après le rapport très débattu et remarqué qui m’a été remis en avril 2012 par le groupe de travail présidé par le président P. Martin et qui comprenait des représentants de toutes les juridictions administratives, l’expérimentation de nouveaux protocoles de rédaction a démarré dans deux des dix sous-sections du Conseil d’Etat, auxquelles vont se joindre deux autres sous-sections volontaires. Je mentirais si je prétendais que l’entreprise est facile et qu’elle fait l’unanimité. Je crois néanmoins qu’il faut tenir fermement le cap de ces expérimentations dans toutes les formations de jugement du Conseil d’Etat, procéder comme il se doit à leur évaluation – une instance d’évaluation va être mise en place à cette fin – et en tirer loyalement les conclusions. Je souhaite aussi que les nouveaux protocoles rédactionnels puissent être adaptés et étendus, à titre expérimental également, à la fin de cette année ou au début de 2014 dans des chambres volontaires de cours administratives d’appel et de tribunaux administratifs.

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Vous le voyez, Madame la garde des sceaux, les défis à relever restent nombreux et 2013 ne sera qu’une étape pas sur un chemin de réformes plus long et toujours inachevé au service du justiciable.

Je ne doute pas que, pour relever ces défis et mener à bien ces réformes, nous puissions compter sur l’appui du Gouvernement et du Parlement et sur votre soutien personnel. Les pouvoirs publics répondraient ainsi à l’engagement remarquable des magistrats et des agents de greffe. Je voudrais ici leur rendre hommage et insister à nouveau sur l’action déterminante des présidents de juridiction réunis devant vous. Par leur travail et leur talent, ils jouent un rôle essentiel dans l'efficacité et la qualité de la justice rendue, comme dans la sérénité de leurs juridictions. Je puis vous assurer, Madame la garde des sceaux, de leur entier dévouement au service public qui leur est confié.

[1] Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.