Assemblée générale plénière du Conseil d’Etat en présence de M. François Hollande, président de la République

Par Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État

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Monsieur le Président de la République,
Monsieur le garde des sceaux, ministre de la justice,
Mes chers collègues,

En rendant aujourd’hui visite au Conseil d’État, vous renouez, Monsieur le Président de la République, avec une tradition de la Vème République, à laquelle nous sommes attachés. Je tiens à vous exprimer, ainsi qu’à Monsieur le garde des sceaux, notre reconnaissance pour l’honneur que vous nous faites et la considération que vous témoignez à l’égard de notre institution et de la juridiction administrative.
Notre République est confrontée à l’émergence de forces centrifuges inédites. Notre organisation politique est fragilisée dans ses fondements mêmes par des tentations extrémistes et la fragmentation d’un corps social qui s’adonne de plus en plus à l’individualisme, aux corporatismes ou aux communautarismes. Mais plus que les attaques, ce qui nous expose, c’est l’affaiblissement progressif de la confiance collective et l’incertitude sur ce qui nous est commun. Au-delà même de notre pays, c’est la sacralité de l’État et de la puissance publique qui est aujourd’hui mise en cause, alors que nous nous sommes construits sur la croyance collective dans la « chose publique ».
Dans ce contexte, il faut être capable de penser ce qui nous fonde et de développer une vision prospective du rôle et des modes d’action de la puissance publique. Le Conseil D’État a une vive conscience des devoirs et des responsabilités qui lui incombent dans cette période et c’est cette conscience qui l’inspire chaque jour dans l’exercice de ses missions.

I.  Fidèle à cet engagement, il assure avec constance et détermination ses missions de conseiller et de juge.

A.     La première de nos missions est d’assister les pouvoirs publics dans leur travail d’élaboration de la norme.

1. Comme conseillers, nous sommes soucieux de veiller à la simplification et l’amélioration de la qualité du droit. Alors que nous avions déjà fait à deux reprises, en 1991 et 2006, le constat de l’inflation, de l’obscurité et de l’instabilité de la norme, sa qualité continue de se dégrader. La situation actuelle a des causes en partie légitimes liées à la globalisation du droit, au progrès des droits fondamentaux et aux mutations technologiques, économiques et sociétales. Mais à ces facteurs, s’ajoutent des travers nationaux qu’il nous faut combattre : l’instrumentalisation de la loi, qui reste le vecteur trop privilégié de l’action publique ; les pressions médiatiques et catégorielles et le perfectionnisme d’auteurs à l’excès soucieux d’exhaustivité et de complétude. Il ne s’agit pas de fustiger telle ou telle institution. Mais il nous faut collectivement changer de culture, ériger la maîtrise de la norme en véritable politique publique et, pour cela, responsabiliser l’ensemble des décideurs publics. A défaut, notre arsenal législatif et réglementaire continuera de s’alourdir de règles inutiles ou inadéquates, d’entraver le développement et la compétitivité économiques de notre pays et de nuire à l’efficacité de la vie collective, comme à la cohésion sociale.
2. Pour conjurer ces risques, le Conseil D’État a présenté, dans son étude annuelle de 2016, 27 propositions et pris, en ce qui le concerne, 6 engagements. Ses formations consultatives vont par conséquent poursuivre et approfondir le considérable travail de sécurisation juridique et d’amélioration de la qualité des textes, qu’elles fournissent dans des délais très maîtrisés. Elles seront aussi plus exigeantes sur les justifications, les effets et l’adéquation aux objectifs poursuivis des textes qui leur sont soumis et elles continueront à proposer, en toute indépendance, les modifications et les retranchements qui leur paraissent nécessaires, voire à donner un avis défavorable, lorsque les projets qui leur sont soumis sont inutiles, trop complexes ou ne permettent manifestement pas d’atteindre les objectifs assignés.
3. A votre initiative, Monsieur le Président de la République, il a été mis fin à la tradition du secret qui entourait nos avis sur les projets de loi. Cette réforme répond à une demande de transparence et à la volonté de mieux informer les citoyens sur les sujets d’intérêt public. Elle permet aussi d’éclairer les débats parlementaires et peut contribuer à renforcer le lien de confiance entre les citoyens et les institutions de la République. Nous en avons pleinement tiré les conséquences en modifiant en profondeur la rédaction de nos avis : ils sont désormais beaucoup plus développés, motivés et pédagogiques, quel que soit leur sens, favorable ou défavorable.

B.     Nous continuons aussi à assumer avec rigueur et efficacité notre mission de juge de l’administration.

1. Cette mission s’inscrit au cœur de l’Etat de droit, dont le Conseil d’Etat s’attache, avec l’ensemble de la juridiction administrative, à garantir la permanence et le fonctionnement régulier. Comme juges, nous recherchons avec constance l’équilibre le plus juste entre la protection des libertés et des droits fondamentaux et la promotion de l’intérêt général qui est, avec la défense des libertés, la « clé de voûte » de notre système juridique et le ciment de notre société. L’intérêt général nous rassemble et nous oblige.
2. Comme régulateurs des relations sociales et, en particulier, des relations entre les pouvoirs publics et les administrés, nous devons continuer à répondre aux sollicitations de nos concitoyens desquels émane une demande toujours croissante de justice. L’ensemble des juridictions administratives reçoivent près de 300 000 recours par an. C’est 10 fois plus qu’il y a 40 ans et ces flux massifs n’ont pu être traités qu’au prix d’efforts considérables et par des réformes profondes de notre organisation, de nos procédures et de nos méthodes de travail. Nos moyens budgétaires et humains ont aussi été renforcés. Mais aujourd’hui, l’équilibre atteint est de plus en plus fragile et il ne pourra être préservé dans la durée que par la promotion résolue de nouveaux modes de règlement des litiges, plus rapides, souples, consensuels et économiques, faisant aussi place à l’équité, tels que l’extension des recours préalables ou la médiation. Il nous faut cesser de miser sur le « tout juridictionnel » qui n’est pas budgétairement soutenable, ni socialement souhaitable. Il serait aussi temps de réexaminer certaines procédures qui engendrent des charges exorbitantes pour un résultat décevant. Le droit au logement opposable, avec la masse contentieuse et la charge financière qu’il induit, en est un exemple. Ce dispositif devrait être remis à plat, en affectant le montant croissant des condamnations financières à la construction de logements très sociaux et en mettant en place de nouvelles formes de traitement des demandes prioritaires. Cela permettrait aux juridictions de se consacrer à d’autres priorités, comme le contentieux de l’urbanisme, dont le retard ralentit indûment la construction de logements.
3. Mais notre mission juridictionnelle va bien au-delà de la gestion de flux, stocks, délais et dépenses. Tout en veillant à la stabilité et à la cohérence de la jurisprudence, il appartient au Conseil d’État de rester à l’écoute du corps social et d’accompagner les mutations et les transformations nécessaires. Sur la fin de vie, la laïcité ou la liberté d’expression, sur les sujets économiques et sociaux, tels que l’arbitrage, les plans de sauvegarde de l’emploi, les autorités de régulation ou les contrats publics, ou sur les questions cruciales liées à l’état d’urgence et à la lutte contre le terrorisme, le Conseil D’État a contribué à éclairer de grands débats de société et à réaffirmer les équilibres entre la protection des droits et des libertés et la sauvegarde de l’intérêt général et de l’ordre public. Sans que ses décisions ne soient partagées par tous, il a permis en maintes circonstances de restaurer la sérénité au milieu du tumulte des passions. Il veille aussi avec attention à la simplicité et au réalisme de ses solutions. Le juge administratif dispose enfin, avec les procédures de référé, en particulier le référé-liberté, de la possibilité d’interventions rapides et efficaces, précieuses en période d’état d’urgence. L’État de droit ne peut en effet être intermittent.
4. Notre responsabilité de juge est grande. Notre devoir d’exemplarité l’est davantage. Indépendance, dignité, impartialité, intégrité et probité. Tels sont les mots-clés de l’éthique du juge administratif, désormais inscrits dans la loi. Plus que jamais, nous mesurons leur valeur et l’importance de leur concrétisation pour nos concitoyens. Plus que jamais, nous entendons être à la hauteur de ces exigences, au moment de souscrire nos premières déclarations d’intérêts.

II. En votre présence, nous avons à cœur de réaffirmer, avec fermeté, le rôle qui est le nôtre au service de la République.

A.     Dans une société en proie aux divisions et au doute, nous avons des devoirs particuliers.

1. Si l’on en croit le dictionnaire d’Oxford qui l’a consacré « mot de l’année 2016 », nous serions entrés dans l’ère de la post-vérité où le relatif, le subjectif et le contingent le disputent à la rationalité, l’objectivité et l’exactitude. Face à la dilution du discours et à la désacralisation de la parole, nous devons rappeler notre attachement infrangible à une parole de vérité. Au cœur de la puissance publique, le Conseil d’État a vocation à dire le Droit et à rappeler le Juste. Cela, nous le faisons et nous continuerons à le faire au service du peuple français, en nous soumettant à la loi et la réalité des faits, en faisant vivre une collégialité effective, seule source possible de délibérations éclairées et pertinentes, et en acceptant le débat public, y compris sur ce que nous faisons et disons. Alors que le débat débouche trop souvent sur l’invective, nos compatriotes doivent savoir qu’ici des hommes et des femmes de toutes générations, opinions, origines et confessions sont capables, dans le respect et l’écoute mutuels, de confronter, tout le temps nécessaire, des points de vue différents, voire antagonistes, à la recherche itérative, tâtonnante et coopérative, sinon de la vérité, du moins de ce qui s’en approche. Et au final, d’accepter la règle commune qui en résulte.
2. Alors que notre société est confrontée à un processus de fragmentation que le manque de confiance dans l’action publique contribue à exacerber, nous devons réactualiser notre projet commun et refonder les principes de notre contrat social autour de ce qui nous dépasse et nous élève : le Bien commun. Notre responsabilité collective est à cet égard immense et le Conseil d’État ne saurait rester en retrait. Il doit au contraire ouvrir la voie aux évolutions nécessaires et les accompagner, en contribuant aux débats et en s’efforçant, humblement, d’être un repère. Les transformations économiques et sociales actuelles appellent la construction de nouveaux modes de régulation que le Conseil D’État doit et souhaite accompagner. Il y œuvre par ses avis, ses arrêts et ses études, dont la prochaine, sur le thème « Puissance publique et plateformes numériques », s’inscrit résolument dans cette perspective. Mais cette refondation ne doit pas conduire à la remise en cause des principes qui sont à la base de notre pacte social. La séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, la liberté, la dignité humaine et l’égalité devant la loi sont au cœur de la tradition républicaine, mais aussi de notre projet d’avenir. Aucune des passions qui animent la vie démocratique de notre pays ne saurait justifier leur questionnement, voire leur remise en cause. Il faut au contraire les approfondir, en donnant un contenu concret à la fraternité, en actualisant la protection des libertés et en faisant une place accrue à la diversité, l’intégration et l’égalité réelle : il s’agit d’offrir à chacun de pouvoir dépasser sa condition. Car notre République n’est pas une construction politique ordinaire. Elle affranchit et, en même temps, elle oblige. Nous sommes les serviteurs de ce projet.

B.     Cette mission, nous ne pourrons la mener à bien dans le repli et l’isolement.

1.Nous le voyons bien, nos travaux s’inscrivent dans un ordre politique et juridique qui n’est plus seulement national, mais aussi européen et international. Mais alors que les réseaux numériques, l’économie et le droit se déterritorialisent et se globalisent, mettant à mal la conception classique de la souveraineté, les frontières ne s’effacent pas et les Etats, comme les peuples, réaffirment aujourd’hui, avec une vigueur accrue, leur attachement légitime à leur souveraineté. Nous ne devons jamais perdre de vue cet ancrage. Pour autant, ni le droit européen, ni le droit international ne sont entrés par effraction dans notre ordre juridique. L’article 55 de notre Constitution et, avant lui, l’article 26 de la Constitution de 1946 ont consacré la primauté sur nos lois de nos engagements internationaux. L’article 88-1 de la Constitution rappelle notre attachement au projet européen. Ce choix du constituant, nous l’assumons et nous le faisons vivre dans nos fonctions consultative et juridictionnelle. Notre patrimoine juridique s’en est nourri et il ne cesse de s’enrichir sous l’influence de règles et de principes en partie nouveaux, comme nous-mêmes diffusons en Europe et dans le monde notre propre pensée juridique.
2. Mais s’ouvrir à l’Europe ne signifie pas tout unifier et fusionner au détriment de notre identité et de nos intérêts nationaux. Le projet européen n’est pas incompatible avec notre vision du Bien commun. Il peut nous rassembler autour de valeurs et d’objectifs partagés et nous donner plus de force pour les atteindre, sans renier, ni effacer artificiellement nos différences et nos traditions nationales. Notre esprit d’ouverture et notre aspiration à l’universel expriment la volonté de faire progresser, chez nous et hors de nos frontières, le droit et les valeurs qui sont au cœur de nos démocraties. Il serait dangereux de croire que l’on puisse impunément s’en affranchir. Nous devons, par conséquent, continuer à prendre toute notre part au dialogue et à la coopération dans le domaine du droit entre États, entre juridictions suprêmes et avec les institutions européennes. Tout retrait de ces processus, notamment de la Convention européenne des droits de l’homme, serait à coup sûr une mutilation pour nous et une blessure infligée à nos partenaires.

En juin 1914, mon prédécesseur, René Marguerie, commandait au peintre Henri Martin, pour cette salle d’assemblée générale, un cycle de peintures dont le programme s’intitulait modestement : « La France laborieuse se présentant devant le Conseil d’État ». Une chose est sûre aujourd’hui : le Conseil D’État n’est pas ici pour recevoir l’hommage reconnaissant du pays ; il est ici pour le servir. La perspective se trouve radicalement changée, mais c’est beaucoup mieux ainsi. La seule question qui nous est posée est celle-ci : « Qu’avons-nous fait, que faisons-nous et que devons-nous faire de cette part de République qui nous est confiée ? ». Cette question, nous ne pouvons l’éluder et chaque institution, comme chacun de nous, doit l’entendre et y répondre. 

Le service de la République est une vocation exigeante qui commande, dans l’exercice des fonctions publiques, mais aussi en-dehors, une éthique rigoureuse et un indéfectible sens du devoir. A cet égard, Monsieur le Président de la République, vous pouvez compter sur l’engagement total du Conseil D’État dans l’exercice de ses missions. Nous continuerons à placer notre compétence et notre expérience au service de la refondation du pacte républicain, comme de la modernisation, de la rénovation et du rayonnement de notre pays.