Colloque – 70 ans des tribunaux administratifs
Vendredi 15 décembre 2023
Allocution d’ouverture par Didier-Roland Tabuteau1,
Vice-président du Conseil d’État
Monsieur le Garde des Sceaux,
Monsieur le vice-président, cher Jean-Marc Sauvé,
Monsieur le membre du Conseil constitutionnel,
Mesdames et Messieurs les présidents, et en particulier les présidents des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel,
Mesdames et Messieurs les représentants des syndicats de magistrats administratifs,
Mesdames et Messieurs les magistrats,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mesdames et Messieurs les avocats,
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues,
Nous sommes très honorés de vous accueillir aujourd’hui Monsieur le ministre de la Justice pour l’ouverture de ce colloque qui célèbre le 70ème anniversaire des tribunaux administratifs. Monsieur le Garde des Sceaux, votre présence souligne la relation de confiance qui nous unit au ministère de la Justice, et nos constants échanges sur tous les sujets d’intérêts commun, pour la justice administrative.
Cet anniversaire nous permet aujourd’hui de nous replonger dans l’histoire de cette juridiction, et plus précisément dans celle de son organisation qui doit répondre aux nécessités du service public de la justice administrative.
Pour commencer, je rappellerai quelques dates, qui évoquent les origines les conseils des préfectures (I) et leur évolution (II) avant de revenir sur la création proprement dite des tribunaux en 1953 (III) et les réformes postérieures qui ont encore affermi l’unité de notre juridiction (IV).
I. On peut d’abord remonter aux origines de ces tribunaux
Sans remonter à l’activité contentieuse des intendants à la fin de l’Ancien Régime, il faut d’abord parler des conseils de préfecture2 . Ceux-ci furent créés par la loi du 28 pluviôse an VIII (soit le 18 février 1800), qui créa en même temps le préfet.
Cette loi créa les juridictions administratives, sans rompre avec l’idéologie révolutionnaire qui, dans la continuité de la méfiance de l’Ancien Régime3 , avait interdit aux juridictions de connaitre de l’administration. C’est bien sûr l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790 qui dispose : « les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives ; les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs 4 ».
Ces conseils de préfecture créés en 1800 sont des juridictions d’exception, aux attributions limitativement définies par la loi5 . Elles sont très étroitement liées à l’administration.
C’étaient toutefois bien des juridictions6 , à une époque où le Conseil d’État, institué en 1799 par la Constitution de l’An VIII, n’en était pas une. La collégialité en matière contentieuse est rapidement proclamée, suivant la célèbre formule du conseiller d’État Roederer : « Administrer, doit être le fait d'un seul homme, juger, le fait de plusieurs7 ».
Mais présidées de droit par le préfet, et constituées de conseillers pouvant être révoqués par le gouvernement, les conseils de préfecture ne disposaient bien sûr pas des garanties d’indépendance que nous exigeons aujourd’hui.
Ces juridictions prirent peu à peu le chemin des exigences contemporaines. Les arrêtés contentieux furent motivés , et le Conseil d’État se reconnut juge d’appel de leurs décisions9 .
II. A partir des années 1860, le temps des réformes des conseils de préfecture commence, et conduira presque un siècle après à l’institution des tribunaux administratifs
C’est à la IIème République que revient l’initiative d’une réforme ambitieuse, qui envisageait le remplacement des conseils de préfecture par des tribunaux administratifs. Ce projet fut toutefois repoussé par l’Assemblée en août 184810 .
L’effondrement de la République obligea à attendre la période libérale du Second Empire pour que des réformes soient à nouveau entreprises. Ainsi fut institué le principe de publicité des audiences en 1862, en même temps que fut prévue par les textes la procédure contentieuse (11,12).
Ces timides réformes n’empêchèrent pas les critiques contre ces juridictions, à l’instar de celle de Gaston Jèze qui estimait en 1910, avec quelque cruauté que « Les conseils de préfecture sont un rouage inutile. Tout ce que l’on peut dire en leur faveur, c’est qu’ils sont à peu près inoffensifs ».
Le chemin de l’indépendance et de l’amélioration de la qualité de leur travail fut également tracé par des spécificités locales. Ainsi, à partir de 1863, le conseil de préfecture de la Seine n’est plus présidé par le préfet13 .
En 1919, sous la Troisième République, est créé, dans le cadre du retour de l’Alsace-Moselle dans la République, le tribunal administratif de Strasbourg. Celui-ci fut le premier véritablement séparé de l’administration préfectorale14.
Surtout, dans la continuité de ces évolutions, la grande réforme de septembre 192615 remplace les 86 conseils de préfecture, celui de la Seine excepté, par 22 conseils interdépartementaux, et ramène le nombre de postes de conseillers de 258 à 110. Ces conseillers sont toutefois mieux rémunérés, en alignant leur traitement sur celui des juges des tribunaux civils16 .
Ces conseils de préfecture interdépartementaux disposent alors d’un président et d’un commissaire du gouvernement nommés par décret, et n’appartenant plus à l’administration active de la préfecture17.
Mais l'évolution demeure imparfaite puisque le cordon ombilical n'est pas totalement tranché. En effet, les nominations sont faites sur la proposition du ministre de l’intérieur et le préfet conserve le pouvoir de notation des conseillers de ces juridictions.
Un dernier mot sur les conseils de préfecture : jusqu’en 1926, le nombre d’affaires sur lesquelles ils statuent est compris entre 350 000 et 400 000, mais plus de 9 sur 10 ressortissent de contestations liées aux contributions directes et taxes assimilées18 . D’ailleurs, l’institution d’un régime de réclamation préalable auprès de l’administration fiscale en 1927 fit chuter le nombre de requêtes à 10 000. Se débarrassant de tous ces recours fiscaux mineurs, ils purent pleinement se consacrer à leur mission juridictionnelle.
Deux éléments peuvent encore être soulignés, comme préludes à la création des tribunaux administratifs :
- la création au lendemain de la Seconde Guerre mondiale d’une mission d’inspection des juridictions administratives,
- et le principe de recrutement des conseillers de préfecture, non plus par un concours spéciale, mais par la voie de l’École nationale d’administration.
III. Troisième temps – celui de la création proprement dite des tribunaux administratifs.
Celle-ci, qui a lieu en 1953, se fait entre rupture et continuité.
La rupture est d’abord celle du nom, qui souligne les garanties d’indépendance et d’impartialité qui sont celles de ces juridictions. Les tribunaux ne rendent non plus des arrêtés comme les conseils de préfecture, mais de véritables jugements. Cette réforme, que le vice-président René Cassin qualifiait d’« évolution capitale couronnant six ans de gestation19 » , attribuait par principe le contentieux de premier ressort aux tribunaux administratifs, la compétence du Conseil d’État devenant une compétence d’exception, en particulier pour les contentieux les plus importants. Cela permit de désengorger le Conseil d’État des très nombreux contentieux dont il était saisi en première instance.
La continuité réside dans la prolongation des réformes que j’ai énoncées, et qui ont marqué progressivement la fin de l’intrication avec l’administration active. Cette continuité est également marquée par l’étonnante stabilité des ressorts de ces juridictions, depuis 1926 et presque jusqu’à aujourd’hui. En effet, le décret d’application du 30 septembre 1953 de la loi d’habilitation du 31 août 1953 remplace les 22 conseils de préfecture interdépartementaux, ceux de la Seine, de l’Algérie et des départements d’outre-mer, ainsi que du tribunal administratif de Strasbourg, en conservant leurs ressorts.
En 1968, ces ressorts seront légèrement modifiés, pour les rapprocher de l’échelon régional alors consacré au niveau déconcentré20, avec la création du tribunal administratif d’Amiens pour la région Picardie. La création du tribunal administratif de Bastia en 1982 accompagne l’évolution du statut de la Corse.
Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1990 que plusieurs tribunaux administratifs ont été créés pour faire face à l'augmentation du contentieux. Trois tribunaux ont ainsi été créés en Île-de-France (Melun en 1996, Cergy-Pontoise en 2000, Montreuil en 2009), et deux tribunaux dans le Sud (Nîmes en 2006, Toulon en 2008).
Dans le même temps, les anciens conseils du contentieux des territoires d’outre-mer ont été transformés en tribunaux administratifs. Avec les tribunaux administratifs de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy, on compte désormais 11 tribunaux administratifs outre-mer.
IV. Cette création, il y a maintenant 70 ans, doit être mise en perspective avec l’affermissement de l’unité de la juridiction administrative :
Cette unité est d’abord fondée sur l’application d’un même corpus juridique, le droit administratif, qui résulte pour une grande part de l’œuvre jurisprudentielle du Conseil d’État. Ce droit administratif se caractérise par la place qu’y occupe l’intérêt général, qui doit guider l’action des administrations et qui seul justifie les pouvoirs exorbitants du droit commun qui peuvent leur être confiés.
Il est dans l’essence du juge administratif d’appliquer ce régime à une administration qu’il connait, pour bien la juger, et pour ne pas s’en laisser conter. C’est ainsi qu’il contrôle le respect du droit, et plus largement des finalités d’intérêt général, en particulier l’usage par l’administration de ses prérogatives de puissance publique. C’est par ce contrôle qu’il veille aussi à la préservation du service public, notion autour de laquelle s’est également construite l’unité de notre juridiction.
Cette unité a encore été renforcée par plusieurs réformes.
D’abord, toujours en 1953, la création du centre de documentation, devenu centre de recherches et de diffusion juridiques, qui doit notamment s’assurer par son travail de mise en forme et de diffusion de la jurisprudence. Cette diffusion permet l’unité première de la juridiction, celle du droit appliqué à tous les requérants, partout en France, et qui assure leur égalité devant le service public de la justice administrative.
Cette unité, avec également les cours administratives d’appel créées par la loi du 31 décembre 1987, fut encore assurée par le décret du 19 décembre 1989 qui confia la gestion du corps des membres des tribunaux et cours administratives d’appel au Conseil d’État.
L’unité a encore été renforcée avec la multiplication des échanges et des travaux communs entre le Conseil d’État et les tribunaux et cours administratives d’appel ainsi qu’avec l’élargissement des voies permettant aux magistrats des tribunaux et des cours de rejoindre le Conseil d’État.
L’unité est également affirmée par l’existence d’une charte de déontologie commune à tous les membres de la juridiction administrative et celle d’un collège de déontologie commun au Conseil d’État, aux tribunaux et aux cours administratives d’appel.
Celle-ci sera encore symboliquement proclamée par l’obligation pour tous les nouveaux membres du Conseil d’État et magistrats administratifs, et la possibilité pour les autres, de prêter serment en vertu de la loi que vous avez portée, Monsieur le ministre, d'orientation et de programmation du ministère de la Justice.
Ce serment, dont nul ne peut être relevé, est identique, au mot près, pour tous les membres de la juridiction administrative. Le serment prêté avant l’entrée dans les fonctions de magistrat vaut pour l’ensemble de la carrière, y compris si celle-ci se poursuit au sein du Conseil d’État.
Par ce serment, tous les nouveaux membres de la juridiction, et tous ceux qui exercent déjà leurs fonctions et qui le souhaiteront, s’engageront à respecter les principes cardinaux qui sont au fondement de notre office : remplir leurs fonctions juridictionnelles en toute indépendance, probité et impartialité, garder le secret des délibérations et se conduire en tout avec honneur et dignité.
Chacune de ces obligations est ardente, et leur respect permet au juge de d’exercer comme il se doit sa lourde tâche, qui est d’appliquer « au nom du peuple français » la loi démocratiquement décidée.
Il est aujourd’hui presque étonnant de rappeler les craintes de certains lors de la création des tribunaux administratifs en 1953. Ces inquiétudes soulignaient la possibilité de l’éclatement du droit administratif du fait de la multiplicité des juridictions ayant à connaitre de ces recours. L’unité est à l’inverse allée en s’affermissant, portée par les réformes que j’ai rappelées.
On peut aujourd’hui louer la qualité des jugements des tribunaux, permise essentiellement par la qualité du travail des magistrats administratifs et des agents, en particulier des greffes, qui font face à une constante hausse du contentieux. Celui-ci est ainsi passé de moins de 113 000 requêtes en l’an 2000, à un nombre qui dépassera les 250 000 cette année.
Cette qualité des décisions rendues nous rappelle les efforts que nous devons continuer à porter pour faire en sorte que l’augmentation du flux contentieux ne se fasse pas au prix d’une régression de la bonne application du droit. Cela suppose bien sûr la poursuite de l’augmentation des moyens dont a bénéficié la juridiction administrative, mais aussi une réflexion sur les réformes nécessaires pour réduire les contentieux, parfois inutiles et vains, dont sont saisies les juridictions, ainsi que l’amélioration des conditions matérielles de tous ceux qui participent à la juridiction.
*
Monsieur le Garde des sceaux,
Mesdames et Messieurs,
Après ces quelques rappels, je laisse la parole au Garde des Sceaux. Le président Jean Massot viendra ensuite introduire les travaux des tables rondes qui seront successivement consacrées à :
- la création des tribunaux administratifs,
- leurs compétences comme juges de droit commun du contentieux administratif,
- aux magistrats administratifs, ensuite,
- avant d’entendre enfin quatre grands témoignages sur cette histoire.
Monsieur le Garde des sceaux, je vous renouvelle mes très vifs remerciements pour votre présence aujourd’hui.
Je tiens également à remercier tous ceux qui se sont investis dans l’organisation de ce colloque, la présidente du Comité d’histoire, Martine de Boisdeffre, et la directrice de la bibliothèque et des archives, Claire Sibille-de-Grimoüard et toute son équipe, ainsi que tous les membres du conseil scientifique du Comité d’histoire. Le colloque d’aujourd’hui permettra de nous plonger dans l’histoire, avec un plaisir certain, et aider j’en suis sûr à éclairer les enjeux contemporains de la juridiction à la bougie du passé.
Je vous remercie.
1 - Texte écrit en collaboration avec Jean-Baptiste Desprez, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
2 - Voir notamment Bernard Even, Des conseils de préfecture aux tribunaux administratifs, RFDA 2004 p.475
3 - Louis XIII avait par l'édit de Saint Germain du 21 février 1641 rédigé par Richelieu, ultérieurement repris dans des termes similaires après la Fronde par l'édit de Fontainebleau du 8 juillet 1661 intervenu au début du règne personnel de Louis XIV, fait « ...très expresses inhibitions et défenses... [aux Parlements] ...de prendre à l'avenir connaissance d'aucune des affaires [...] qui peuvent concerner l'Etat, administration et gouvernement d'icelui... » Ce texte n'avait pas pour objet de placer les requérants potentiels sous le règne de l'arbitraire mais de contrecarrer les velléités d'indépendance des cours souveraines.
4 - Réaffirmé par réaffirmé par un décret du 16 fructidor an III : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs... ».
5 - Ils reçurent le contentieux des contributions directes, le contentieux des travaux publics, le contentieux des domaines nationales et des contraventions de grande voirie. Il faudra attendre 1831 pour que leur soit confié le contentieux des élections municipales.
6 - La loi de pluviôse confie aux conseils de préfecture l'unique mission de juger, leur seule attribution non contentieuse portant sur les autorisations de plaider des communes
7 - Motifs du projet de loi, concernant la division du territoire, et l’administration, présentés au Corps législatif, le 28 pluviôse, par Roederer. Les discours, ainsi que le texte du projet, sont reproduits dans les Mémoires d’économie publique, n° 4, p. 268 et s « de même que les jugements » des juridictions civiles, selon CE, 12 déc. 1818, Fouquet, Journal du Palais, jurisprudence administrative, t. II, p. 604
8 - « de même que les jugements » des juridictions civiles, selon CE, 12 déc. 1818, Fouquet, Journal du Palais, jurisprudence administrative, t. II, p. 604
9 - CE, 26 févr. 1832, Debar, Lacombe et autres, Lebon p. 60
10 - Jacques Léger, L’histoire des conseils de préfecture, Revue administrative, p. 444
11 - Voir Bernard Even, prec. cité : le « décret du 30 décembre 1862, commenté par une circulaire du ministre de l'intérieur du 17 janvier 1863, est historiquement le premier texte régissant la procédure contentieuse applicable devant les conseils de préfecture
12 - L'ordonnance du 31 août 1828 « sur le mode de procéder devant les conseils privés des colonies » avait déjà institué devant ces conseils correspondant dans les colonies aux conseils de préfecture, ce qu’Edouard Laferrière décrivit comme un véritable code de procédure administrative contentieuse
13 - En vertu du décret du 17 mars 1863
14 - Voir le décret relatif au régime transitoire de la juridiction administrative en Alsace – Lorraine de novembre 1919.
15 - Décret-loi daté du 6 septembre, directement inspiré du projet de loi déposé par le gouvernement Briand sur le bureau du Sénat le 29 juin 1926
16 - Elle était, avant cela, fixée au dixième du traitement du préfet (qui variait de 30 000 à 8 000 francs ; avec un minimum de 1200 francs) (Jacques Léger, L’histoire des conseils de préfecture, Revue administrative)
17 - Voir Bernard Even, prec. cité
18 - Jacques Léger, L’histoire des conseils de préfecture, Revue administrative
19 - R. Cassin, « Introduction », EDCE, 1953, p. 1.
20 - Par un décret du 2 juin 1960 qui crée 21 circonscriptions d’action régionale, qui faisait suite au décret du 30 juin 1955 qui décida du lancement de « programmes d’action régionale », puis le décret du 14 mars 1964 relatif à l’organisation des services de l’État dans les circonscriptions d’action régionale