Colloque sur les 60 ans de l’exécution des décisions du juge administratif
24 octobre 2023
Discours de Didier-Roland Tabuteau (1),
Vice-président du Conseil d’État
Mesdames et Messieurs les présidents,
Monsieur le procureur général près la Cour des comptes,
Mesdames et Messieurs les juges et chefs de de juridictions administratives européennes,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues,
L’exécution des décisions de justice trouve un fondement constitutionnel à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui garantit, comme l’a exprimé en 2015 le Conseil constitutionnel, « le droit des personnes à exercer un recours juridictionnel effectif qui comprend celui d’obtenir l’exécution des décisions juridictionnelles » (2). L’article L. 11 du code de justice administrative (CJA) énonce au nombre des principes fondamentaux du procès administratif celui suivant lequel « les jugements sont exécutoires ».
L’administration a donc l’obligation d’exécuter les décisions de justice administrative, qu’il s’agisse d’une décision réglant l’affaire au fond, revêtue de l’autorité de la chose jugée, ou d’une décision du juge des référés (3).
Mais l’exécution a aussi une histoire. Il y a maintenant 60 ans, plusieurs décrets étaient adoptés, portant des réformes majeures à l’organisation et au rôle du Conseil d’État. En particulier, une Commission du rapport était créée, prédécesseure de la Section du rapport et des études (SRE). Cette Commission se voyait entre autres confier le rôle d’assurer l’exécution des décisions du Conseil d’État et des juridictions administratives. L’organisation du suivi de l’exécution a largement évolué depuis, et l’attachement à l’effectivité des décisions est un enjeu crucial pour la juridiction. A bien des égards, l’évolution de l’exécution a même conduit à l’évolution de l’appréciation par le juge administratif de ce qu’il peut ou non faire au stade du contrôle de la légalité.
Pour cette célébration des « 60 ans de l’exécution », il faut d’abord rappeler le contexte de la création de la Commission du rapport et l’émergence de moyens propres à assurer l’exécution des décisions de justice (I), qui permettent aujourd’hui d’assurer avec pragmatisme le respect de la chose jugée (II). Se plonger dans cette histoire permettra de mettre en perspective les grands défis auxquels l’exécution des décisions administratives est aujourd’hui confrontée (III).
I. La création d’une Commission chargée notamment du suivi de l’exécution des décisions administratives
I.1. La réforme de 1963 :
Avant même 1963, il existait bien une obligation pour l’administration d’exécuter les décisions de justice. Cette obligation se traduisait par la possibilité de saisir le juge pour obtenir une indemnisation pour absence d’exécution, ouverte même en cas de retard d’exécution (4). Mais le juge administratif manifestait une forte réserve à la possibilité de contraindre l’administration. Il s’interdisait clairement de prononcer une injonction à l’administration (5), faisant même de cette interdiction un principe d’ordre public (6).
En 1963, de nombreuses réflexions (7), spécialement à propos de l’efficacité des décisions rendues en matière d’excès de pouvoir, appelaient le juge à créer des voies et moyens propres à l’exécution des décisions rendues. C’est en particulier le travail au sein du Palais-Royal de Guy Braibant (8), et celui de Jean Rivero, qui traduit une certaine ironie dans son Huron au Palais-Royal ou Réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir (9).
Mais l’élément déclencheur fut l’arrêt Canal (10), par lequel le Conseil d’État annulait une ordonnance du Président de la République prise sur le fondement d’une habilitation donnée par une loi référendaire. L’ordonnance ainsi annulée créait la Cour militaire de justice, pour laquelle une procédure spéciale et l’exclusion de toute voie de recours portaient atteinte aux principes généraux du droit pénal. Cinq jours après, un communiqué officiel publié à l’issu du Conseil des ministres estimait que le Conseil d’État « sortait [par cette décision] du domaine du contentieux administratif ». Un groupe d’étude était institué le 4 janvier 1963 par le ministre de la justice Jean Foyer, qui faisait plusieurs propositions reprises partiellement par quatre décrets du 30 juillet de cette même année. Parmi les réformes portées par ces décrets (11), était créée la Commission du rapport.
Cette création n’était peut-être que la reprise d’une idée ancienne. On lit ainsi, dans les Souvenirs de Tocqueville, à propos des travaux de la Commission de Constitution de 1848 :
« je remarquai en passant plusieurs opinions singulières. (…) Marrast voulu qu’on donnât au Conseil d’État une section chargée d’élaborer des idées nouvelles, c’eût été la section du progrès » (12).
Cette Commission fut donc chargée de l’exécution des décisions contentieuses de la juridiction administrative. Il avait été exclu de donner la possibilité au juge administratif de faire comme le juge italien alors, c’est-à-dire de se substituer à l’administration et de procéder lui-même à l’exécution d’office (13).
Plusieurs moyens d’exécution furent alors retenus, allant de la demande par l’administration de l’éclairer (14,15) sur les modalités d’exécution de la décision à la possibilité pour le requérant de saisir le président de la Commission des difficultés rencontrées (16,17). Certains de ces outils continuent à être utilisés aujourd’hui (18).
Pour répondre à une telle demande de mesures nécessaires à l’exécution, s’ouvre d’abord une phase administrative, durant laquelle le Conseil d’État joue un rôle de médiateur (19), pour reprendre les termes de l’ancien président de la SRE, Guy Braibant : lettre, coups de téléphone, convocation des responsables… tous ces moyens informels sont toujours employés pour que l’administration s’incline ou face diligence.
Pour s’assurer du respect des décisions, et dans le cadre de la création des astreintes et des injonctions respectivement par les lois du 16 juillet 1980 et du 8 février 1995, le pouvoir règlementaire créa, comme suite à cette phase administrative qui peut ne pas être couronnée de succès, une nouvelle phase qui revêt un caractère juridictionnel. Elle permet à la section du rapport et des études de renvoyer l’affaire devant la section du contentieux lorsque l’administration n’exécute pas malgré ses démarches administratives (20). Ce dispositif « à la française » est à notre connaissance unique, et ne se retrouve dans aucun autre pays. La succession de phases administrative et contentieuse combine, pour reprendre la terminologie romaine, l’auctoritas et la potestas, c’est-à-dire la contrainte presque morale, et le pouvoir coercitif assis sur le contrôle du juge de l’exécution.
I.2. L’essor de l’exécution avec le renforcement des pouvoirs du juge :
Cet essor se retrouve dans les chiffres. De 1963 à 1970, la Commission ne fut pas saisie de plus d’une vingtaines d’affaires par an (21) , tandis que c’était entre 100 et 350 dans les années 70 et 80, et en comprenant toutes celles devant les magistrats, 4600 en 2022 (22).
Sur le plan organisationnel, la Commission fut transformée par le décret du 26 août 1975 en Commission du rapport et des études, avant d’être érigée en section par celui du 24 janvier 1985. Cette dernière mesure marquait l’importance des fonctions qui y étaient attachées, et allait d’ailleurs avec la mission confiée par le vice-président cette même année 1985 de développer et de coordonner les relations internationales du Conseil.
Enfin, de nouveaux pouvoirs furent confiés au juge pour s’assurer de l’exécution des décisions de justice. La loi de 1980 (23) , dont j’ai parlé, ouvrait avec l’astreinte un côté curatif de l’inexécution. Mais il faut également noter le volet dissuasif : la possibilité même du prononcé d’astreinte incite l’administration à exécuter pleinement les décisions rendues.
La possibilité d’injonction fut également une avancée importante, souhaitée par le Conseil d’État lui-même. La loi de du 8 février 1995 (24) l’a consacrée, en même temps qu’elle transférait aux juridictions de fond le suivi de l’exécution de leurs décisions (25). L’injonction avait pu jusque-là paraitre pour beaucoup d’auteurs inutile car, selon la jolie formule de Prosper Weil dans sa thèse parue en 1952 Les conséquences de l'annulation d'un acte administratif pour excès de pouvoir, l’injonction « est incluse dans l'annulation comme le germe dans l'œuf » (26), c’est-à-dire qu’elle n'est rien d'autre que l'explicitation de la chose jugée.
Toutefois, si comme le soulignait Didier Chauvaux (27) , « le juge se borne [à travers l’injonction] à indiquer expressément à l'administration ce qu'elle devrait faire de toute manière, eu égard à l'autorité de la chose jugée », cette injonction facilite l’exécution de la chose jugée. Elle permet en effet de préciser les mesures devant être prises, en fixant un délai et en désignant l’administration responsable de l’exécution de mesures que sa décision implique.
II. Aujourd’hui, un arsenal complet pour assurer l’exécution de ses décisions
II.1. Un juge pragmatique qui se saisit de toutes ces possibilités
Comme l’écrivait Jean Rivero dans son Huron, il ne peut être question de « brandir la hache de guerre contre l’autorité qui la porte à la ceinture » . Toutefois, l’arsenal permettant l’exécution des décisions n’a cessé de s’accroitre. Les deux armes principales restent bien sûr, pour l’exécution, l’injonction et l’astreinte. Elles ont encore été aiguisées par la loi du 23 mars 2019 qui permet aux juridictions administratives de définir, d’office, les mesures d’exécution de leurs décisions, de fixer un délai d’exécution et de prononcer une astreinte contre les personnes morales en cause .
Le juge utilise les astreintes provisoires, c’est-à-dire celles dont il peut modifier le montant lors de la liquidation, et les astreintes définitives (30) qui rendent automatique la phase de liquidation, le juge ne pouvant modifier son taux sauf cas fortuit ou force majeure. Si l’astreinte définitive est en théorie un moyen de pression efficace, elle est cependant rarement utilisée en pratique, le juge souhaitant se laisser un maximum de souplesse (31).
Le juge a en outre précisé le mécanisme de la liquidation de l’astreinte pour qu’elle garde son efficacité contre l’État sans qu’elle n’enrichisse de manière indue les requérants. La loi permet en effet de décider qu’une fraction d’une astreinte liquidée ne sera pas versée au requérant, fraction qui est alors affectée à l’État (32) – cette possibilité n’étant bien sûr pas ouverte lorsque l’État est débiteur de l’astreinte dans cause. Le Conseil d’État a décidé que « Dans ce dernier cas, (…) la juridiction peut, (…) décider d’affecter cette fraction à une personne morale de droit public disposant d’une autonomie suffisante à l’égard de l’État et dont les missions sont en rapport avec l’objet du litige ou à une personne morale de droit privé, à but non lucratif, menant, conformément à ses statuts, des actions d’intérêt général également en lien avec cet objet (33) ».
Faisant application de cette possibilité dans le contentieux Association Les Amis de la Terre, relatif à la pollution atmosphérique, le Conseil d’État a réparti les 10 millions d’Euros auxquels l’État était condamné entre l’association requérante et des personnes morales comme l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME, pour 3,3 millions d'euros) et le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (CEREMA, pour 2,5 millions d’euros) (34) .
Preuve paradoxale de l’efficacité des outils comminatoires à la disposition du juge administratif, il est relativement rare que les astreintes prononcées soient liquidées. En 2021, 145 astreintes ont été prononcées par les tribunaux administratifs, 26 par les cours administratives d’appel et 3 par le Conseil d’État (35) . Seules 31 astreintes ont été liquidées.
Le droit administratif prévoit, enfin, d’autres instruments pour garantir l’exécution forcée des décisions de justice administrative, qu’il faut mentionner ici.
Il existe ainsi, pour le paiement des condamnations pécuniaires prononcées par des décisions de justice, une procédure de « mandatement d’office » (36) , qui impose au comptable assignataire de la dépense de payer au seul vu de la décision de justice.
En outre, le code des juridictions financières (37) prévoit deux dispositifs en vertu desquels la Cour des comptes peut prononcer des amendes contre des personnes dont les agissements ont conduit à l’inexécution ou l’exécution tardive d’une décision de justice. Ils étaient jusqu’ici rarement employés (38) , mais la Cour des comptes nous présentera aujourd’hui ce qu’il en est de l’utilisation de ces outils.
Enfin, forme non contraignante, chaque chef de tribunaux et de cours administratives d’appel doit rendre compte annuellement au président de la Section du rapport et des études du Conseil d’État des difficultés d’exécution (39). Ce dernier, à son tour, signale ces difficultés – et ce, depuis 1975, publiquement dans son rapport annuel. Cette publicité du non-respect des décisions de justice administrative est de nature à encourager l’exécution.
II.2. Cet arsenal oblige le juge à être plus attentif encore à l’effet utile de ses décisions
Bien loin des décisions platoniques que pouvait dénoncer la doctrine, ces nouveaux pouvoirs obligent le juge à toujours s’interroger sur les conséquences pratiques de ses décisions, dans une vision pragmatique de son office.
Il a ainsi de plus en plus fait l’économie de l’annulation d’actes administratifs tout en les purgeant de certains vices. Ce mouvement n’est pas défavorable au justiciable, car il lui évite la frustration d’une annulation suivie de la prise d’une décision identique, purgée du vice dont elle était initialement entachée mais qui en général ne le satisfera pas davantage.
Dans cette veine jurisprudentielle, il n’y a qu’à citer la jurisprudence Danthony (40) , la possibilité de neutraliser un motif illégal (41) ou de lui substituer un motif fondé en droit (42) ou en acceptant de substituer d’office la base légale pertinente à celle, erronée, initialement retenue par l’administration (43), à condition toutefois que le justiciable ne soit alors privé d’aucune garantie. Les possibilités de régularisation, ouvertes d’abord par le droit de l’urbanisme (44), suivent la même logique (45). Enfin, le juge administratif a accepté de moduler dans le temps les effets d’une annulation contentieuse dans un souci de sécurité juridique (46) , marquant là encore sa volonté, dans le cadre d’une pesée entre les motifs d’une annulation et ses conséquences, de ne pas déstabiliser l’action administrative tout en préservant la défense de la légalité et l’efficacité de l’annulation pour excès de pouvoir.
III. Les nouveaux défis :
III.1 Le juge contrôle l’administration sans se faire administrateur
Un des défis est l’accroissement des recours, demandant au juge d’enjoindre l’administration à l’adoption des mesures, avec le risque d’un juge qui se substituerait à l’administration dans le choix de la politique menée.
A cet égard, particulièrement significative est l’émergence ces dernières années de ce que la doctrine a désigné comme les « REP-injonction » (47). Ces recours ont principalement pour objet, par le biais de l’injonction, d’obliger l’administration à agir ou à adopter des mesures règlementaires ou d’organisation pour faire respecter la loi ou des principes constitutionnels ou conventionnels. Leur développement tient d’une part à des stratégies contentieuses, d’autre part à l’évolution de notre cadre normatif qui crée des obligations de plus en plus larges pour l’administration. Ainsi, dans l’arrêt Commune de Grande-Synthe (48), la précision avec laquelle le législateur puis le pouvoir réglementaire lui-même ont fixé les objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre pour la mise en œuvre de l’accord de Paris a conduit le juge à prononcer des injonctions fermes afin que le Gouvernement prenne des mesures propres à atteindre ces objectifs.
Pour autant, le juge a rappelé qu’« en toute hypothèse, il ne lui appartient pas, dans le cadre de [son] office, de se substituer aux pouvoirs publics pour déterminer une politique publique ou de leur enjoindre de le faire » lorsque celle-ci n’est pas déjà définie, par exemple par la loi, comme c’était le cas pour les objectifs de réduction des émissions de carbone dans l’affaire Commune de Grande-Synthe. C’est ce que le Conseil d’État a souligné dans deux arrêts d’assemblée rendus le 11 octobre dernier (49), en encadrant clairement le régime contentieux de ces « REP-injonction » et la manière dont le juge doit apprécier les conclusions au regard de la portée de l’obligation en cause, alignant d’ailleurs ce régime et celui des actions de groupe visant à la cessation d’un manquement (50). Cette limite à l’office du juge du fond permet de ne pas mettre le juge de l’exécution dans une situation qui le conduirait à apprécier les efforts de l’administration pour déterminer une politique publique sans norme objective pour ce faire, comme le sont les objectifs chiffrés en matière environnementale qui permettent un contrôle au regard d’une politique publique qui a été définie par le législateur et le pouvoir règlementaire.
Cette volonté de ne pas empiéter sur le champ de l’administration, mais seulement de vérifier que le droit est respecté par la politique publique déjà définie, rejoint au demeurant l’esprit des limites traditionnelles que s’impose le juge.
L’administration a, depuis longtemps, la possibilité de saisir le juge des référés pour lui demander, au vu d'un ou plusieurs éléments nouveaux, de modifier les mesures qu'il avait ordonnées ou d’y mettre fin (51) . Surtout, au terme de la jurisprudence « Couitéas » (52), le juge estime que l'autorité administrative peut refuser de prêter le concours de la force publique à l'exécution forcée d'une décision de justice si cette exécution générerait un trouble à l’ordre public (53) trop important – comme en l’espèce pour l’expulsion de centaines de personnes d’un terrain occupé illégalement par celles-ci. Le bénéficiaire de la décision non appliquée est bien sûr indemnisé. La possibilité de faire valoir des mesures équivalentes à celles ordonnées en référé (54) – ou au fond lorsque le juge a indiqué certains domaines sur lesquels l’administration pouvait utilement agir (55) – afin de valider l’exécution de la chose jugée, rejoint le même impératif de pragmatisme et rappelle que le juge n’est pas administrateur.
III.2. Un juge pragmatique
Raymond Aron raconte dans Le Spectateur engagé que, critiquant un ministre pour la politique qu’il menait, celui-ci lui avait répondu : « Que feriez-vous si vous étiez à ma place ?». Cette phrase, en le confrontant à ce qu’il était possible et pas seulement souhaitable de faire, changea son appréciation des choses et teinta de science politique les appréciations qu’il émit le reste de sa carrière (56) .
De manière similaire, le juge, par le renforcement de ses pouvoirs pour l’exécution de la chose jugée, est obligé de s’interroger sur ce que l’administration aurait dû faire, et devra faire au regard de sa décision. Cette approche est profondément ancrée dans l’ordre administratif, le juge administratif devant connaitre l’administration, notamment grâce aux mobilités qu’il y effectue au cours de sa carrière.
C’est encore cette prise en compte concrète de l’impact de ses décisions qui a conduit le juge à développer ces dernières années le contrôle dynamique de la légalité. Cette « approche fonctionnelle du recours pour excès de pouvoir » (57) simplifie le régime contentieux en permettant par exemple, au lieu d’annuler un refus d’abroger (58), d’abroger directement l’acte en cause (59). Le juge accepte même l’abrogation directe d’un acte règlementaire au regard d’un changement de circonstances de droit ou de fait postérieur à son édiction (60) , plutôt que de contraindre le requérant à demander l’abrogation d’un acte devenu illégal avant d’attaquer le refus opposé à cette demande.
Cette prise en compte des possibilités d’injonction dès le contrôle de la légalité se retrouve enfin dans l’obligation pour le juge du fond d’accueillir les moyens fondés propres à répondre favorablement aux conclusions à fin d’injonction (61).
Ces récents développements pourront faire l’objet d’analyses qui, mises dans la perspective historique ouverte aujourd’hui, sera je le sais très fertile.
***
Mesdames et Messieurs, le temps est loin où le doyen Rivero pouvait souligner avec ironie les limites du contentieux administratif au regard de ses effets concrets sur la situation des justiciables. A côté des procédures de référé (62) qui permettent le prononcé d’une décision provisoire, rapide et efficace, l’exécution permet de rendre aussi utiles que possible les recours portés devant le juge administratif.
C’est parfois le vertige inverse qui peut saisir le juge : face à la multiplication des contentieux, aux demandes toujours plus pressantes de certains requérants, et avec la pleine palette de pouvoirs dont il dispose, il doit veiller d’une part à ne pas empiéter sur les prérogatives de l’exécutif et du Parlement qui seuls peuvent définir les politiques publiques et, d’autre part, à toujours bien mesurer l’effet de ses décisions. Plus que jamais, la spécificité du juge administratif doit être défendue : il connait l’administration pour ne pas s’en laisser conter mais également pour comprendre les limites qui sont les siennes.
Pour achever ce propos, je souhaite remercier tous ceux qui ont participé à l’organisation du colloque :
- au sein du Comité d’histoire du Conseil d’État et de la juridiction administrative ;
- à la délégation à l’exécution de la section du rapport et des études,
- mais également les intervenants qui présenteront les évolutions et les interrogations qui demeurent autour de l’exécution des décisions de la justice administrative.
En particulier, les comparaisons internationales, que permettront les intervenants d’autres juridictions européennes qui nous ont fait le plaisir et l’honneur d’être avec nous ce matin, seront extrêmement vivifiantes. Je remercie chaleureusement et amicalement la présidente du Conseil d’État de Belgique, le président de la Cour administrative du Luxembourg, les membres des Conseils d’État de Belgique et d’Italie et de la Cour administrative fédérale d’Allemagne d’avoir accepté d’être avec nous pour ce colloque. Je suis certain qu’il sera très riche.
Et maintenant, avant de se pencher plus en avant sur les origines des procédures d'exécution avec Pascale Gonod, professeure de droit public à Paris I et Gilles Bardou, conseiller d'état honoraire et ancien rapporteur général adjoint de la SRE, je vous invite à vous plonger de manière un peu nostalgique dans l'ambiance des années 1980, avec un extrait d'un film tourné au Conseil d’État en 1986 et qui parle notamment de l'exécution...
1. Texte écrit en collaboration avec Jean-Baptiste Desprez, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
2. Cons. const., 6 mars 2015, n° 2014-455 QPC, point 3.
3. Décision qui qui, bien que revêtant un caractère provisoire, n’en est pas moins exécutoire et obligatoire CE, Section, 5 novembre 2003, Association "Convention vie et nature pour une écologie radicale" et Association pour la protection des animaux sauvages, nos 259339 259706 259751, Rec. p. 444.
4. Voir CE, 15 juillet 1955, Renteux, Rec. P.446 ; ou CE, 16 novembre 1960, Peyrat, Rec. p. 625
5. Dans une décision CE Sect., 27 janvier 1933, Le Loir, Rec. 136, le Conseil d’État refuse d’adresser une injonction à quiconque (personne publique ou privée). Cette jurisprudence est confirmée s’agissant des personnes publiques (CE, 4 février 1976, Elissonde, Rec. 1069). En revanche, s’agissant des personnes privées, le juge administratif se reconnaît assez rapidement le droit de leur adresser des injonctions (CE Sect., 13 juillet 1956, Office public d’HLM du département de la Seine, Rec. 338 ; CE Ass., 26 février 1965, Société du Vélodrome du Parc des princes, Rec. 133).
6. CE, 17 avril 1963, Faderne, Rec. p. 224.
7. Voir Drago, Roland, Autour de la réforme du Conseil d’État, AJDA, 1963, p. 524-536
8. G. Braibant, Remarques sur l’efficacité des annulations pour excès de pouvoir, CE et Doc. 1961, p.53 et suivantes.
9. J. Rivero, « Le Huron au Palais-Royal ou réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir », Recueil Dalloz, 1962. Chron. 37.
10. Conseil d'État, 19 octobre 1962, Canal, Robin et Godot
11. Décret n°63-766 portant règlement d’administration publique pour l’application de l’ordonnance du 31 juillet 1945 et relatif à l’organisation et au fonctionnement du Conseil d’Etat ; Décret n°63-767 relatif au statut des membres du Conseil d’État ; décret n°63-769 modifiant le décret du 28 novembre 1953 portant règlement d’administration publique pour l’application du décret du 30 septembre 1953 sur la réforme du contentieux administratif.
12. Cité par Guy Braibant, Les Nouvelles Fonctions du Conseil d’État, La Revue administrative, 1987, p. 415-420
13. Voir Drago, Roland, Autour de la réforme du Conseil d’Etat, AJDA, 1936, p. 535
14. Article 58 du décret n°63-766 du 30 juillet 1963 portant règlement d'administration publique pour l'application de l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945 et relatif à l'organisation et au fonctionnement du Conseil d’État
15. Repris à l’actuel R. 931-1 du CJA
16. R 931-2 du CJA
17. Enfin, le vice-président ou le président de la section du contentieux pouvaient inviter le président de la Commission du rapport à « appeler l’attention de l’administration sur les suites à donner à une décision » - cette possibilité ayant légèrement évolué depuis, et ce rôle revenant au président de la section du rapport et des études (Voir la première phrase de l’article R. 931-6 du CJA : « Le président de la section du rapport et des études peut, même s'il n'est pas saisi en application de l'article R. 931-2, demander aux personnes morales mentionnées à l'article L. 911-5 de justifier de l'exécution d'une décision du Conseil d’État »)
18. Si la procédure d'éclaircissement existe toujours, la procédure d'aide à l'exécution fut supprimée en 2017 au profit du mécanisme suivant le diptyque "phase administrative"/"phase juridictionnelle".
19. Braibant, Guy, Les Nouvelles Fonctions du Conseil d’État, La Revue administrative, 1987, p. 419
20. Voir l’article R. 931-4 du CJA
21. Voir Baecque, Francis de, La Commission du rapport et des études, Études et documents du Conseil d’État, 1982-1983, n°34, p.121-129.
22. Le nombre de demandes d’exécution, rapporté au nombre d’affaires jugées par les tribunaux administratifs, les cours administratives d’appel et le Conseil d’État, augmente faiblement mais régulièrement depuis une dizaine d’années (en 2012 : 2 159 demandes, à comparer aux 236 482 affaires rendues, soit un ratio de 0,91 % ; en 2018 : 3581 demandes pour 252 055 affaires jugées, soit un ratio de 1,42 % ; en 2022 : 4 600 demandes d’exécution pour 274 150 décisions rendues, soit un ratio de 1,68 %). Voir les rapports annuels du Conseil d’État pour les années en cause.
23. Loi n° 80-539 du 16 juillet 1980 relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l'exécution des jugements par les personnes morales de droit public.
24. Loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative.
25. Par la modification des articles L. 8-2 et L. 8-4 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, cette loi transféra aux tribunaux administratifs, pour leurs jugements définitifs, et aux cours administratives d’appel créées entre temps, pour les jugements frappés d’appels et pour leurs arrêts, la compétence pour connaître des demandes d’exécution.
26. Prosper Weil, Les conséquences de l'annulation d'un acte administratif pour excès de pouvoir, p.60, 1952
27. Conclusions sur CE, sect., 22 févr. 2002, n° 224496, Dieng, Lebon ; AJDA 2002. 415 , chron. M. Guyomar et P. Collin ; RFDA 2002. 1080, concl. D. Chauvaux.
28. J. Rivero, préc.
29. L. 911-5 du CJA
30. Voir l’article L. 911-6 et L. 911-7 du CJA
31. V. toutefois : CAA Bordeaux, 7 juillet 2022, Association la Demeure historique, inédite, s’agissant de travaux de démolition impliqués par l’annulation d’une déclaration d’utilité publique.
32. L. 911-8 du CJA
33. CE, 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre, n°428409
34. Voir : CE 12 juill. 2017, n° 394254, Association Les Amis de la Terre ; CE, ass., 10 juill. 2020, n° 428409, Association Les amis de la terre France ; CE, 4 août 2021, Association Les amis de la Terre France et autres et CE, 17 octobre 2022, Association Les amis de la Terre France et autres
35. Rapport annuel du Conseil d’Etat 2021, pages 161 et suiv.
36. Procédure prévue à l’article L. 911-9 du CJA, applicable à l’encontre de l’État, des collectivités territoriales et des établissements publics (à l’exclusion des autres personnes publiques)
37. Voir l’article L. 131-14 (anciennement articles L. 313-7 et L. 313-12 du même code).
38. Voir pour le cas où une personne fait obstacle à l’exécution ou l’exécution diligente : CDBF 20 déc. 2001, M. J. c/ Région Guadeloupe: JO 29 janv. 2002; AJDA 2003. 1224; Rev. Trésor 2004. 41 (condamnant la présidente du Conseil régional de Guadeloupe à une amende de 4573,47 € en raison d'une astreinte prononcée et liquidée, suite à l'inexécution d'une décision juridictionnelle ayant annulé une décision de licenciement d'un agent de la Région) et pour la méconnaissance de la loi no 80-539 du 16 juillet 1980, l’amende contre un directeur général d’un établissement public, avec finalement une relaxe par la Cour. Voir CDBF 11 févr. 1998: Lebon 650; Rev. Trésor 1999. 202.
39. Article R. 921-8 du CJA
40. CE Sect., 23 décembre 2011, Danthony et autres, n° 335477, Rec. 653
41. CE Ass., 12 janvier 1968, Ministre de l’économie et des finances c. Dame Perrot, Rec. 39.
42. CE Sect., 6 février 2004, Hallal, Rec. 48.
43. CE Sect., 3 décembre 2003, Préfet de la Seine Maritime c. M. El Bahi, Rec. 480
44. Et étendues au droit de l’environnement article L. 181-18 c. envir pour les autorisations environnementales
45. Voir les articles L. 600-5-1 et suivants du code de l’urbanisme et 2° du I de l’article L. 181-18 du code de l’environnement, ou CE, 21 juillet 2022, Commune de Grabels, n° 437634, Rec. p. 228 pour la possibilité de régularisation d’une déclaration d’utilité publique, hypothèse ouverte par voie prétorienne dans le silence de la loi
46. CE Ass., 11 mai 2004, Association AC ! et autres, Rec. 197.
47. Alix Perrin, Le REP-injonction, AJDA 2023 p.596
48. CE, Ass., 19 novembre 2020 Commune de Grande-Synthe et autres, puis CE, 1er juillet 2021, Commune de Grande-Synthe et autres, puis CE, 10 mai 2023, Commune de Grande-Synthe et autres
49. CE, Ass. 11 octobre 2023, Ligue des droits de l’homme, Syndicat de la magistrature et autres, nos467771 et 467781 ; et CE, Ass. 11 octobre 2023, Amnesty international France et autres, n°454836
50. Action de groupe prévue à l’article L. 77-10-1 du code de justice administrative.
51. Article L. 521-4 du CJA. Voir, par exemple, CE, ord. réf., 12 mars 2019, OFFI, nos 428031 428294, inédite ; CE, ord. réf., 2 octobre 2020, M. B…, n° 444801, inédite.
52. CE 30 nov. 1923, Couitéas, p.789
53. Au sens large : des considérations liées à la vie privée (situation médicale de la personne visée par un arrêté d'expulsion : CE 23 avr. 2008, Barbuto, no 309685,) ou familiale (présence d'enfants en bas âge dans le foyer expulsé, CE 17 juill. 2003, Sté de réalisation et de rénovation immobilière no 258508) pouvant être prises en comptes.
54. CE, 27-03-2023, Section française de l'Observatoire international des prisons, n° 452354
55. Possibilité posée par les deux arrêts d’assemblée du contentieux du 11 octobre 2023, précédemment cités
56. Raymond Aron, Le Spectateur engagé
57. Conclusions de Sophie Roussel sur CE 19 nov. 2021, n° 437141, Associations ELENA
58. Avec une éventuelle injonction à procéder à pareille abrogation
59. CE, ass., 19 juill. 2019, n° 424216, Association des Américains accidentels
60. CE 19 nov. 2021, n° 437141, Associations ELENA
61. CE 21 déc. 2018, req. n° 409678, Société Eden. Cette obligation ne s’applique toutefois pas au recours en cassation. Le juge de cassation se fonde sur le moyen qui lui parait le plus approprié (CE, 15 mars 2023, H. J., n° 452953)
62. Voir en particulier les articles art. L. 521-1 et suivants du CJA