Répartition des compétences juridictionnelles et protection des libertés fondamentales. Intervention de Bernard Stirn, président de section au Conseil d'État.
Sans doute les raisons premières de la création de la juridiction administrative ne découlent-elles pas du souci de protéger les libertés des citoyens. Mais très vite, par ce « miracle » que le professeur Prosper Weil évoquait, le Conseil d’Etat et la juridiction administrative ont joué en ce domaine un rôle éminent, au travers de leur contrôle des décisions administratives qui limitent, encadrent ou restreignent les droits et libertés. « Le recours pour excès de pouvoir est l’arme la plus efficace, la plus économique et la plus pratique qui existe au monde pour défendre les libertés » écrivait Gaston Jèze en 1929. L’affirmation et la large reconnaissance du droit au recours, l’intensité de son contrôle ont fait de la juridiction administrative le garant des libertés au regard des interventions de l’administration.
Bien sûr le juge administratif n’a en ce domaine aucun monopole. Une place particulière revient au juge judiciaire. La théorie de la voie de fait a été élaborée pour la protéger, en cas d’atteinte à la liberté individuelle qui n’est susceptible de se rattacher à l’exercice normal d’aucun des pouvoirs de l’administration. L’article 66 de la Constitution rappelle que l’autorité judiciaire est garante de la liberté individuelle. Depuis sa décision du 16 juillet 1971, le Conseil constitutionnel veille au respect des libertés et la question prioritaire de constitutionnalité le conforte dans le rôle de protecteur des droits et libertés garantis par la Constitution. Les juridictions européennes, Cour européenne des droits de l’homme et Cour de justice de l’Union européenne, contribuent, dans l’espace qui est le leur, à la protection effective des libertés.
Des problèmes de frontière découlent nécessairement de la multiplicité des interventions de ces différentes juridictions. Le Conseil d’Etat les aborde avec le souci d’exercer pleinement le rôle qui est le sien, tout en reconnaissant parfaitement les compétences des autres juridictions. Il est vrai que de nouvelles procédures et de nouvelles questions sont venues élargir son office traditionnel. Le Conseil d’Etat y répond dans le même esprit, qui consiste à remplir sa mission sans déborder de son champ naturel d’intervention. Aussi sa jurisprudence s’analyse-t-elle comme cherchant à s’acquitter des responsabilités qui lui reviennent à l’intérieur du domaine qui est le sien. Elle s’illustre dans sa fidélité aux principes traditionnels comme dans les réponses qu’il donne à de nouveaux défis.
I/ La fidélité aux principes traditionnels.
Des recours largement ouverts, un contrôle approfondi des décisions de l’administration caractérisent de longue date les interventions du juge administratif au regard des droits et libertés.
L’ouverture du prétoire, qui permet de contester devant le juge les décisions de l’administration, est le premier instrument de défense des libertés. L’arrêt ministre de l’agriculture c/ dame Lamotte du 17 février 1950 l’illustre de manière marquante, en rappelant que le recours pour excès de pouvoir est ouvert, même sans texte, contre tout acte administratif, afin « d’assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité ».
La jurisprudence a même élargi le droit au recours, en réduisant le champ des mesures d’ordre intérieur. Les mesures d’exclusion des élèves des établissements scolaires (2 novembre 1992, Kherouaa), les punitions infligées aux militaires et les sanctions prises à l’égard des détenus (17 février 1995, Hardouin et Marie) sont désormais susceptibles de recours. Par des décisions du 14 décembre 2007, Garde des sceaux c/ Boussouar, Planchenault et Payet, la jurisprudence est allée plus loin à l’égard des détenus, en jugeant qu’ils sont recevables à attaquer toutes les mesures qui modifient de manière significative leurs conditions de détention ou affectent leurs droits et libertés fondamentaux. Des questions comme le régime de détention ou les fouilles corporelles se trouvent ainsi susceptibles de discussion devant le juge administratif.
Outre le recours pour excès de pouvoir, le droit au recours inclut le droit de contester, au moins en cassation, toute décision juridictionnelle. Affirmé dès l’arrêt d’Aillières, du 7 février 1947, le principe du recours en cassation est le fondement de l’arrêt Canal, du 19 octobre 1962, par lequel le Conseil d’Etat a annulé l’ordonnance du Président de la République, créant une Cour militaire de justice, dont les décisions ne pouvaient pas faire l’objet d’un pourvoi devant la Cour de cassation. Il explique aussi que le Conseil d’Etat soit compétent pour connaître en cassation des décisions disciplinaires prises par le Conseil supérieur de la magistrature à l’égard des magistrats du siège (12 juillet 1969, l’Etang) tandis que le refus de ce Conseil de donner un avis conforme à la nomination d’un magistrat du siège peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (29 octobre 2013, Vidon).
Largement ouvert, le recours donne lieu à un contrôle approfondi. En matière de libertés, le juge administratif exerce de longue date un strict contrôle de proportionnalité. Dans ses conclusions sur l’arrêt Baldy du 10 août 1917, le commissaire du gouvernement Corneille déclarait déjà que « la liberté est la règle, la restriction de police l’exception ». A partir de l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933, rendu à propos de l’interdiction d’une réunion publique, le contrôle des mesures de police administrative est défini en s’inspirant de cette formule. Toute restriction aux libertés doit être justifiée par les impératifs de l’ordre public. Une mesure de police n’est légale que si elle est nécessaire. Adoptant le triple test de proportionnalité que le Conseil constitutionnel met en oeuvre à l’égard des lois qui limitent les libertés, le Conseil d’Etat juge que les mesures de police doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées (26 octobre 2011, Association pour la promotion de l’image). Il censure dans cette décision certaines exigences excessives imposées par un décret relatif au passeport biométrique.
Cette jurisprudence traditionnelle a permis un contrôle effectif des mesures de police prises dans le cadre de l’état d’urgence, mis en vigueur au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, puis prorogé à six reprises par le Parlement, durant près de deux ans, jusqu’au 1er novembre 2017.
Restrictives mais non privatives de liberté, les mesures prises au titre de l’état d’urgence relèvent du juge administratif, qui exerce sur elles un strict contrôle de proportionnalité. Un véritable droit jurisprudentiel de l’état d’urgence, en ce qui concerne, en particulier, les assignations à résidence, et les perquisitions administratives.
7 QPC transmises au Conseil constitutionnel par le juge des référés du Conseil d’Etat ont en outre permis de préciser le cadre constitutionnel de l’état d’urgence. Dans ses décisions, le Conseil constitutionnel a souligné l’importance, dans la conciliation des nécessités de la lutte contre le terrorisme avec les principes de l’état de droit, du contrôle du juge administratif, spécialement en référé.
La sortie de l’état d’urgence s’est accompagnée de l’adoption de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Conformément à l’avis donné par le Conseil d’Etat sur le projet de loi, les visites domiciliaires sont subordonnées à l’autorisation préalable d’un magistrat du siège du tribunal de grande instance de Paris. Les autres mesures de police administrative, en particulier les mesures individuelles de contrôle administratif, les définitions des périmètres de protection et les fermetures de lieux de culte relèvent de la juridiction administrative. Deux QPC portant sur cette loi ont été transmises au Conseil constitutionnel par le juge des référés du Conseil d’Etat. Elles ont donné lieu à des décisions du 16 février et du 29 mars 2018, qui, dans le prolongement de la jurisprudence relative à l’état d’urgence, précisent le cadre dans lequel le juge administratif assure, notamment en référé, un contrôle effectif Tout en jugeant la loi pour l’essentiel conforme à la Constitution, le Conseil constitutionnel l’a censurée partiellement en raison de quelques insuffisances dans le dispositif retenu pour assurer la pleine effectivité du contrôle du juge des référés.
En même temps qu’ils appliquent les principes traditionnels, le Conseil d’Etat et la juridiction administrative ont à répondre à de nouveaux défis.
2/ La réponse à de nouveaux défis
Les questions nouvelles, auxquelles le juge administratif a cherché à répondre pour mieux remplir son office, dans le champ des compétences qui sont les siennes, ont porté tant sur les adaptations de la procédure que sur des sujets qui inédits témoignent de préoccupations liées aux évolutions de la société.
En matière de procédure, les exigences de l’urgence ont conduit à d’importantes évolutions. Du fait des insuffisances de la procédure de sursis à exécution, le juge administratif avait, en effet, du mal à satisfaire aux nécessités de l’urgence. Lorsqu’une liberté fondamentale était en cause, la tentation était alors forte de recourir à la voie de fait, au-delà même de son champ d’application normal. La décision du Tribunal des conflits du 12 mai 1997, préfet de police, rendue pour la dernière fois avec le départage du garde des Sceaux auquel la loi du 16 février 2015 a mis fin, était révélatrice de telles invocations excessives de la voie de fait. Les débats suscités par cette décision ont aussi accéléré l’adoption de la loi du 30 juin 2000, qui, inspirée par le référé civil, a doté la juridiction administrative de procédures d’urgence efficaces. Un juge unique, une instruction largement orale, des délais brefs caractérisent les nouvelles procédures de référé, en particulier le référé suspension et le référé liberté.
En cas d’urgence, le juge du référé suspension peut suspendre une décision administrative s’il éprouve un doute sérieux sur sa légalité. Le juge du référé liberté peut enjoindre à l’administration toute mesure nécessaire à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une atteinte grave et manifestement illégale aurait été portée. L’effectivité du juge administratif se trouve grandement accrue par ces procédures, qui sont largement utilisées. Le juge du référé liberté peut même intervenir, en cas de voie de fait, pour faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ou au droit de propriété (23 janvier 2013, commune de Chirongui).
Pour prendre un exemple, une ordonnance du 19 août 2002, Front national, du juge des référés du Conseil d’Etat a rappelé que les partis politiques légalement constitués ont le droit de tenir des réunions publiques et que seules des nécessités d’ordre public peuvent en restreindre l’exercice. En l’absence de telles nécessités, elle a enjoint au maire d’Annecy de ne pas faire obstacle à ce que l’université d’été de ce parti se déroule dans la commune. Si, au plan jurisprudentiel, elle n’ajoute rien aux principes issus de l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933, elle montre l’intérêt du référé pour la protection effective des libertés : alors que l’arrêt Benjamin était intervenu plusieurs années après l’interdiction de la conférence de René Benjamin par le maire de Nevers, l’ordonnance du 19 août 2002 a permis à l’université d’été du Front national de se tenir à Annecy dans les jours qui ont suivi.
A l’innovation majeure que les procédures de référé ont apportée s’est ajoutée la réduction des délais de jugement, désormais inférieurs à un an en moyenne devant les tribunaux administratifs, les cours administratives d’appel et le Conseil d’Etat.
Sur le plan des procédures également, l’introduction par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 de la question prioritaire de constitutionnalité a confié au juge administratif, comme au juge judiciaire, de nouvelles missions pour veiller aux droits et libertés garantis par la Constitution, en vue d’une saisine du Conseil constitutionnel lorsque des dispositions législatives soulèvent à cet égard des questions nouvelles ou sérieuses.
Sur le fond, des questions nouvelles auxquelles la société est confrontée ont conduit le juge administratif à intervenir dans de nouveaux débats.
Pour lutter plus efficacement contre le terrorisme, la loi du 24 juillet 2015 a, pour la première fois, défini et encadré l’activité des services de renseignement. Afin d’assurer un contrôle juridictionnel effectif, la loi a fait le choix d’une compétence du Conseil d’Etat en premier et dernier ressort, s’exerçant au travers d’une formation spécialisée, qui se prononce selon une procédure contradictoire asymétrique. Toutes les informations, même couvertes par le secret défense, sont communiquées à la formation spécialisée, qui dispose ainsi de tous les éléments pour statuer en pleine connaissance de cause mais qui ne soumet bien sûr au contradictoire que des pièces qui échappent au secret défense.
Bien des contentieux nouveaux touchent à de délicates questions de vie personnelle comme de vie en société. Quelques exemples sont à cet égard caractéristiques.
En matière de vie personnelle, le juge administratif a eu à se prononcer sur de délicates questions de fin de vie à l’hôpital (décisions du 14 février et du 24 juin 2014 dans la douloureuse affaire Vincent Lambert) ou d’insémination post mortem (31 mai 2016, Mme Gonzalez Gomez). Il a saisi la Cour de justice de l’Union européenne pour que le cadre du droit au déréférencement des données personnelles sur internet soit précisé (24 février 2017, Mme Chupin et autres).
Au regard de la liberté d’expression, les spectacles de Dieudonné ont permis de préciser les limites qui s’imposent. Parce qu’il portait, en raison des propos racistes et antisémites qu’il diffusait, atteinte à la dignité de la personne humaine, un spectacle a pu légalement être interdit (9 janvier 2014, ministre de l’intérieur c/ société les productions de la plume et Dieudonné M’Bala M’Bala). En revanche, l’interdiction d’un spectacle ultérieur du même interprète, qui ne comportait plus de tels propos, porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression (6 février 2015, commune de Cournon d’Auvergne).
Reconnu comme une composante de l’ordre public (27 octobre 1995, commune de Morsang sur Orge), le respect de la dignité de la personne humaine a inspiré les décisions par lesquelles le juge des référés a ordonné des mesures d’urgence, susceptibles d’être mises en œuvre à bref délai, et destinées à dératiser une prison (22 décembre 2012, section française de l’Observatoire international des prisons) ou permettant d’assurer un minimum d’hygiène dans les camps d’accueil des migrants (31 juillet 2017, ville de Calais).
Le juge administratif a rendu d’importants arbitrages qui précisent la portée du principe de laïcité et les conditions dans lesquelles des signes religieux peuvent être présents dans l’espace public. Le Conseil d’Etat s’est ainsi prononcé sur le port de signes religieux à l’école (22 novembre 1992, Kherouaa et 5 décembre 2007, M. et Mme Ghazal). Il a précisé les conditions de financement de lieux cultuels par les collectivités publiques (19 juillet 2011, commune de Trélazé, Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône, Communauté urbaine du Mans, Mme Vayssière). Il a tranché les débats soulevés par le burkini (26 août 2016, Ligue des droits de l’homme et autres) et par l’installation de crèches de Noël dans les bâtiments publics et dans l’espace public (9 novembre 2016, commune de Melun et Fédération de la libre pensée de la Vendée).
Nul doute donc que, dans le domaine de compétence qui est le sien, le juge administratif joue pleinement son rôle de garant des libertés. Chaque jour le constat fait il y a plus de trente ans par le professeur René Chapus se vérifie davantage : « Le droit administratif évolue aujourd’hui plus nettement qu’hier vers un droit des libertés publiques. Cependant que la juridiction administrative tend à répondre à la façon dont elle est communément conçue : une juridiction des droits de l’homme ».