[Éclairage] Une nouvelle gouvernance locale pour l’emploi : le décret n° 2024-560 du 18 juin 2024 relatif aux comités territoriaux pour l'emploi.

Fiche d'analyse
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Éclairage de Sara-Lou GERBER, maîtresse des requêtes, rapporteure à la section sociale et à la 5ème chambre de la section du contentieux

La loi n° 2023 1196 du 18 décembre 2023 pour le plein emploi, connue avant tout pour la métamorphose de Pôle Emploi en France Travail, ne s’est pas limitée à cette évolution institutionnelle du principal opérateur de l’emploi. Elle a également entendu renforcer l’efficacité de l’accompagnement des demandeurs d’emploi en améliorant la coopération entre les nombreux acteurs intervenant au service de cette politique par nature partenariale.

Pour cela, elle a institué un « Réseau pour l’emploi » destiné à rassembler les principaux acteurs des politiques de l’emploi, de la formation professionnelle et de l’insertion (État, collectivités territoriales, France Travail et les opérateurs spécialisés de placement tels que les missions locales et Cap emploi, structures d’insertion par l’activité économique, entreprises d’intérim…).

Afin d’assurer la coordination de ce réseau et la concertation en son sein, la loi a créé un comité national pour l’emploi, installé le 11 avril 2024. Ce comité aura notamment pour rôle de construire le « patrimoine commun » du réseau pour l’emploi (procédures et critères communs d’orientation des demandeurs d’emploi vers leur organisme de placement référent, socle commun de services, outils numériques interopérables, indicateurs de pilotage communs, etc.), dans le sillage des propositions formulées par Thibaut Guilluy dans son rapport de préfiguration de France Travail.

Mais, mettant de côté ces enjeux nationaux, c’est à la gouvernance locale du réseau pour l’emploi que s’intéresse la présente « Notice de la section sociale », en se penchant sur le décret du 18 juin 2024 qui a structuré, en miroir de ce comité national, les instances territoriales du réseau.

L’objet du décret : structurer la gouvernance territoriale du réseau pour l’emploi

L’article L. 5311-10 du code du travail, issu de la loi pour le plein emploi, qui constitue la base légale du décret du 18 juin 2024, prévoit en effet l’instauration de comités territoriaux, auxquels sont confiées quatre missions : piloter la déclinaison locale des orientations stratégiques définies par le Comité national, veiller à la mise en œuvre des actions et procédures du « patrimoine commun », participer au suivi de l’exécution des conventions État/région sur la formation des demandeurs d’emploi ou de toute convention conclue entre l’État et les départements dans le champ des missions du réseau pour l’emploi et enfin réunir des conférences de financeurs pour l’insertion sociale et professionnelle. En somme, leur rôle est de s’assurer que les territoires soient « à bord » des politiques impulsées au niveau national avec un France Travail rénové, et que les acteurs se coordonnent bien au niveau local.

Les dispositions législatives se montrent peu prescriptives quant à la gouvernance du réseau pour l’emploi. Elles prévoient l’instauration de comités territoriaux pour l'emploi aux niveaux régional, départemental et local, imposent une présidence conjointe État/collectivité à chaque niveau et pensent une articulation avec des instances préexistantes, mais laissent ensuite une latitude au pouvoir réglementaire pour préciser la composition, l’organisation et le fonctionnement de ces nouveaux comités. La section sociale a été ainsi amenée à se pencher plus particulièrement sur plusieurs dispositions du décret destinées à offrir aux acteurs locaux le maximum de marges de manœuvre pour adapter ces comités aux réalités des territoires.

La composition des comités territoriaux : quelle possibilité pour le Premier ministre de confier aux préfets, à des fins d’adaptation locale, une part de son pouvoir d’exécution des lois ?

A l’occasion d’une disposition de prime abord anodine de ce projet de décret, la section sociale s’est trouvée confrontée à l’intéressante question de savoir si le Premier ministre, que l’article 21 de la Constitution désigne comme l’attributaire du pouvoir réglementaire d’exécution des lois, pouvait, par décret en Conseil d’État, déléguer aux préfets une partie de ce pouvoir, et, si oui, sur quel fondement et dans quelles conditions.

Le décret crée en effet au sein des comités territoriaux plusieurs collèges rassemblant, chacun, une catégorie d’acteurs du réseau (les représentants de l’État, des collectivités locales, des partenaires sociaux, des opérateurs de l’emploi). Or, au lieu de fixer, comme on aurait pu s’y attendre, un nombre de représentants précis pour chaque collège, disposant de droits de vote eux-mêmes spécifiés par le décret, le projet soumis par le Gouvernement prévoyait de déléguer aux préfets (de région ou de département suivant le comité concerné) le soin de déterminer le nombre exact de membres de chaque collège ainsi que la répartition fine des voix dans deux d’entre eux, aboutissant ainsi à ne pas épuiser pleinement, au stade du décret, le pouvoir réglementaire d’exécution des lois en renvoyant aux préfets le soin de prendre des mesures complémentaires.

Or, habituellement, c’est aux ministres que les décrets soumis au Conseil d’État confèrent le pouvoir de compléter certaines mesures réglementaires d’exécution des lois qu’ils n’épuisent pas entièrement, ce qui se matérialise par le renvoi de certaines précisions à des arrêtés ministériels. Une telle délégation résulte d’ailleurs de la lettre même de l’article 21 de la Constitution qui autorise le Premier ministre, chargé de l’exécution des lois, à « déléguer certains de ses pouvoirs aux ministres ».

La section sociale a toutefois estimé qu’aucune norme de rang supérieur n’empêchait le Premier ministre de déléguer à des autorités déconcentrées de l’État le pouvoir de préciser par voie réglementaire certaines mesures d’exécution des lois. Elle a également estimé qu’une telle délégation n’avait pas à être autorisée par la loi, dès lors qu’elle a trait à la répartition des attributions au sein de l’État, domaine relevant par nature de la matière réglementaire. Elle n’a, ainsi, pas lu les dispositions constitutionnelles précitées mentionnant uniquement la délégation de ce pouvoir « aux ministres » comme privant le Premier ministre de la faculté de disposer, même sans base légale, de ce pouvoir qui lui est délégué, pourvu notamment qu’il ne le confie qu’à des autorités de l’État placées sous son autorité hiérarchique, usant par-là, en quelque sorte, de son pouvoir d’organisation du service. Dans pareil cas, les décisions prises par ces autorités demeurent en effet pleinement sous la responsabilité du Gouvernement.

La section sociale a en revanche souligné à l’attention du Gouvernement qu’une telle solution ne serait, pour ces mêmes raisons, pas transposable à une autorité publique autre que l’État, ni à une autorité de l’État qui, ayant le statut d’autorité administrative indépendante, ne serait pas placée sous l’autorité hiérarchique du Premier ministre, la jurisprudence ayant déjà exigé qu’une délégation de pouvoir à ces autorités soit expressément prévue par la loi (voir par exemple pour la Haute autorité de santé, CE, 17 novembre 2010, Société Arthus consulting, n°320827).

La section a enfin rappelé que la légalité d’une telle délégation à des autorités déconcentrées était subordonnée, comme la jurisprudence l’exige pour toute délégation de pouvoir en vertu d’un principe général du droit dégagé notamment par l’arrêt d’Assemblée du 2 décembre 1960 Union des voies ferrées (Lebon p. 655), à ce que le Premier ministre définisse avec une précision suffisante le cadre et l’objet des mesures à intervenir, c’est  à dire qu’il encadre suffisamment les limites dans lesquelles ces autorités pourraient exercer le pouvoir qui leur est délégué.

Elle a considéré également que cette délégation ne se justifiait, eu égard au principe d’égalité, que lorsque l’application de la loi requiert une adaptation de celle-ci à des contextes locaux. Ces conditions étaient bien respectées pour les comités territoriaux pour l’emploi, la délégation aux préfets étant limitée et exclusivement fondée sur le caractère inadapté de la fixation au niveau national d’une règle uniforme de composition de ces instances.

Au-delà de ces considérations juridiques, la section sociale a aussi considéré que cette marge de manœuvre donnée aux préfets était opportune, car propre à assurer une organisation de la gouvernance de la politique de l’emploi adaptée aux réalités territoriales, nécessairement diverses, et, par-là, à permettre à ces acteurs d’agir avec plus d’efficacité.

On peut remarquer au passage que, dans d’autres domaines de l’action publique, des décrets ont pu confier par exemple aux recteurs le soin d’adapter le calendrier scolaire national pour tenir compte de la situation particulière d’un établissement (cf. art. D. 521-1 du code de l’éducation), ou aux directeurs généraux d’agences régionales de santé, agissant au nom de l’Etat, la faculté d’ajuster le nombre de membres du conseil de surveillance d'un établissement public de santé (art. R. 6143-1 du code de la santé publique).

Les périmètres des comités locaux : un souci d’ajustement à la réalité institutionnelle et concrète des territoires

La section s’est également attachée à une autre question touchant à l’adaptation aux réalités des territoires. Face à une loi se bornant à évoquer trois niveaux de comités (régional, départemental et local), était-il possible de retenir dans certains territoires des organisations dérogatoires pour tenir compte, d’une part, de répartitions particulières des compétences des collectivités locales et, d’autre part, de la réalité des bassins d’emploi ?

Sur le premier point, la section sociale a estimé que lorsque la loi mentionnait la région ou le département, il ne faisait aucun doute que le législateur n’avait pas entendu faire référence aux circonscriptions administratives de l’Etat, mais bien désigner les collectivités dotées de compétences en matière d’emploi, à savoir la région en ce qui concerne notamment la formation professionnelle, et le département comme chef de file de l’action sociale.

Cela conduisait à juste titre le décret à prévoir, dans le cas où ces mêmes collectivités avaient adopté une organisation particulière de ces compétences, une structuration dérogatoire des comités pour l’emploi pour s’ajuster à cette organisation administrative.

Le décret prévoit ainsi la création de deux comités départementaux dans les limites de la circonscription administrative du Rhône (l’un pour la métropole de Lyon et l’autre pour le département du Rhône) et, à l’inverse, un seul comité départemental en Alsace (la Collectivité européenne d’Alsace regroupant les départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin) ou en Corse (où la collectivité territoriale de Corse s’est substituée aux départements de Haute-Corse et de Corse du Sud).

Sur le second point, la section s’est interrogée sur la possibilité pour le décret de prévoir des comités locaux « à cheval » sur deux comités départementaux, alors que la loi ne mentionnait qu’un seul préfet de département compétent pour en fixer les limites territoriales sans prévoir, apparemment, qu’une telle responsabilité puisse relever de deux préfets. La section a toutefois estimé que cette disposition législative traduisait avant tout la volonté du législateur que les périmètres des comités locaux soient adaptés aux caractéristiques des territoires.

Or, il est bien évident que de nombreux bassins d’emploi ou démarches politiques en la matière dépassent les frontières départementales (par exemple l’aéroport de Roissy, la stratégie « Dunkerque 2030 » qui s’étend sur le Nord et le Pas-de-Calais…). Elle a donc admis que le décret envisage des comités locaux interdépartementaux intéressant conjointement deux préfets.

Elle n’a toutefois pas étendu cette souplesse jusqu’à permettre au décret de prévoir des comités locaux à cheval sur deux régions. La section a en effet relevé qu’outre que la loi n’envisageait l’avis que d’un seul président de conseil régional, autoriser des comités locaux interrégionaux induirait, sous l’angle de la bonne administration, un fonctionnement particulièrement complexe. Bien entendu, dans le cas où des sujets interrégionaux devraient se faire jour, rien n’empêcherait des comités locaux situés dans deux régions de faire des réunions communes.