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Ariane Web: Conseil d'État 487929, lecture du 21 octobre 2024, ECLI:FR:CECHR:2024:487929.20241021

Décision n° 487929
21 octobre 2024
Conseil d'État

N° 487929
ECLI:FR:CECHR:2024:487929.20241021
Mentionné aux tables du recueil Lebon
7ème - 2ème chambres réunies
M. Rémy Schwartz, président
M. François Lelièvre, rapporteur
M. Nicolas Labrune, rapporteur public
SCP FOUSSARD, FROGER, avocats


Lecture du lundi 21 octobre 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société Liebherr grues à tour a demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner le Grand port maritime de Bordeaux à lui verser la somme de 1 095 138 euros, majorée de 40 euros pour chaque facture de situation non réglée. Par un jugement n°s 2003206, 2003207 du 29 mars 2021, le tribunal administratif de Bordeaux a condamné le Grand port maritime de Bordeaux à payer à la société Liebherr grues à tour la somme de 1 095 048 euros, assortie des intérêts moratoires établis selon une majoration de huit points du taux appliqué par la Banque centrale européenne à ses opérations principales de refinancement les plus récentes, ainsi que la somme de 120 euros au titre de l'indemnité forfaitaire pour frais de recouvrement.

Par un arrêt n° 21BX02286 du 4 juillet 2023, la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté l'appel formé par le Grand port maritime de Bordeaux contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 4 septembre et 5 décembre 2023 et 15 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le Grand port maritime de Bordeaux demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de la société Liebherr distribution et services France, venant aux droits de la société Liebherr grues à tour, la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code civil ;
- le code de la commande publique ;
- l'arrêté du 16 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics industriels ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. François Lelièvre, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Nicolas Labrune, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Foussard, Froger, avocat du Grand port maritime de Bordeaux et à la SCP Capron, avocat de la société Liebherr distribution et services France ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que le Grand port maritime de Bordeaux a, par acte d'engagement du 9 avril 2019, confié à la société Liebherr grues à tour la fourniture et la mise en service d'une grue à tour sur portique sur le site du pôle naval de Bassens, pour un montant total de 1 724 300 euros hors taxes. L'article 5.4 du cahier des clauses administratives particulières du marché prévoyait, après paiement d'un acompte de 20 %, un calendrier de paiement échelonné sur cinq situations. La société Liebherr grues à tour a perçu le 10 juin 2019 un versement initial d'un montant de 398 232 euros correspondant à la situation n° 1. En revanche, elle n'a pas perçu les acomptes suivants correspondant aux situations nos 2, 3 et 4 aux échéances convenues, échelonnées jusqu'en décembre 2019. Le Grand port maritime de Bordeaux lui a fait savoir le 30 janvier 2020 que, victime d'une escroquerie, il avait procédé au virement des sommes dues sur un compte bancaire frauduleux. Par un courrier du 11 mars 2020, il a indiqué à la société Liebherr grues à tour qu'il estimait que ces versements étaient libératoires et qu'il refusait en conséquence de procéder à tout nouveau paiement à son profit. Par un jugement du 29 mars 2021, le tribunal administratif de Bordeaux a condamné le Grand port maritime de Bordeaux à verser à la société Liebherr grues à tour la somme de 1 095 048 euros, augmentée des intérêts moratoires avec capitalisation, correspondant au paiement des situations n°s 2 à 4. Le Grand port maritime de Bordeaux se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 4 juillet 2023 par lequel la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté l'appel qu'il a formé contre ce jugement.

2. En premier lieu, aux termes de l'article 42 du cahier des clauses administratives générales applicable aux marchés industriels, applicable au marché en cause : " 42.1. Le pouvoir adjudicateur et le titulaire s'efforceront de régler à l'amiable tout différend éventuel relatif à l'interprétation des stipulations du marché ou à l'exécution des prestations objet du marché. / 42. 2. Tout différend entre le titulaire et le pouvoir adjudicateur doit faire l'objet, de la part du titulaire, d'une lettre de réclamation exposant les motifs de son désaccord, et indiquant, le cas échéant, le montant des sommes réclamées. Cette lettre doit être communiquée au pouvoir adjudicateur dans le délai de deux mois, courant à compter du jour où le différend est apparu, sous peine de forclusion. / 42. 3. Le pouvoir adjudicateur dispose d'un délai de deux mois, courant à compter de la réception de la lettre de réclamation, pour notifier sa décision. L'absence de décision dans ce délai vaut rejet de la réclamation ".

3. Après avoir relevé, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, d'une part, qu'un différend était né du refus exprimé par le Grand port maritime de Bordeaux, dans son courrier du 11 mars 2020, de faire droit à la demande de paiement des situations n°s 2 à 4 présentée par la société Liebherr grues à tour et, d'autre part, que le courrier du 30 mars 2020 adressé par cette société au Grand port maritime de Bordeaux exposait les motifs du désaccord et indiquait le montant des sommes réclamées, conformément aux stipulations de l'article 42.2 du cahier des clauses administratives générales applicable aux marchés industriels, c'est sans commettre d'erreur de droit que la cour administrative d'appel de Bordeaux a jugé que ce courrier constitue une lettre de réclamation au sens de ces stipulations.

4. En deuxième lieu, il appartient à une personne publique de procéder au paiement des sommes dues en exécution d'un contrat administratif en application des stipulations contractuelles, ce qui implique, le cas échéant, dans le cas d'une fraude tenant à l'usurpation de l'identité du cocontractant et ayant pour conséquence le détournement des paiements, que ces derniers soient renouvelés entre les mains du véritable créancier. La personne publique ne peut ainsi utilement se prévaloir, pour contester le droit à paiement de son cocontractant sur un fondement contractuel, ni des dispositions de l'article 1342-3 du code civil relatives au créancier apparent, qui ne sont pas applicables aux contrats administratifs, ni des manquements qu'aurait commis son cocontractant en communiquant des informations ayant rendu possible la manoeuvre frauduleuse. En revanche, la personne publique, si elle s'y croit fondée, peut rechercher, outre la responsabilité de l'auteur de la fraude, celle de son cocontractant, en raison des fautes que celui-ci aurait commises en contribuant à la commission de la fraude, afin d'être indemnisée de tout ou partie du préjudice qu'elle a subi en versant les sommes litigieuses à une autre personne que son créancier. Le juge peut, s'il est saisi de telles conclusions par la personne publique, procéder à la compensation partielle ou totale des créances respectives de celles-ci et de son cocontractant.

5. Il résulte de ce qui a été dit au point précédent, d'une part, que la cour administrative d'appel de Bordeaux n'a pas commis d'erreur de droit en ne recherchant pas si, en l'espèce, le Grand port maritime de Bordeaux avait procédé, de bonne foi, aux paiements litigieux à un créancier apparent au sens de l'article 1342-3 du code civil. Il en résulte d'autre part, que le Grand port maritime de Bordeaux ne peut utilement faire valoir, s'agissant de son obligation de payer les sommes qu'il doit au titre du contrat, que la cour aurait dénaturé les pièces du dossier en refusant de prendre en compte la circonstance que la personne qui a perçu indûment les paiements destinés à cette société revêtait toutes les apparences de celle-ci.

6. En dernier lieu, le Grand port maritime de Bordeaux ne conteste pas l'existence de la créance contractuelle de la société Liebherr distribution et services France, venant aux droits de la société Liebherr grues à tour, à son encontre. Dès lors que le Grand port maritime de Bordeaux n'a pas été libéré de son obligation de paiement en versant les sommes dues à l'auteur de l'escroquerie dont il a été victime, la cour administrative d'appel de Bordeaux n'a pas commis d'erreur de droit en jugeant qu'il n'était pas fondé à invoquer le principe suivant lequel une personne publique ne peut être condamnée à verser une somme qu'elle ne doit pas.

7. Il résulte de ce qui précède que le Grand port maritime de Bordeaux n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.

8. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de de la société Liebherr distribution et services France qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. En revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du Grand port maritime de Bordeaux la somme de 3 000 euros à verser à la société Liebherr distribution et services France au titre de ces dispositions.


D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi du Grand port maritime de Bordeaux est rejeté.
Article 2 : Le Grand port maritime de Bordeaux versera à la société Liebherr distribution et services France la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au Grand port maritime de Bordeaux et à la société Liebherr distribution et services France.


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