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Ariane Web: Conseil d'État 470178, lecture du 16 janvier 2023, ECLI:FR:CEORD:2023:470178.20230116

Décision n° 470178
16 janvier 2023
Conseil d'État

N° 470178
ECLI:FR:CEORD:2023:470178.20230116
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés


Lecture du lundi 16 janvier 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :
M. E... B... et Mme D... C..., agissant en leur nom propre et en celui de leur fille mineure, A... B..., ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre au préfet de la région d'Ile-de-France de les prendre en charge, dans le cadre du dispositif d'hébergement d'urgence, sans délai à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir, sous astreinte de 150 euros par jour de retard. Par une ordonnance n° 2226813 du 29 décembre 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande.

Par une requête, enregistrée le 4 janvier 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme C... et M. B... demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) de faire droit à leur demande ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 200 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Ils soutiennent que :
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que, compte tenu des conditions climatiques actuelles, ils vivent à la rue, avec leur fille de 5 mois, alors qu'ils ont appelé à de nombreuses reprises le 115, sans pour autant obtenir d'hébergement d'urgence ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit à l'hébergement d'urgence, à l'intérêt supérieur de l'enfant, au principe de dignité de la personne humaine, et au droit de ne pas être soumis à un traitement inhumain et dégradant ;
- l'absence de prise en charge par l'Etat au titre de son obligation de mise en oeuvre du droit à l'hébergement d'urgence les place dans une situation de grande vulnérabilité, eu égard à la période hivernale et à l'âge de l'enfant.
Par un mémoire en défense, enregistré le 10 janvier 2023, la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement conclut au rejet de la requête. Elle soutient qu'il n'est pas porté d'atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.


Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
- le code de l'action sociale et des familles ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, Mme C... et M. B..., et d'autre part, la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 13 janvier 2023, à 15 heures :
- le représentant de Mme C... et M. B... ;

- M. B... ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction.



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".

2. Aux termes de l'article L. 121-7 du même code : " Sont à la charge de l'Etat au titre de l'aide sociale : (...) / 8° Les mesures d'aide sociale en matière de logement, d'hébergement et de réinsertion, mentionnées aux articles L. 345-1 à L. 345-3 (...) ". L'article L. 345-2 du code de l'action sociale et des familles prévoit que, dans chaque département, est mis en place, sous l'autorité du préfet, un dispositif de veille sociale chargé d'accueillir les personnes sans abri ou en détresse. Ce dispositif de veille sociale est, en Ile-de-France, en vertu de l'article L. 345-2-1, mis en place à la demande et sous l'autorité du représentant de l'Etat dans la région sous la forme d'un dispositif unique. L'article L. 345-2-2 du même code dispose que : " Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d'hébergement d'urgence. / Cet hébergement d'urgence doit lui permettre, dans des conditions d'accueil conformes à la dignité de la personne humaine et garantissant la sécurité des biens et des personnes, de bénéficier de prestations assurant le gîte, le couvert et l'hygiène, une première évaluation médicale, psychique et sociale, réalisée au sein de la structure d'hébergement ou, par convention, par des professionnels ou des organismes extérieurs et d'être orientée vers tout professionnel ou toute structure susceptibles de lui apporter l'aide justifiée par son état, notamment un centre d'hébergement et de réinsertion sociale, un hébergement de stabilisation, une pension de famille, un logement-foyer, un établissement pour personnes âgées dépendantes, un lit halte soins santé ou un service hospitalier. / (...) ". Aux termes de son article L. 345-2-3 : " Toute personne accueillie dans une structure d'hébergement d'urgence doit pouvoir y bénéficier d'un accompagnement personnalisé et y demeurer, dès lors qu'elle le souhaite, jusqu'à ce qu'une orientation lui soit proposée Cette orientation est effectuée vers une structure d'hébergement stable ou de soins, ou vers un logement, adaptés à sa situation ".

3. Il appartient aux autorités de l'Etat, sur le fondement des dispositions citées au point 2, de mettre en oeuvre le droit à l'hébergement d'urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique ou sociale. Une carence caractérisée dans l'accomplissement de cette mission peut faire apparaître, pour l'application de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale lorsqu'elle entraîne des conséquences graves pour la personne intéressée. Il incombe au juge des référés d'apprécier dans chaque cas les diligences accomplies par l'administration en tenant compte des moyens dont elle dispose ainsi que de l'âge, de l'état de la santé et de la situation de famille de la personne intéressée.

4. Il résulte, d'une part, de l'instruction qu'avec un parc d'hébergement d'urgence actuellement de 95 165 places, la région d'Ile-de-France dispose, selon un relevé du 20 octobre 2022, du plus fort taux d'équipement correspondant à un taux de 7,7 places pour 1 000 habitants contre 2,9 au plan national, dont 38 408 places pour le seul département de Paris et un taux d'équipement de 17,9 places pour 1 000 habitants. En dépit de l'augmentation de plus de 26 708 places entre 2017 et 2022 et des efforts de l'Etat ainsi accomplis pour accroître les capacités d'hébergement d'urgence à Paris et dans la région d'Ile-de-France, l'ensemble des besoins les plus urgents, en constante augmentation, ne peut être satisfait. Tel est notamment le cas pour les familles avec des enfants alors même que par une instruction du 10 novembre 2022, le ministre chargé de la ville a mis en place un plan d'urgence " enfants à la rue " pour la période hivernale. Si le plan " Grand froid " déclenché le 12 décembre 2022 a permis de disposer de 399 places supplémentaires d'hébergement à Paris à la date du 20 décembre, ces dernières demeurent insuffisantes. Le 115 a ainsi reçu 18 709 appels le 6 janvier 2023 mais seuls 981 ont obtenu une réponse conduisant à ce qu'une solution d'hébergement soit proposée à 651 personnes dont 150 appartenant à des familles avec enfants mineurs, lesquels sont au nombre de 223

5. Il résulte, d'autre part, de l'instruction complétée à l'audience que M. B..., né le 1er janvier 1999, et Mme C..., née le 1er mars 2003, tous deux ressortissants guinéens, sont, après un séjour en Espagne où M. B... a déposé une demande d'asile, arrivés en France vers le 22 mai 2022. Ils ont déposé une demande d'asile à la préfecture du Doubs le 22 juin 2022 et sont devenus parents d'une fille née à Vesoul le 8 août 2022. Après que leur demande d'asile a été enregistrée le 26 octobre suivant, ils ont été transférés en Espagne le 29 novembre. Ils sont néanmoins revenus en France, en région parisienne, et ont, à partir du 13 décembre 2022, appelé le " 115 " sans succès. Ils se sont, par ailleurs, vu opposer par la préfecture de police le 19 décembre un refus d'enregistrement de la demande d'asile déposée au nom de leur fille, laquelle se fondait sur un risque d'excision en cas de retour en Guinée. Ils ont saisi, le 27 décembre 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Paris, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'une demande tendant à ce qu'il soit enjoint au préfet de la région d'Ile de France de les prendre en charge dans le cadre du dispositif d'hébergement d'urgence, qui a été rejetée par une ordonnance du 29 décembre 2022 dont il est relevé appel sous le présent numéro.

6. Compte tenu du très jeune âge de l'enfant, ce couple sans abri, alors même qu'il était, à la date de l'ordonnance attaquée en situation irrégulière, doit être regardé comme se trouvant en situation de détresse sociale au sens des dispositions de l'article L. 345-2-2 du code de l'action sociale et des familles. Eu égard à la situation particulière de cette famille qui, compte tenu de l'âge de l'enfant et des conditions climatiques, la place sans doute possible parmi les familles les plus vulnérables, l'absence d'hébergement d'urgence constitue une carence caractérisée dans l'accomplissement de la mission confiée à l'Etat qui peut entraîner, notamment en période hivernale, des conséquences graves pour l'enfant. Dans les circonstances de l'espèce, cette situation fait ainsi apparaître, pour l'application de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

7. Il résulte toutefois de l'instruction complétée à l'audience, d'une part, que, sur saisine, le 3 janvier 2023, d'une demande tendant à ce qu'il soit enjoint au préfet de police d'enregistrer la demande d'asile présentée au nom de leur fille mineure, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a, par une ordonnance du 6 janvier 2023, fait droit, sous astreinte, à cette demande et, d'autre part. qu'à la suite de l'ordonnance attaquée du 29 décembre 2022 et après l'appel formé contre celle-ci le 4 janvier dernier devant le Conseil d'Etat, le couple et l'enfant ont fait l'objet d'une prise en charge, à compter du 7 janvier 2023, dans le cadre d'un hébergement de " long séjour ", dans un hôtel situé sur le territoire de la commune de Villabé (Essone). Il ne résulte pas de l'instruction qu'à la date de la présente ordonnance, cet hébergement aurait cessé ou qu'il ne présenterait pas un caractère suffisamment pérenne. Il appartiendra toutefois à l'administration de veiller attentivement à ce qu'il n'y soit pas mis fin sauf à ce que, le cas échéant, elle soit prise en charge par l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), en vertu notamment des dispositions de l'article L. 551-9 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, au titre des conditions matérielles d'accueil propres aux demandeurs d'asile après que la demande d'asile de l'enfant ait été enregistrée.

8. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions tendant à ce que le juge des référés du Conseil d'Etat annule l'ordonnance attaquée et fasse usage des pouvoirs qu'il tient de l'article L. 521-1 du code de justice administrative afin d'enjoindre à l'Etat de procurer, à bref délai, à M. B..., à Mme C... et à leur fille un hébergement d'urgence, sont devenues sans objet. Il n'y a pas lieu, dès lors, d'y statuer. Cette circonstance ne fait, en revanche, pas obstacle à que soit mise à la charge de l'Etat la somme de 1 200 euros que Mme C... et M. B... demandent au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



O R D O N N E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions à fin d'annulation de l'ordonnance attaquée et à fin d'injonction présentées par Mme C... et M. B....
Article 2 : L'Etat versera à Mme C... et M. B..., ensemble, la somme de 1 200 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à Mme D... C..., première dénommée, ainsi qu'à la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement.
Fait à Paris, le 16 janvier 2023
Signé : Olivier Yeznikian